Le diable se cache dans les détails du rapport du BEAmer français. Notamment dans la chronologie de l’incident « grave », selon la nomenclature de l’OMI. Le rapport note que le Mega-Expresse-V, ferry italien de 177,7 m construit en 1993, est un habitué de la ligne Toulon-Bastia-Île Rousse depuis 2007 à raison de 25 voyages mensuels en saison et 12 hors saison.
Le 31 mai 2014 à 14h40, il quitte le quai de l’Île Rousse avec 996 passagers et 320 véhicules. Cinq minutes plus tard, il passe la jetée. À 14 h 46, le pilote s’apprête à partir de la passerelle après avoir signalé au commandant en italien, langue de travail du navire, de « faire attention au haut-fond » (danger de l’Île Rousse, clairement indiqué sur les cartes). Ce point n’est pas confirmé par le commandant, ni par l’enregistrement de mauvaise qualité du VDR, note le BEA. La zone de débarquement du pilote est habituelle mais pas le cap suivi par le ferry par la suite. Vers 14 h 49, le ferry file à 16,3 nœuds, cap au 330o. Il ressent des « vibrations » durant quelques secondes. Invité à faire le tour des fonds du navire et à contrôler les sondes, le chef mécanicien ne trouve rien d’anormal. Aucune mention sur le livre de bord. Mais le DPA est informé vers 15 h (personne désignée par l’exploitant, selon le code de la gestion de la sécurité ISM, pour assurer de façon continue la liaison avec le navire). L’escale du soir à Toulon se déroule normalement. Le ferry quitte le port avec 798 passagers et 249 voitures vers 22 h 25 pour Bastia. Le 1er juin, à 6 h 50, le pilote embarque pour l’accostage. « Il constate que le navire est en black-out et prévient » la capitainerie, le sémaphore de Sagro ainsi que les deux navires qui se trouvent derrière et « met le cap » à l’est en poursuivant sur son erre. Le sémaphore relaie l’information vers le Cross Med. À 7 h 20, le navire rétablit le circuit d’alimentation des groupes électrogènes. Les moteurs sont relancés et des essais effectués. Le navire accoste. Il quitte Bastia avec 91 passagers et 220 véhicules. Le BEA note que l’avitailleur a été informé que la quantité de Fuel Oil commandée passe de 790 t à 520 t. Faut-il comprendre que Corsica Ferries anticipe déjà une mise en cale sèche du navire? Le ferry quitte l’Île Rousse avec 1 048 passagers et 316 véhicules à 12 h 30. Le journal de bord du navire indique que le 1er juin vers 13 h 30, des « entrées d’eau ont été détectées dans les doubles fonds no 4 et 5 qui auraient dû être vides ». Le DPA en a été « informé pour mettre en place les procédures de sécurité à l’arrivée à Toulon. Le voyage a donc été poursuivi en sécurité et avec une télésurveillance continue de tous les espaces vides ». À 14 h, Corsica Ferries contacte une entreprise pour qu’elle inspecte la coque du ferry le jour même à Toulon. Le DPA de Corsica Ferries informe l’administration italienne (et elle seulement) qu’une « légère vibration » a été ressentie durant la sortie de l’Île Rousse et qu’a été constatée la présence d’une « modeste quantité d’eau dans les doubles fonds 4 et 5 ». Il ajoute que sera menée une inspection de la coque, avec présence de la société de classification, le Rina, et une mise en cale sèche à La Spezia. Le BEA souligne que le message du DPA n’indique pas la date de l’événement générateur. À 15 h 11, le DPA envoie une copie de son message « pour info » à l’adresse internet d’un des inspecteurs du centre de sécurité des navires de Toulon, inspecteur qui n’est pas d’astreinte ce dimanche. Quelques minutes plus tard, l’agent de Corsica Ferries prévient le port de Toulon que les voyages du Mega-Express-V sont annulés pour des raisons techniques. Les plongeurs constatent un enfoncement d’un maximum de 9 cm sur une surface de 90 cm × 35 m, cinq fissures de 4 cm de long et une éraflure sans déformation sur 90 cm × 15 m. Informé par l’entreprise chargée de l’inspection sous-marine, la capitainerie du port fait savoir à 21 h 57 à l’inspecteur du CSN que le ferry a deux entrées d’eau dont une dans une caisse à combustible et qu’il doit appareiller pour La Spezia. Cet inspecteur prévient son collègue d’astreinte et demande au DPA de Corsica Ferries des explications. Ce dernier lui renvoie son message du milieu d’après-midi. Les autorités françaises commencent à être informées de la situation. Les réparations dureront six jours.
Les causes
Le premier facteur « déterminant » de l’accident est, selon le BEA, le non-respect par le commandant qui était en passerelle de la distance de sécurité imposée par les autorités. Il convient de passer à au moins 1,5 mille au nord-ouest du phare de la Pietra. Le ferry est passé à 0,33 mille. Personne à la passerelle, ni le second, ni le lieutenant pas plus que le timonier ou un matelot n’a pris conscience du danger et donc alerté le commandant. Cela a « contribué » au talonnage du navire.
Le « voyage plan » prévoyait, en sortie de l’Île Rousse, un cap au 14 pour parer correctement le danger. Le navire est parti au 330. « La négligence du commandant à prendre un cap adapté, après le débarquement du pilote, est le deuxième facteur déterminant du talonnage ».
En passant sur le haut-fond coté à − 6,50 m avec un tirant d’eau de 6,41 m, à la vitesse de 16,3 nœuds, le ferry a subi un surenfoncement, phénomène bien connu dû à la faiblesse de l’espace libre sous la coque. Cela a « contribué » au talonnage.
Ce haut-fond se situe dans la zone de pilotage obligatoire. Le BEA ne peut que constater une divergence entre le pilote qui affirme avoir attiré l’attention du commandant sur cette présence et le commandant qui le dément. Le BEA ajoute que même si le pilote a rappelé l’existence du haut-fond, il aurait pu indiquer également un cap à suivre. Un « manque de formalisme » qui a contribué au talonnage.
Une seule recommandation
Le BEA recommande donc à la station de pilotage de faire en sorte que les navires ne quittent la zone de pilotage qu’après avoir paré tous les dangers présents devant le port de l’Île Rousse. Le BEA prend acte des rappels écrits émis par Corsica Ferries selon lesquels les navires doivent se conformer aux réglementations applicables: information du MRCC compétent en cas « d’accident grave », respect des plans de voyage, rédaction d’un rapport en cas d’incident ou de quasi-accident et inscription dans le livre de bord.
Cet événement n’a eu que des conséquences médiatiques, grâce à la fédération des officiers CGT qui a grandement battu le rappel. Mais l’unique question de fond reste sans réponse: pourquoi un officier de 64 ans, commandant depuis 2001, stabilisé depuis mai 2000 chez Corsica Ferries, ayant embarqué depuis quelques jours à bord du Mega-Express-V, ayant suffisamment dormi, part-il au 330 en lieu et place du 14? Et personne à la passerelle pour s’en émouvoir, pas même le second, embarqué depuis le 3 mai 2014?
Le fait que les fonctions du Cross Med soient mal connues des navires à passagers ne semble pas être exceptionnel. En tête de ligne à Marseille, le paquebot Horizon a mis plusieurs heures à se rendre compte qu’il fallait qu’il informe le Cross de la présence à de plusieurs malades son bord lors d’un exercice de santé publique organisé par l’Agence régionale de santé de la région Paca (voir JMM du 10/10/2014, p. 18). Son commandant pensait que le Cross Med était une émanation de la Croix Rouge. Avant la survenance d’un accident grave, voire mortel, il pourrait être judicieux de mieux faire connaître encore les différentes fonctions du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage de Méditerranée, en insistant sur le mot surveillance. À ce propos, le BEA note qu’entre 2010 et juin 2014, le Cross Med a coordonné une dizaine d’opérations concernant le Mega-Express-V, toutes sauf une concernaient des évacuations sanitaires. L’exception portait sur une avarie machine.