Un rapport réalisé par la Compagnie européenne d’intelligence stratégique (CEIS), dans le cadre des études prospectives et stratégiques du ministère de la Défense, a été discrètement remis en janvier 2012. Son objectif est d’estimer les conséquences qu’aurait une crise politique (frappes occidentales sur l’Iran, tensions en mer de Chine du Sud, hostilités du Maghreb envers les puissances occidentales, etc.) sur les flux maritimes français dans les quinze prochaines années.
Dans une première étape, la CEIS, associée au consultant MLTC, a présenté l’existant: importance des flux, leur sens, les zones concernées, les ports impliqués etc., sans oublier les taux de couverture du pavillon français par type de trafic. Ainsi lit-on qu’en 2009, la capacité de transport sous pavillon français représente 33 % d’une demande de transport maritime de brut estimée à 85,7 Mt, 38 % d’une demande de transport de produits raffinés évaluée à 57,9 Mt et 86 % de la demande de transport maritime de GNL/GPL, estimée à 23,3 Mm3. Pour le vrac sec, le taux de couverture est de 7 %. Mais pour les conteneurs, il remonte à 31 %. Les auteurs de l’étude notent donc que le taux de couverture est très élevé dans le secteur du gaz pour lequel le transport maritime est l’un des maillons d’une chaîne de distribution intégrée maîtrisée par les opérateurs industriels. GDF-Suez étant l’un des plus grands acteurs mondiaux de cette filière, la maîtrise du transport maritime entre « logiquement » dans la stratégie de ce groupe.
Le taux de couverture est « relativement » important dans le transport du pétrole brut et raffiné malgré le « désengagement » des compagnies pétro- lières présentes sur le sol français. « Les compagnies françaises actives sur ces secteurs sont cependant maintenant presque toutes contrôlées par des intérêts étrangers, ce qui fausse considérablement la réalité et entraîne une vulnérabilité potentielle en ce qui concerne les approvisionnements pétroliers. » La future extension de la loi de 1992 aux raffinés ne changera sans doute pas grand-chose, malgré l’importance des trompettes qui ont salué ce grand pas en avant.
Le très faible taux de couverture des vracs secs « doit être relativisé » par le fait que, dans la « réalité », de grandes compagnies maritimes françaises sont présentes sur ce secteur par le biais d’affrètements, et que, d’autre part, les grands acteurs industriels (céréaliers, importateurs de minerais et de charbon) affrètent eux-mêmes les capacités dont ils ont besoin. Les auteurs du rapport veulent-ils ainsi faire comprendre que ce qui compte dans la réalité, c’est le contrôle de la propriété du navire, quel que soit le registre d’immatriculation, pour peu que l’on ait conservé quelques navigants nationaux capables de les faire tourner? Probablement. Mais la présence de navires de propriété étrangère sous registre français permet la réquisition du navire, de sa cargaison et de ses marins français uniquement en tout lieu, fait observer un spécialiste.
Trafics trop faibles
La faiblesse des Grands ports maritimes français a été soulignée au moins trois fois en 139 pages. En premier dans un chapitre consacré à la conteneurisation et à ses conséquences. Avec la massification des trafics conteneurisés, les grands ports européens du Nord continent (Hambourg, Rotterdam, Anvers) mettent en place de « véritables corridors de fret capables d’irriguer l’Europe entière via les réseaux autoroutiers, ferroviaires ou fluviaux ».
Avec l’ouverture du fret ferroviaire à la concurrence et la création de nouvelles infrastructures terrestres (Betuwe Line ou canal Seine Nord Europe, par exemple), ce type de dessertes devrait se développer rapidement et concerner « toutes » les grandes zones économiques européennes.
« Pour les ports français, le risque est de ne plus être considérés comme suffisamment attractifs pour figurer en tant qu’escales des grands services intercontinentaux (en Méditerranée par exemple) et de n’être en conséquence plus desservis que par des feeders », ou même pour les flux de conteneurs leur échapper et être « directement » réacheminés des ports du Nord vers les zones de distribution et de consommation en France. C’est oublier un peu vite qu’au Havre et à Fos, les autorités portuaires ont eu l’intelligence de faire investir plusieurs dizaines de millions d’euros à CMA CGM, Mærsk et MSC en portiques et autres terminaux. De quoi les fixer pour plusieurs années.
Le paragraphe sur les conséquences de l’émergence de nouveaux pôles de prospérité éco- nomique (Chine, Inde) souligne que le « principal risque pour la France est la marginalisation de ses ports, dont les trafics sont insuffisants, avec les conséquences économiques et sociales induites ».
Enfin, mêmes les évolutions technologiques concernant la taille du porte-conteneurs sont défavorables aux ports nationaux: ces derniers « ne seront pas en mesure de générer suffisamment de trafics de conteneurs afin d’accueillir des navires de plus grande taille, ce qui détournera une partie des flux vers les ports possédant un hinterland plus développé (Rotterdam, Anvers) ou faisant fonction de hub de transbordement (Tanger…). Le risque est ici une marginalisation des ports français avec les conséquences économiques et sociales prévisibles ».
Cécité statistique
Le tout début de la conclusion est récurrent. « Tout d’abord, l’identification des flux et surtout des types de flux est particulièrement complexe, essentiellement en raison de la fin des statistiques douanières et à la croissance des échanges. Il est ainsi presque impossible de savoir exactement ce qui entre et ce qui sort de France. Toutefois, des estimations sont possibles, qui permettent d’identifier les vulnérabilités suivantes. Cette semi-cécité constitue en elle-même une vulnérabilité. » Laquelle a déjà été plusieurs fois dénoncée. En mars 2011, par une étude publiée par l’Union des ports français. En juillet 2010, par MM. Genevoix et Gille, membres du Conseil général de l’Environnement et du Développement durable dans un rapport intitulé L’Évolution du fret terrestre à l’horizon de dix ans. Et en mars 2007, par le rapport no 102 du Conseil national de l’information statistique.
On peut continuer à brasser du vent sur le devoir d’excellence de la 2e puissance mondiale avec ses ZEE juridiquement incertaines, cela est peut-être porteur médiatiquement, mais le vrai défi français et européen est ailleurs. Dans la capacité à savoir comment les flux de marchandises évoluent dans le temps et l’espace. Une nouvelle mission parlementaire serait-elle la principale voie du progrès?