Le 3 janvier 2015, le Höegh-Osaka (179,9 m, livré en 2000), car carrier immatriculé à Singapour,sort du port de Southampton à 20 h 06, pilote à bord, en direction de Bremerhaven. Son exploitant vient de changer pour la deuxième fois sa rotation nord-européenne. En effet, la rotation habituelle du Höegh-Osaka est Moyen-Orient-Hambourg-Bremerhaven-South-ampton, dernière escale en Europe. Pour des raisons non-explicitées
Pour gagner la haute mer, le navire est amené à tourner sur la gauche, compte tenu de la configuration du chenal. Vitesse 12 nœuds. À 21 h 07 et 32”, « à gauche, 10° », demande le pilote. À 21 h 08 et 20”, « à gauche, 5° ». À 21 h 09 et 10”, « barre à zéro. Le navire est très mou, capitaine! » s’étonne le pilote. Il se couche progressivement sur tribord. À 21 h 09 et 36”, « à droite, toute ». Moins de 30 secondes plus tard, le comportement anormal du car carrier est repéré par la capitainerie. Trente secondes encore et le pilote ordonne de stopper la machine. « Mais bon sang, quel est le GM
Le navire continue à se coucher. Survient un black out. Personne à la passerelle ne peut atteindre une VHF, mais deux remorqueurs ont été prévenus par la capitainerie. À 21 h 15, le Höegh-Osaka s’échoue sur Bramble Bank, avec une gîte finalement stable de 40° tribord, constate le pilote. Vent modéré de 3 à 4 B, mer calme, marée haute de 4,2 m à 22 h 08.
À 65 ans et au prix de périlleuses techniques de varappe, le pilote qui était resté en « haut », à bâbord, réussit à récupérer son téléphone portable tombé avec sa veste sur tribord, et appelle la capitainerie. Il demande à ce que le navire soit stabilisé sur le banc pour éviter le pire. Le rapport de la MAIB décrit le chaos qui règne dans les locaux d’habitation, et notamment la chute sur 18 m d’un membre d’équipage: bras et jambe brisés, évacuation plus que délicate. Cinq mécaniciens sont dans la salle des machines mais ils arrivent à en sortir assez facilement. Ils informent les secours que le compartiment moteur commence à être envahi. Des remorqueurs poussent le navire plus avant sur le banc de sable. À 00 h 15, le 4 janvier, tout le monde est finalement évacué sauf le pilote, le capitaine et le second. Toujours à la passerelle, ils cherchent à faciliter les opérations de sauvetage. La gîte ayant légèrement progressé, la garde-côte britannique ordonne l’évacuation complète. Le capitaine n’oublie pas de sauvegarder la mémoire du VDR. Quand Svitzer Salvage arrive le jour même sur site, la gîte est estimée à 52°. Ayant récupéré la mémoire du VDR, les enquêteurs de la MAIB commencent leur exploration de l’exploitation très perfectible du navire, à la fois par son capitaine et son gestionnaire, Wallem Shipmanagement Pte Ltd Singapour, filiale de Höegh Autoliners, Oslo. Sans oublier certains chargeurs pour qui indiquer le poids réel des véhicules a peu d’importance.
Des non-conformités en vrac
Contrairement aux bonnes pratiques du BEAmer français, son puissant homologue britannique ne s’embarrasse pas de détails: les facteurs déterminants, sous-jacents, structurels, aggravants, etc., sont laissés à l’appréciation du lecteur ou du tribunal qui aura à déterminer les responsabilités.
La MAIB note cependant que seuls les facteurs humains ont joué dans cet accident. Et encore, il n’y a aucune preuve de fatigue du capitaine ou second.
Les non-conformités aux réglementations internationales, aux manuels internes du gestionnaire technique, à ceux de sa maison mère ou au bon sens qu’il soit on non marin sont au nombre de 33, selon la MAIB. Parmi ces derniers et dans leur ordre de présentation du rapport, il a été constaté que:
– le navire n’avait pas la stabilité résiduelle suffisante pour virer devant Bramble Bank à 12 nœuds;
– son assiette négative (sur l’avant) était défavorable à la manœuvre et a « probablement » contribué à augmenter la vitesse de giration;
– la stabilité du navire au moment de son départ peut être « estimée » comme n’étant pas conforme aux exigences internationales;
– les poids réels des marchandises étaient « sensiblement » différents de ceux fournis au bord, après le pointage à quai;
– le second capitaine (chargé de surveiller les opérations commerciales) ne tenait pas compte des centres de gravité verticaux des véhicules pour calculer la stabilité du navire;
– les niveaux de remplissage des ballasts du navire étaient estimés par le second et étaient sensiblement différents des niveaux réels;
– la majorité des poids des véhicules chargés fournis au bord par le manutentionnaire SCH étaient estimés et non pas réels;
– le second capitaine a sous-estimé l’importance de calculer avec précision la stabilité du navire;
– des témoignages et certaines preuves laissent penser qu’il était de pratique courante de ne faire un calcul de stabilité qu’après le départ du navire;
– la modification de la rotation européenne a eu pour conséquence de faire partir le navire avec un centre de gravité vertical trop haut;
– les préplans de chargement réalisés pour chaque port européen par le surintendant étaient basés sur la rotation habituelle du navire. Ils sont restés en l’état même après la modification de l’ordre des escales;
– le surintendant estimait peu important d’impliquer le second ou le capitaine dans le processus de décision;
– ni le manuel qualité de Höegh Autoliners ni son guide de chargement du navire ne demandaient au surintendant qu’il implique le capitaine dans la préparation du préplan de chargement;
– le second capitaine n’a jamais eu le sentiment qu’il avait l’autorité ou le besoin de discuter le préplan de chargement
– le manuel d’exploitation des car carriers rédigé par le gestionnaire technique ne précise pas le rôle du surintendant, ni comment ce dernier doit coopérer avec le second pour obtenir le meilleur résultat;
– il y avait des différences significatives entre le poids réel des véhicules embarqués et ceux déclarés par les chargeurs (3e mention à ces différences);
– l’exigence du gestionnaire technique selon laquelle les niveaux des ballasts devaient être relevés chaque jour et notés était difficile à respecter du fait que toutes les sondes, sauf celle du peak avant, étaient hors service;
– du fait du peu d’empressement montré par Wallen à réparer ces jauges, le second en avait conclu qu’il suffisait d’estimer les niveaux des ballasts;
– des témoignages et certaines preuves laissent penser qu’il est de pratique courante pour l’ensemble du secteur du transport de véhicules de ne faire un calcul de stabilité qu’après le départ des navires. Pour des raisons d’efficacité, l’un des principes fondamentaux du bon sens marin s’est transformé en pratique déviante, permettant l’apparition d’un comportement potentiellement dangereux;
– le nombre de sangles/chaînes de saisissage trouvées par les sauveteurs laisse penser que les grosses unités de charge n’étaient pas saisies conformément au manuel qualité de Höegh Autoliners;
– la charge de service maximale des sangles de saisissage utilisées pour immobiliser les colis de plus de 15 t, et le manque de points de saisissage clairement identifiés comme tels étaient contraires aux exigences du code (international) de saisissage/arrimage des marchandises.
Un rapport d’enquête qui devrait faire date
Ce rapport d’enquête devrait faire date car il met en cause une chaîne logistique industrielle complète: les pratiques d’officiers de pays émergents; celles d’un armateur nord-européen et de ses homologues (qui s’étaient déjà fait remarquer par les agences de la concurrence américaine, japonaise et chinoise); celles d’un manutentionnaire très habitué aux chargements de car carriers pour qui l’exactitude des indications de poids fournis au transporteur n’était pas une priorité; ou celles de l’administration britannique qui n’a pas transcrit dans la réglementation les plus récentes exigences de l’OMI en matière de charge maximale de service des sangles de saisissage. Sans oublier les chargeurs et leurs commissionnaires de transport.
Ce rapport est publié quelques jours après l’accident du Modern-Express qui, lui aussi, a pris une forte gîte dans le golfe de Gascogne. Sur quels ponts étaient chargées les grumes? Leurs poids étaient-ils précisément connus, et de qui? Etc.
La MAIB ne s’est pas embarrassée de l’éventuel avis du BEAmer de l’État d’immatriculation. Elle semble, cependant, avoir pris soin de rédiger son rapport de telle façon qu’il soit compréhensible par le plus grand nombre et non pas seulement par des navigants. Les termes techniques sont souvent expliqués en note de bas de page. Une façon astucieuse d’en faciliter la diffusion.
(1) Un problème lié à la date d’embarquement de certaines cargaisons avant le 31 décembre, semble-t-il.
(2) Distance métacentrique.
(3) La MAIB fait expressément référence à la problématique du gradient hiérarchique entre individus de culture très différente où l’une est censée représenter l’armateur, donc l’employeur.