L’heure de gloire des scrubbers a vécu. À l’aube de l’entrée en vigueur de l’IMO2020 le 1er janvier dernier, ces dispositifs, qui jouent le rôle de pots catalytiques pour les navires en agissant notamment sur les dioxydes de soufre (SOx), triomphaient sans conteste parmi toutes les technologies offertes aux armateurs pour se mettre en conformité avec la nouvelle réglementation visant la teneur en soufre des carburants. Le couple scrubbers/HFO dominait en effet largement les décisions de ceux qui avaient alors en temps et en heure respecté les échéances. Car les systèmes d’épuration des gaz d’échappement (EGCS, Exhaust Gas Cleaning Systems), qui permettent de consommer un fuel lourd, offraient alors aux transporteurs un net avantage sur le plan des coûts d’exploitation avec un prix moyen du carburant nettement moins cher – de 250 à 300 $/t selon le port de soutage – que son équivalent à faible teneur en soufre (VLSFO).
Si l’armateur nippon One – seul transporteur parmi les 10 premiers de la ligne conteneurisée à faire l’impasse totale sur les scrubbers – devait alors s’interroger, MSC, Evergreen et Maersk, qui les ont massivement plébiscités, pouvaient en revanche se féliciter de leur choix technique. Quant aux affréteurs, il se frottaient les mains. Au début de l’année, plusieurs panamax équipés ont été loués à long terme à des taux entre 17 850 et 19 000 $/j alors qu’un tonnage équivalent non équipé se négociait entre 13 000 et 14 000 $/j. Une prime aux scrubbers très nette.
Or voilà, c’était avant le Covid-19 qui a profondément déstabilisé les marchés et perturbé les règles du jeu. Depuis l’explosion de l’épidémie, les cours ont plongé. À Rotterdam, le différentiel de prix entre les deux combustibles de soute (HFO/380 Cst et VLSFO) n’est plus, depuis plusieurs mois, que de 50 $/t. Selon les analystes et les calculs des armateurs eux-mêmes, le retour sur investissement de l’équipement n’est intéressant qu’à raison d’un écart d’au moins de 150 $/t.
Fin du programme menacée
La décision de l’opérateur de méthaniers Stolt-Nielsen qui, par mesure d’économie, a annulé sa mise en conformité avec des scrubbers « lorsque cela a été possible » a vite été perçue comme la première d’une série. Chez Frontline ou Scorpio, la décision de reporter des installations répond à d’autres critères. Ils entendent profiter de la vigueur des taux de fret, dopés par le phénomène de stockage flottant.
À l’occasion de la présentation des résultats du premier trimestre, le monégasque a ainsi annoncé qu’il reportait à 2021 au moins le retrofit de 13 de ses navires. Scorpio Bulkers a cinq unités en cours d’installation au deuxième trimestre et une au troisième trimestre, les 13 autres étant désormais prévues entre le deuxième et le quatrième trimestre 2021.
Frontline a également retardé ses installations sur deux très grands transporteurs de brut (VLCC) et deux suezmax. Le propriétaire de tankers était jusqu’à présent un fervent partisan de la technologie des scrubbers au point d’entrer au capital d’un fabricant à hauteur de 17,34 % (FMSI, qui a fusionné avec son homologue Clean Marine en octobre 2019) de façon à s’approvisionner dans les délais impartis, avant l’entrée en vigueur du plafond de soufre de l’OMI en janvier 2020.
Selon les données de Clarksons, 0,6 % de la flotte mondiale – moins de 100 navires – est actuellement en cours de modernisation avec des scrubbers contre 1,8 % au début de l’année. Pour le consultant, le reste du programme de modernisation, soit environ 700 navires, est particulièrement exposé à un risque « de report ou d’annulation ».
Pour Alphaliner, il s’agit davantage d’un effet retardé. Les mesures visant à endiguer la propagation du Covid ont limité l’activité des chantiers navals où les retrofits étaient prévus. D’autant que les acteurs chinois détiennent 85 % de ce marché.
Wärtsilä en difficulté
Le groupe technologique finlandais Wärtsilä, un des principaux fabricants des scrubbers, a fait état d’une baisse de 12 % des commandes dès le premier trimestre pour l’ensemble de ses produits. Jaako Eskola, son PDG, indiquait que la baisse des commandes dans le secteur maritime était en grande partie liée « à la baisse voire l’absence d’investissements » dans les dispositifs d’épuration des gaz tout en mentionnant les écarts de prix entre les carburants.
Un renversement en faveur du VLSFO
Sans le Covid, le marché des bunkers aurait-il été radicalement différent? Difficile à dire, mais nul n’aurait parié, avant la réglementation sur la teneur en soufre des carburants, sur un match aussi serré entre les fuels à basse et haute teneur en soufre.
Les chocs simultanés de l’offre et de la demande ont tiré vers des niveaux exceptionnellement bas les prix des combustibles de soute, le VLSFO se négociant désormais autour de 303 $ et 307 $/t à Rotterdam et Singapour respectivement, quand le HFO voisinait autour de 250 et 254 $/t. Autant dire un écart si serré que dans les principaux centres de soutage mondiaux, les ventes de VLSFO ont pris le pas sur le HFO. À Singapour, hub mondial d’avitaillement des navires, 8,8 Mt de VLSFO ont été vendues au cours du premier trimestre 2020, en croissance de 83 % par rapport au quatrième trimestre 2019, selon BIMCO, l’une des plus grandes associations maritimes internationales d’armateurs. À Rotterdam, le plus grand centre de soutage en Europe, le carburant à faible teneur en soufre représentait 42 % des ventes totales. Au Panama, 93 % des 1,3 Mt de combustibles de soute vendus ont été du VLSFO.
La réalité post-IMO 2020 est donc celle-là: la flotte équipée de scrubbers – 2 893 navires, soit 2,9 % de la flotte en nombre d’unités mais 15,6 % en tonnage, selon les données de Clarkson pour le mois de mai – génère la majeure partie de la demande de HSFO.