Le 21 octobre, dans une grande salle du Parlement européen, Lucy Anderson (Grande-Bretagne) et Isabelle Thomas (France), députées européennes membres du Groupe de l’alliance progressiste des socialistes et démocrates, ont invité des membres de la Fédération européenne des travailleurs des transports (ETF) à réfléchir sur le thème suivant: « assurer un futur aux navigants communautaires, mettre en place un agenda social pour faire en sorte que le transport maritime européen soit un secteur créateur d’emploi. » Vaste sujet récurrent. Une cinquantaine de personnes a assisté aux « dé bats », venant principalement du Danemark (3F), de Grande-Bretagne (Nautilus) et de France (CGT). Auteur d’un rapport sur la compétitivité des transports et des services maritimes français (23 octobre 2013), le député frondeur Arnaud Leroy était également présent.
En résumé, les compagnies communautaires représentent 40 % de la jauge mondiale de commerce (+ 70 % en dix ans) alors que les navigants communautaires ne représentent plus grand-chose.
Si le traité de Rome ne contient aucun élément maritime, la faute en revient à la France et à l’Italie, a rappelé Georges Tourret, administrateur général des Affaires maritimes. En effet, ces deux États se refusaient de partager leurs trafics protégés comme l’importation de pétrole brut et de charbon, pour la France, ou leurs liaisons privilégiées avec le Maghreb. Tout ce qui n’était pas du cabotage national était (et est) resté de l’international pur et dur, a-t-il souligné avant d’ajouter « contrairement à ce qui s’est passé pour la grande pêche ». Les États membres ont été capables de mettre les ressources halieutiques en commun et lier les droits de pêche à l’immatriculation des bateaux.
Georges Tourret a également rappelé que, dans des circonstances exceptionnelles (grands accidents pétroliers, par exemple), l’Union européenne (UE) a été capable d’imposer sa volonté aux États membres de l’OMI. Le contrôle du navire par l’État du port, Paris MoU, a été mis en place sans l’avis de l’OMI. Idem pour les paquets Erika I, II et III ou les DST nationaux. L’administrateur général des Affaires maritimes (2e s) Georges Tourret a donc plaidé pour la mise en place du MoU social, encore faudrait-il qu’il existe des textes européens applicables et clairs en la matière.
Comme la CGT officiers, il y a quelques mois, ou Oxford Economics, Georges Tourret demande l’établissement de statistiques précises par État membre sur le nombre de navigants, par catégorie, en équivalent temps plein, en distinguant notamment les officiers et le personnel dit d’exécution communautaires et extracommunautaires. Sans représentation de l’existant, comment dresser un bilan et définir une éventuelle stratégie?
Un registre, plusieurs contrats de travail
Le message des représentants syndicaux danois est direct: les armateurs européens bénéficient de nombreux avantages, notamment fiscaux, quel que soit le registre d’immatriculation mais sans condition d’emploi de navigants communautaires à bord. Le discours a commencé à déraper lorsqu’a été évoquée la présence de marins polonais, donc communautaires, à bord de navires danois, payés aux conditions de leur pays d’origine. Est-ce bien compatible avec les traités européens?
Fotis Karamitsos, directeur général adjoint par intérim de la DG Move, a cassé un peu l’ambiance en fin de journée en rappelant qu’en matière de long cours, le champ des possibles de la Commission européenne était limité. Les sièges sociaux, les centres de décision peuvent facilement s’installer en dehors de l’UE. Il a reconnu cependant que, à de rares exceptions près comme en Italie ou en Grèce, la croissance de la flotte européenne n’a pas entraîné celle de l’emploi des navigants européens. Mais imposer sans nuance l’emploi de ces derniers à bord de tous les navires immatriculés dans un État membre risque de faire baisser ces flottes européennes, compte tenu de la facilité avec laquelle on peut immatriculer ses navires ailleurs. « Nous aurions alors tout perdu: les navires et leurs marins. » Des paroles qui n’ont pas fait plaisir à l’auditoire.
Se voulant avant tout réaliste, Fotis Karamitsos juge préférable de traiter séparément le sort du personnel d’exécution et celui des officiers. Les problématiques de concurrence avec leurs homologues non communautaires (voire même communautaires) sont différentes, tout comme les éventuelles solutions. Cela dit, la seule possibilité de garantir des emplois embarqués de navigants communautaires résiderait dans le cabotage intracommunautaire, à la fois pour des jeunes peu qualifiés et de jeunes officiers qui peuvent assez facilement se recycler à terre. Encore faut-il distinguer le transport de passagers et celui de marchandises. Pour des raisons de sécurité (accompagnement des passagers en cas d’évacuation), les navires à passagers doivent avoir un grand nombre de navigants parlant la/les langues des passagers. Cela est moins vrai pour le transport de marchandises. Fotis Karamitsos n’exclut cependant pas de lier le bénéfice de certaines aides d’État à l’emploi de navigants communautaires.
Il y a 23 ans déjà
Son point de vue est audible mais contrarié par l’histoire récente. En effet, au terme de neuf mois de travail, le Forum des industries maritimes (FIM) arrivait, il y a 23 ans jour pour jour, à la conclusion que le cabotage intra-européen constituait le secteur le plus prometteur pour les industries de la Communauté, armateurs et chantiers compris. En décembre 1993, la Commission européenne a validé les propositions du FIM, estimant nécessaire de développer le transport maritime de courte distance (TMCD). Ce qui devait supposer un accroissement « vital » de l’efficacité portuaire sous toutes ses formes. Début 2009, la Commission a remis le sujet sur le tapis en présentant ses « objectifs stratégiques et recommandations concernant la politique du transport maritime de l’UE jusqu’en 2018 ». Le TMCD était une nouvelle fois mis en avant ainsi que la nécessité de maintenir à la mer un certain nombre de navigants. Les résultats ne sont pas à la hauteur des discours en ce qui concerne les emplois de navigants.
Selon l’organisation de l’UE, la Commission européenne a le monopole des propositions de directives ou de règlements. Il faut donc la convaincre, de gré ou de force, d’agir. Il n’est pas acquis que la Grande-Bretagne, par exemple, soit favorable à un Jones’ Act communautaire. La mise en place d’un espace européen du transport maritime sans frontière doit servir à éliminer les barrières administratives superflues et non pas à créer un espace de cabotage maritime communautaire.
Jeter l’eau du bain avec tous les marins
Comment la Fédération des travailleurs des transports européens, section maritime, peut-elle à la fois représenter les intérêts des navigants britanniques, danois ou français ainsi que ceux de leurs homologues croates, polonais ou roumains, tous des communautaires, sachant que les premiers sont remplacés par les seconds? Parce que ces derniers sont, à leur tour, maintenant remplacés par des Philippins qui sont même moins coûteux que les Ukrainiens, répond un syndicaliste français. « Nous sommes tous dans le même bain maintenant. Le malheur des uns et des autres fait l’union. Dans cinq ans, si rien n’est fait, le problème sera réglé définitivement. » L’ambiance générale serait donc au combat pour la survie.
Le manifeste de la FTTE
En vue de la révision à mi-parcours de la politique du transport maritime de l’UE jusqu’en 2018, la Fédération des travailleurs des transports européens a rendu public son manifeste en faveur d’un transport maritime du futur, générateur de richesses et d’emplois communautaires. Dix points sont ainsi mis au débat.
• Mise en place d’une sorte de Jones’ Act incitant les armateurs à faire revenir leurs navires sous registres communautaires.
• Révision de la directive sur les conditions d’armement des services réguliers intracommunautaires de passagers, ferries et marchandises afin d’assurer aux navigants les conditions de travail de l’État où elles sont les plus favorables.
• Faire en sorte que les aides d’État dont peut bénéficier le transport maritime ne favorisent ni la baisse des flottes immatriculées dans l’UE, ni celle des emplois embarqués des marins communautaires, pas plus que la hausse continue du recours aux registres de libre immatriculation.
• Lutter contre la tendance actuelle à la criminalisation des navigants en cas d’accident.
• Faire en sorte que les navigants restent dans la profession en conservant ou améliorant leur recrutement, leur niveau de formation, etc., et en facilitant leur embarquement en tant qu’élève.
• Assurer des meilleures conditions de sécurité à bord des navires circulant dans les « eaux communautaires » en faisant respecter les durées maximales de travail et minimales de repos et en imposant des rôles d’équipage clairs permettant une exploitation sûre des navires, au-delà des eaux territoriales.
• Assurer à tous les navigants présents à bord de navires immatriculés dans un État membre les mêmes droits sociaux quels que soient leur lieu de résidence ou leur nationalité.
• Aider le secteur à augmenter ses efforts en matière de réduction de son empreinte écologique, notamment en ce qui concerne les particules auxquelles sont exposés les marins.
• Mettre en place le concept de transport équitable dans le shipping afin de donner aux navigants leur juste place dans les chaînes d’approvisionnement en termes de sécurité de l’emploi, de meilleures conditions de travail et de vie à bord. Les compagnies respectant ce principe auront le droit d’aborder une marque distinctive.
• Enfin, faire en sorte que les femmes trouvent leur place à bord et que leur poste de travail soit adapté à leurs besoins.
Faut-il rappeler que les États membres sont en concurrence les uns avec les autres en matière portuaire, fiscale et de flotte de commerce, notamment. Ce qui permet aux compagnies maritimes de faire leur shopping au sein même de l’UE. Les 16 prochains grands porte-conteneurs de CMA CGM seront maltais, écrit la Mission de la flotte de commerce (voir JMM du 16/10, p. 9).