JOURNAL DE LA MARINE MARCHANDE (JMM): LA PIRATERIE TEND À SE DÉVELOPPER AU COURS DES DERNIERS MOIS DANS LE GOLFE DE GUINÉE. APRÈS AVOIR COMBATTU LA PIRATERIE DANS LE GOLFE D’ADEN, LA FRANCE S’ENGAGE SUR LA CÔTE OCCIDENTALE DU CONTINENT. LE PHÉNOMÈNE À L’OUEST DE L’AFRIQUE EST-IL COMPARABLE À CELUI DE L’EST?
VERONIQUE ROGER-LACAN (V.R.-L.): La piraterie dans le golfe de Guinée n’est pas comparable à celle qui sévit au large de la Somalie et dans le golfe d’Aden. La différence se remarque tant par la situation politique locale que par les actes perpétrés. Dans la corne de l’Afrique, nous avions à faire à un État failli, la Somalie. Les résolutions du Conseil de sécurité qui nous ont autorisés à agir ont pris acte de cet état de fait. Dans le golfe de Guinée, nous traitons avec des États souverains qui agissent avec une gouvernance et des administrations maritimes et autres, existantes. Les résolutions du Conseil de sécurité 2018 et 2039 adoptées respectivement en 2011 et 2012 ont demandé sur cette base, aux États de la région, de prendre la mesure du problème et de le traiter. Sur les côtes occidentales d’Afrique, le phénomène tend à s’accentuer. Le nombre d’actes ne cesse de progresser et les navires français sont touchés. À titre d’exemple, deux marins français ont été capturés sur le navire Adour au large du Nigeria en juillet 2013. La menace monte en puissance, et les États locaux ont décidé de s’engager pour sécuriser leurs abords maritimes de manière autonome, et avec le soutien de leurs partenaires stratégiques. S’agissant du soutien à la mise en œuvre des conclusions du sommet de Yaoundé de juin 2013 sur la lutte contre l’insécurité maritime dans le golfe de Guinée, ce sont surtout la France et les États-Unis qui sont à la manœuvre.
JMM: QUELS SONT LES MOYENS NAVALS QUE LA FRANCE MET À DISPOSITION DANS LA RÉGION POUR APPORTER SON AIDE?
(V.R.-L.): En France, nous travaillons avec trois outils principaux: la mission navale Corymbe, le projet d’aide à la réforme du secteur de la sécurité maritime, Asecmar, et tout notre engagement diplomatique. La mission Corymbe assure une permanence navale française dans la zone. Parmi ses missions figurent l’évacuation des ressortissants (70 000 Français dans la zone) en cas de crise, le soutien aux opérations aéroterrestres menées dans la zone (comme par exemple, à l’époque, Serval au Mali), ainsi que la lutte contre la piraterie maritime. Par ailleurs, la marine nationale peut engager des équipes de protection embarquées. Ce sont les spécialistes de la marine qui gèrent ce système qui engagent, disait le chef d’État-major de la marine à un colloque récent à Nantes, une trentaine d’équipes incluant chacune cinq à sept fusiliers marins commandos. Ces équipes assurent 80 %, disait l’amiral, des demandes d’assistance présentées par des armateurs. Pour les 20 % restant, le législateur français vient de compléter le dispositif avec l’adoption en juillet de la loi autorisant les navires battant pavillon français à embarquer des gardes privés armés pour assurer leur sécurité en haute mer, et cela dans certaines zones, dont le golfe de Guinée. En dehors de la haute mer, dans les eaux territoriales, ce sont les États riverains qui interviennent avec leurs gardes-côtes, leurs marines ou leurs polices maritimes, en fonction du système qu’ils ont adopté.
JMM: SELON CERTAINS ARMATEURS, LES MARINES LOCALES PÊCHENT PARFOIS PAR LEUR MANQUE DE FIABILITÉ. EST-CE UNE RÉALITÉ DU TERRAIN?
(V.R.-L.): Les marines de la zone sont jeunes. Notre marine entretient des liens très étroits avec elles, et nous engageons, par nos relations diplomatiques, nos interlocuteurs de la région à équiper leurs forces armées, leurs polices et leurs secteurs judiciaires, et cela tant au plan matériel et capacitaire qu’institutionnel et juridique. La mission Corymbe fait entre autres, lors de ses escales et passages dans la zone, des formations et de la maintenance de matériel.
JMM: LE SECOND OUTIL, ASECMAR, EST DÉDIÉ À L’ACTION DE L’ÉTAT EN MER. QUELS SONT SES OBJECTIFS?
(V.R.-L.): En effet, l’objectif principal d’Asecmar est de promouvoir le système français de l’action de l’État en mer. Il s’agit surtout de faire connaître les concepts que nous avons mis en place en France il y a une vingtaine d’années, et qui fonctionnent efficacement. Chaque État de la zone doit se mettre en ordre de bataille pour installer ce type de système et d’institutions en tenant compte de ses particularités locales. Nous avons entrepris ce travail sur du long terme. Il concerne l’ensemble des questions de sécurité et de sûreté maritimes, par exemple tant la lutte contre la piraterie que celle contre la pollution ou la pêche illégale ou les trafics de drogue. Les armateurs et industriels avec lesquels je suis en contact font état d’un besoin de clarté et de clarification dans les systèmes locaux. Asecmar vise à clarifier les systèmes locaux de sécurité et de sûreté maritime.
JMM: EN SEPTEMBRE, LE CENTRE INTERRÉGIONAL DE COORDINATION (CIC) POUR LA LUTTE CONTRE L’INSÉCURITÉ MARITIME DANS LE GOLFE DE GUINÉE À ÉTÉ INAUGURÉ AU CAMEROUN. COMMENT EST VENUE L’IDÉE DE CRÉER CE CENTRE?
(V.R.-L.): L’idée de la création de ce centre interrégional est née lors du sommet de Yaoundé des 24 et 25 juin 2013. L’idée était de faire du golfe de Guinée un espace maritime unique dans lequel l’action des administrations concernées serait coordonnée par une institution de niveau politique et stratégique commune et capable d’agir sur l’ensemble de la zone. À la suite du sommet, les chefs d’État et de gouvernement présents à Yaoundé ont donné instruction à leurs administrations, ainsi qu’à la Cedeao, à la CEEAC et à la Commission du golfe de Guinée de travailler à cette mise en place. Avec Africom, le commandement américain pour l’Afrique basé à Stuttgart, nous avons entrepris une tournée avec les États concernés. Africom a beaucoup œuvré avec nous pour que ce centre voir le jour. Les États-Unis travaillent en effet dans la zone avec leur African Partnership Station, système de coopération pour engager les États riverains à assurer la sûreté dans la zone. Le bâtiment du CIC est situé à Yaoundé.
Lors de l’inauguration de ce centre à Yaoundé en septembre, nous avons indiqué que notre participation comme partenaire stratégique se ferait sous forme d’expertise plutôt que de financements pour les salaires des personnels du CIC ou les frais de fonctionnement du CIC. Nous pourrons envisager aussi, lorsque les travaux dans la région seront suffisamment avancés et concrets, de mutualiser certains moyens. Il est possible aussi que des entreprises françaises fassent également, le moment venu et le cas échéant, des offres de coopération avec le CIC. En tout état de cause, s’agissant de mettre en place des systèmes interopérables de partage de l’information maritime dans la région, nous savons que Thales, DCNS ou encore CLS ont des idées sur la manière dont cela pourrait se faire. Notre rôle est de faire en sorte que leur offre puisse être connue de nos interlocuteurs dans la région.
JMM: CE CENTRE INTERRÉGIONAL QUI S’ETEND DU SÉNÉGAL À L’ANGOLA NE DOIT-IL PAS ÊTRE COMPLÉTÉ DE « CELLULES LOCALES » POUR ÊTRE VÉRITABLEMENT OPÉRATIONNEL
(V.R.-L.): Le CIC est avant tout un centre interrégional de niveau stratégique et politique. La Cedeao et la CEEAC ont créé, ou vont créer leur centre régional respectif. Pour les États d’Afrique centrale, le siège du Cresmac (Centre régional pour la sécurisation maritime de l’Afrique centrale) est à Pointe Noire, au Congo. Pour les États de la Cedeao, l’État d’accueil du siège du Cresmao (Centre régional pour la sécurisation maritime de l’Afrique de l’Ouest) n’a pas encore été désigné. La Côte d’Ivoire et le Togo sont candidats.
Ensuite, la région est divisée en zones. Dans chacune de ces zones regroupant plusieurs pays, il est prévu de créer un centre maritime de commandement dont la mission sera de mettre en place les outils pour l’action des États en mer. La zone D (Cameroun, Guinée équatoriale et Gabon) est en état de marche avec un centre à Douala. Les États de la zone E (Nigeria, Bénin et Togo) ont signé un accord opérationnel et prévoient de mettre en place leur centre de commandement à Cotonou. Il reste, me semble-t-il, à faire financer l’installation de ce centre. Je n’ai pas eu de nouvelles récentes de la zone F (Sierra-Léone, Libéria, Côte d’Ivoire, Ghana). Enfin, les zones A et B (qui s’étendent du Congo à l’Angola) ont été fusionnées. Le centre de commandement devrait se situer à Luanda. Au niveau national, chacun des États de la région doit mettre en place un centre de sécurité et de sûreté maritime. Le 18 septembre, au Togo, le président de la République Faure Essozima Gnassingbe a présidé la première réunion du Haut conseil de la mer dont l’objectif est de lutter pour la sécurité et la sûreté maritime.
JMM: L’ORGANISATION MATÉRIELLE EST EN COURS DE MISE EN PLACE COMME VOUS VENEZ DE NOUS L’EXPLIQUER. PENSEZ-VOUS QU’IL FAILLE AUSSI ENTREPRENDRE UN TRAVAIL JURIDIQUE POUR PARFAIRE CE SYSTÈME?
(V.R.-L.): Nous devons d’abord faire un état des lieux des différentes législations nationales des États locaux. Si nous observons la situation actuelle, nous constatons que tous les États ont signé la Convention de Montego Bay, la plupart l’ont ratifiée. Mais peu ont introduit ses dispositions pertinentes dans leur droit interne. Il est devenu urgent de constituer une « communauté répressive maritime ». Nous souhaitons que soit très vite dressé un véritable état des lieux des législations en place et des manques à combler. Nous avons d’ores et déjà, nous et nos partenaires, organisé énormément de formations et de projets d’appui à la gouvernance policière et judiciaire. Nous agissons pour notre part dans le cadre du projet Asecmar et du projet européen Crimgo.
Ensuite, les États de la région pourront aussi bénéficier du Fonds fiduciaire créé par l’OMI et abondé pour l’instant par le Japon, le Royaume-Uni et la Norvège. D’autres peut-être. Avec ces sommes, l’OMI organise des exercices interagences sur la sécurité maritime.
Les tâches du Centre interrégional de coordination pour la lutte contre l’insécurité maritime dans le golfe de Guinée sont multiples et incluent aussi la lutte contre la criminalité, contre la pollution, contre la pêche illégale.
N’oublions pas dans ce dispositif le rôle que peuvent jouer les bureaux centraux nationaux et régionaux d’Interpol. Cette organisation est absolument clé pour le succès de la stratégie que nous mettons en place en ce moment. Les États de la région doivent jouer le jeu et avoir recours à ces bureaux. Car, sachons-le, les relations entre administrations concernées dans la zone ne sont pas toujours fluides. Les marines locales cherchent parfois à maintenir l’exclusivité sur ces activités. C’est pour cela que les policiers et les juges ne se saisissent pas de ces dossiers, et que les criminels maritimes agissent en toute impunité. Il est de l’intérêt de tous, et surtout des États de la zone, que cela cesse. Cela d’autant plus qu’aujourd’hui, on parle d’un seul et même fléau, celui de l’insécurité, qu’il s’agisse de trafics, de terrorisme ou de piraterie, contre lequel il faut lutter. Interpol peut apporter, par ses connaissances et sa base de données extrêmement précise et fournie, des informations sur les réseaux criminels et pirates dans la zone.
JMM: QUAND PENSEZ-VOUS RÉCOLTER LES FRUITS DE CETTE STRATÉGIE POLITIQUE?
(V.R.-L.): Déjà, nous voyons les premiers signes de la mise en place de ces centres comme au Togo, au Bénin, au Ghana et au Cameroun, pour ne citer qu’eux, porter leurs premiers fruits. Dans les eaux de ces États, le crime maritime diminue. La montée en puissance de l’action des différents États se fera avec le CIC. C’est pour cela que nous soutenons ce projet. Plus concrètement, nous attendons les premières réalisations et la récolte de ces efforts d’ici à deux ans.
JMM: LE SYSTÈME QUE VOUS METTEZ EN PLACE SUR L’AFRIQUE DE L’OUEST POURRAIT-IL SE DÉCLINER SUR LA CORNE DE L’AFRIQUE?
(V.R.-L.): Nous disposons déjà d’un centre interrégional à Djibouti et d’un centre à Sanaa, au Yemen. Ces deux institutions jouent de droit pour Djibouti, et de facto pour celui de Sanaa le rôle de centres interrégionaux de coordination, l’un pour la formation, l’autre pour le partage de l’information maritime. La difficulté sur l’Afrique de l’Est tient au manque d’homogénéité juridique, stratégique et politique des États maritimes de la zone. C’est plus compliqué.
Les Seychelles, qui ont joué un rôle dans la lutte contre la piraterie dans la zone, pourraient aspirer à un rôle régional du type de celui qui a été joué par le Cameroun. Madagascar serait aussi très intéressé, et a proposé un projet qui tient techniquement la route. Reste aux États de la zone de prendre leur décision sur la base de critères politiques qui sont les leurs.