Le cabotage maritime: entre droit social et droit de la concurrence

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Après avoir exposé les raisons avancées par le groupe CRC, qui invoque des raisons sociales, nous rappellerons les objectifs du droit communautaire et leur mode d’interprétation. Nous vérifierons, ensuite, si le passage sous le premier registre français permettrait de maintenir ou élever la qualité du service rendu ou si, au contraire, ce changement de pavillon ne se bornerait pas à des intérêts sociaux limités.

L’invocation des raisons sociales

Le groupe CRC reproche à certaines compagnies, comme Corsica Ferries, d’immatriculer leurs navires sous des pavillons européens équivalents au registre international français (RIF) 40 % moins chers que le premier registre français. Ce qui lui permet d’affirmer que ces compagnies « peuvent être considérées en droit comme des entreprises pratiquant le dumping social ».

Afin de fonder juridiquement sa proposition, le groupe CRC invoque le règlement 1370/2007 du 23 octobre 2007 qui autorise les autorités nationales à « établir des critères sociaux et qualitatifs afin de maintenir et d’élever les normes de qualité pour les obligations de service public ». Et ce, nonobstant le règlement 3577/92 du 7 décembre 1992 qui avait libéralisé le cabotage maritime. Ce texte dispose que « lorsqu’un État membre conclut des contrats de service public ou impose une délégation de service public, il le fait sur une base non discriminatoire à l’égard de tous les armateurs communautaires ». Sauf, si cela permet de « maintenir et d’élever les normes de qualités pour les obligations de service public ». Avant de confronter la proposition de loi au droit communautaire de la concurrence, il est nécessaire d’en rappeler les objectifs premiers.

L’interprétation téléologique des objectifs du droit communautaire de la concurrence

La politique communautaire de la concurrence ne saurait se résumer à une politique antitrust. Elle vise la prospérité et la liberté des acteurs économiques. L’analyse économique a permis de dégager trois principaux objectifs:

le bien-être des consommateurs et utilisateurs finaux; la meilleure allocation possible des ressources; la meilleure efficience économique.

Or, l’interprétation de ces objectifs doit être faite de manière téléologique. C’est-à-dire que les règles sont au service des grands objectifs assignés au droit de la concurrence.

Ces principes rappelés, il s’agit à présent de vérifier si la proposition de loi étudiée permet de « maintenir et d’élever les normes de qualité » et est conforme au droit communautaire de la concurrence.

Un changement de pavillon aux intérêts sociaux limités

Tous les marins pratiquant le cabotage en France sont soumis au décret 99-195 du 16 mars 1999 quel que soit leur pavillon. Or, la proposition de loi demande à ce que ces marins soient régis par le premier registre français. Afin, d’analyser les apports de cette proposition, il va falloir procéder à une comparaison entre les dispositions du premier registre français et celles du décret 99-195.

L’article 1 du décret 99-195 stipule que les marins concernés par le cabotage communautaire « doivent être ressortissants d’un État membre de la Communauté ou d’une État partie à l’Espace économique européen ». Or, le premier registre français ne peut aller au-delà de cette disposition en imposant un équipage composé uniquement de marins français. En effet, le privilège de nationalité, qui a longtemps été maintenu, est contraire aux principes d’égalité de traitement et de non-discrimination des ressortissants communautaires. Ce qui a conduit la France à être condamnée par la CJCE en 1974 pour non-respect de ces principes. La France a de nouveau été condamnée le 11 mars 2008 pour avoir maintenu l’exigence d’un capitaine et d’un officier suppléant de nationalité française. Le passage sous premier registre n’apporterait donc rien en l’espèce.

L’article 2 du décret 99-195 stipule que « l’engagement des marins embarqués à bord des navires […] est matérialisé par un contrat écrit […] dans lequel sont expressément mentionnées les clauses relatives à la durée d’engagement, aux éléments constitutifs du salaire, aux congés payés, à l’emploi occupé ». En outre, le privilège de nationalité ne remet pas en cause la soumission du personnel naviguant aux conventions collectives françaises. En effet, au titre de l’article 4.1 alinéa 1 de l’annexe du décret du 16 mars 1999 « les règles en vigueur en matière de durée de travail, de repos et de congés qui s’appliquent à bord des navires visés à l’article 1er du règlement no 3577/92 et pratiquant un service cabotage en France (ce qui concerne les navires de la Corsica Ferries) sont celles auxquelles sont soumis […] les marins embarqués sur les navires battant pavillon français opérant sur ces trafics ». Si le décret 99-195 n’impose pas un contrat français, il préserve l’essentiel: présence d’un contrat de travail, mention du salaire, des congés payés et de l’emploi occupé; et, enfin, soumission aux conventions collectives française.

Concernant la rémunération, le décret 99-195 fixe les mêmes conditions que le premier registre français; à savoir, au minimum, l’application du SMIC maritime, rien n’empêchant les compagnies maritimes d’aller au-delà.

Enfin, le décret 99-195 diffère du premier registre français dans la non-obligation d’affilier les marins embarqués au régime de protection sociale français. Il impose, en revanche, qu’ils soient soumis au régime social d’un des États membres de l’Union européenne et précise que les risques maladie, maternité, vieillesse, accident du travail invalidité et chômage doivent être couverts. Là encore, l’essentiel se trouve préservé.

Cette rapide comparaison de régimes montre que le passage sous premier registre français n’induirait que des modifications à la marge. L’essentiel, pour ne pas dire l’immense majorité, étant déjà assuré par le décret 99-195. Le but avancé par le groupe CRC de maintenir ou élever les normes ne peut, donc, pas être retenu.

Il en va de même concernant la lutte contre le dumping social qui existerait en matière de cabotage communautaire. En effet, le dumping social, pris dans son acceptation générale, est une « pratique consistant à vendre à l’exportation à un prix anormalement bas par rapport aux prix du marché où existe une concurrence directe ». Par extension, le dumping social est entendu comme une modification du jeu de la concurrence par l’ouverture au commerce d’économies émergentes aboutissant à un moins-disant social et à des conditions sociales moins favorables.

Un régime social proposant des règles relatives à la durée du travail et à la rémunération identiques à celles des marins embarqués sur des navires immatriculés sous le premier registre français ne peut être qualifié de dumping social. Sauf à considérer que les marins français sont les seuls capables d’assurer une prestation de service public de qualité.

Le passage sous premier registre des navires pratiquant le cabotage dans les ports français ne peut avoir pour effet de « maintenir ou élever les normes de qualité ». Serait-il, tout au moins, conforme aux objectifs du droit communautaire? Rappelons que parmi les trois objectifs définis précédemment, figure celui du bien-être des consommateurs et utilisateurs finaux. Or, cette proposition de loi ne pourrait aboutir qu’à une hausse des prix, si ce n’est de la qualité, en contradiction avec les grands objectifs du droit communautaire de la concurrence.

Dans un cadre concurrentiel, tant communautaire qu’international, le maintien d’une législation du travail de qualité est souhaitable voire nécessaire. Cela ne l’est plus quand la protection des salariés est transformée en bouclier contre le droit de la concurrence. Tout texte qui aurait pour finalité de limiter les effets des textes communautaires, sans pour autant démontrer ses avantages à l’égard des salariés, aurait toutes les chances d’être sanctionné par le juge communautaire. Aucune raison juridique, fondée sur le droit social, ne peut justifier la proposition de loi faite au Sénat par le groupe CRC. Les raisons d’un tel texte doivent, donc, être politiques ou fiscales. Il n’en demeure pas moins que cette proposition est contraire à l’esprit du droit de la concurrence et du droit communautaire en général.

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