Condamné par des décisions gouvernementales, le ferry européen sort sinistré d’une longue période de purgatoire. L’activité y a tellement été malmenée que le moindre signe de vie – augmentation de capacités ou de fréquences, lancement de lignes, etc. – fait figure d’effervescence du marché.
Passée la désorganisation qui a précédé et suivi la période de transition du Brexit, passé le stress lié au rétablissement d’une frontière physique au sein de l’UE, les compagnies semblent avoir renoué avec la confiance et reprennent l’initiative sur le front de l’offre. Y compris sur le marché anglais alors que les formalités administratives, les surcoûts et les contrôles douaniers aux postes frontières ont d’abord eu un effet repoussoir et précipité les opérateurs transmanche sur la desserte de l’Irlande.
Le seul pays qui partage une frontière avec le Royaume-Uni s’est en effet trouvé au cœur des enjeux de la phase post-Brexit. Le déploiement de services directs vers l’Irlande, sans passer par le landbridge pour rester à l’intérieur du marché unique et de l’union douanière, s’est fait sans commune mesure. Stena, DFDS, Irish Ferries, Brittany Ferries… s’y sont tous employés. Une trentaine de rotations y sont actuellement déployées.
Le marché le justifie. Chaque année, 150 000 remorques utilisent le passage par le Royaume-Uni pour transporter 3 Mt de fret entre la république irlandaise et l’UE. La donne change car les poids lourds empruntaient, jusqu’au Brexit, le ferry depuis les ports irlandais vers le sol britannique, puis roulaient vers le sud-est de l’Angleterre, avant d’effectuer la traversée maritime vers le continent.
Le rétablissement des frontières, et de ses procédures administratives, ont annihilé le gain de temps que cette route offre pourtant. Jusqu’à quand? La question demeure.
L’offre se redensifie
L’optimisme finit donc par l’emporter sur les préoccupations liées au Covid et sur le spectre de l’inflation. La confiance des entreprises, qui se matérialise par une demande de transport, ainsi que la consommation refoulée du quidam ouvrent l’horizon. Les opérateurs n’ont pas tardé à répondre en améliorant leurs services. La route la plus stratégique du transmanche, entre Douvres et Calais, reste très convoitée.
Après un lent début d’année 2021, le secteur s’anime à nouveau. P&O Ferries a lancé un cinquième navire, The Pride of Burgundy (1 900 mètres linéaires, 1 420 passagers) sur la route Douvres-Calais. La compagnie irlandaise Irish Ferries vient de lancer sa nouvelle ligne entre Calais et Douvres qui assurera « jusqu’à dix traversées quotidiennes de la Manche en 90 minutes ». Un changement de stratégie pour la compagnie irlandaise (1,54 million de passagers et 401 000 voitures transportés en 2019), qui était jusqu’à présent arc-boutée sur deux lignes entre la Grande-Bretagne et l’Irlande (Holyhead-Dublin et Pembroke-Rosslare) et entre la France et l’Irlande (Cherbourg – Dublin). En déployant son Isle of Inishmore à partir de juin sur la route la plus lucrative du transmanche, Irish Ferries vient perturber le marché que se partagent et disputent DFDS et P&O Ferries. La première exploite sur cette route trois navires (30 départs quotidiens de l’Angleterre vers la France) tandis que la seconde a positionné quatre unités.
La compétition s’intensifie
En réaction, la britannique et la danoise ont signé, en mai, un accord d’affrètement mutuel qui entrera en vigueur cet été. Celui-ci a trouvé une première matérialisation: trois navires opérant sur la même ligne – le Côte des Flandres (2 000 ml, 1 900 passagers), Côte des Dunes (2 000 ml, 1 900 passagers) et Calais Seaways (1 784 ml, 1 100 passagers) –, vont offrir des départs toutes les 36 minutes entre Douvres et Calais dès cet été, réduisant ainsi la durée du voyage de porte-à-porte de trente minutes pour les véhicules de fret uniquement.
Une guerre des prix est sans doute à prévoir. En tout cas, Irish Ferries a ouvert le bal avec un tarif de base à 69 £, soit 80,28 € pour une voiture jusqu’à neuf passagers, là où le prix de départ de P&O Ferries et de DFDS s’affichent à 90 et 95 £ (autour de 105 et 110 €)
DFDS n’a jamais caché pour sa part qu’il n’y avait pas de place pour trois opérateurs entre Calais et Douvres. L’histoire de la défunte MyFerryLink, ayant exploité une partie des liaisons sur cette route entre 2012 et 2015, le conforte. Propriété d’Eurotunnel (aujourd’hui Getlink), les trois navires, Berlioz, Nord-Pas-de-Calais et Rodin, commercialisés sous la marque MyFerryLink, était opérés par la SCOP SeaFrance. Les autorités britanniques de la concurrence ont fini par intervenir, jugeant la société opérant le channel trop dominante. Après plusieurs recours, l’ex-Eurotunnel a fini par jeter l’éponge et scellé un accord avec DFDS, qui a repris les ferries.
Les capacités viennent à manquer
« Le Royaume-Uni, en tant que marché de demande majeur pour les rouliers paneuropéens, a connu en juin son mois d’activité économique le plus fort depuis sept ans. La Banque d’Angleterre prévoit un taux de croissance de 7,25 % pour 2021, soit le taux le plus élevé depuis soixante-dix ans, et une croissance à deux chiffres pour 2022 », souligne VesselsValue pour justifier l’intérêt du marché anglais. La demande, qui a longtemps été cadenassée, et l’épargne excédentaire des ménages de 150 Md£ (173 Md€) sont d’autres signaux encourageants, poursuit l’analyste.
« Les autres opérateurs ont ajouté du tonnage aux routes principales de la Manche, de la mer Celtique, de la mer Baltique… Les affréteurs commencent à se plaindre de la difficulté à trouver des rouliers. C’est un revirement remarquable compte tenu de la surabondance générale de l’offre il y a quinze mois. »
Ventes stimulées
C’est un autre indicateur de l’amélioration du marché et des perspectives de demande à terme. Les transactions de seconde main sont stimulées. L’activité d’achats et de ventes reprend avec des valeurs fixées proche des niveaux des années de pointe passées.
Cobelfret et DFDS ont ainsi contracté pour deux navires en avril: le Meleq (4 076 ml, avril 2017) et le Gothia Seaways (2 475 ml, octobre 2000). Le premier avait été acheté par Cobelfret en janvier 2020 pour 50 M€. Il a été revendu au prix de 43,8 M€ sous le nom d’Acacia Seaways. En mars, le transporteur de voitures Undine (1 604 ml, décembre 1991) s’est négocié autour de 2 M€, dans la fourchette estimée par VesselsValue (2,17 M€). La valeur actuelle est inférieure d’environ 13 M€ au pic de 2015 (56 M€) et de 1,5 M€ par rapport à la médiane historique, précise le spécialiste de la valeur des navires.
L’affrètement reprend aussi des couleurs. L’Alf Pollak (4 076 ml, octobre 2018) a été fixé dans la fourchette de 17 000 à 20 000 € par jour en mai, soit une prime de 4 000 € par jour par rapport à son sistership prolongé seulement quatre mois auparavant. « Les revenus sont restés globalement stables au cours des douze derniers mois. Toutefois, un rebond a été observé en mai et a continué en juin, les taux atteignant désormais les sommets de 2015/16, lorsque les affrètements par période dépassaient 20 000 € par jour », pointe VesselsValues, qui scrute désormais la destinée du Honfleur (2 400 ml, 1 680 passagers, juillet 2021).
Brittany Ferry avait annulé en juin le contrat de construction de ce ferry, confié au chantier Flensburger Schiffbau-Gesellschaft. Les difficultés financières persistantes du chantier naval et un transfert de propriété avaient eu raison de la confiance de ses commanditaires. VesselsValue s’attend à le voir naviguer sur la Manche le trimestre prochain.
Preuve supplémentaire s’il en fallait d’une certaine renaissance. Cobelfret n’attendra pas la livraison de ses deux navires de 5 400 mètres linéaires de pont garage, en construction chez Hyundai Mipo, dont le premier est prévu en octobre. Il avait indiqué en mai qu’il allait se tourner vers l’affrètement.