L’Autorité de la concurrence (AdC) a prononcé des sanctions à l’encontre des entreprises SAMR (Société d’acconage et de manutention de la Réunion; groupe Bolloré), SGM Manutention et Somacom (Société de manutention et de consignation maritime; groupe Georges Michel) « pour avoir fixé en commun les prix des prestations de manutention portuaire à Port Réunion, durant vingt-trois ans ». Les importations et les rares exportateurs réunionnais payant tous le même tarif import ou export, quel que soit le volume de conteneurs à manipuler, depuis ou jusqu’à bord navire. Elle « enjoint également le Syndicat des entreprises de manutention portuaire de La Réunion (SEMPR) de cesser d’établir et de diffuser un tarif concerté de manutention à destination des compagnies maritimes desservant la Réunion ».
Jusqu’en 1987, les prix des prestations de manutention portuaire étaient fixés par arrêté préfectoral, rappelle l’AdC. Après cette date, qui correspond à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, les prix n’ont plus été fixés par arrêté préfectoral « faute de base légale », souligne le communiqué de l’AdC. Les sociétés de manutention SAMR, SGM Manutention et Somacom « se sont alors entendues » pour fixer ensemble l’élément principal constituant le prix de la prestation de manutention (appelé « tarif commerce ») facturé à leurs clients importateurs ou exportateurs. « L’entente qui a duré sans discontinuer de 1987 à 2009 a concerné la quasi-totalité des activités de manutention à Port Réunion et a été strictement appliquée par les trois entreprises ».
L’AdC a modulé le montant des sanctions (25 000 € pour la SAMR et autant pour la Somacom; 20 000 € pour SGM Manutention) pour tenir compte de la petite taille du marché concerné ainsi que de l’existence de « circonstances atténuantes ». Le régime juridique des prix de la manutention portuaire est demeuré en effet « incertain » à la suite de l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 1er décembre 1986 précitée, les pouvoirs publics « n’ayant jamais adopté le cadre juridique permettant d’encadrer les prix de cette prestation, tout en ayant connaissance de l’accord entre les entreprises ». L’Autorité a d’ailleurs « invité les pouvoirs publics à clarifier le régime de prix applicable afin d’assurer la sécurité juridique des entreprises ».
L’AdC détaille sa décision en 38 pages, aussi intéressantes que délicates à décrypter pour qui s’intéresse aux pratiques portuaires des DOM TOM. Sa décision est téléchargeable.
Ça balance
L’AdC rappelle le contexte de l’affaire: la Somacom manutentionne MSC, « seule compagnie à conserver une ligne directe Europe-océan Indien », et réalise 35 % à 45 % de l’activité conteneurs de l’île; la SAMR traite les navires CMA CGM/Delmas et 15 % à 45 % des conteneurs. Idem pour la SGM Manutention qui s’occupe de Mærsk. Elle réalise également 90 % à 95 % du trafic roulier. La Coopérative ouvrière réunionnaise traite la totalité du trafic charbon, du conventionnel (fers et aciers), du riz en big bags, des céréales en vrac et du clinker, et manutentionne des conteneurs, notamment pour le compte de l’armée.
Depuis longtemps, les trois acconiers de conteneurs partagent des structures communes (voir dossiers JMM consacrés à la Réunion du 28/6/2002 et 28/11/ 2008). « À la différence des Antilles françaises, à la Réunion », les manutentionnaires ne sont « actuellement » pas contrôlés par un ou plusieurs armateurs, note l’AdC. Elle rapporte également les propos du président de SGM Manutention de février 2010: « Je voudrais vous redire que l’action en cours, si elle conduit à rendre nos entreprises dépendantes des compagnies maritimes ou des chargeurs globaux, impliquera sans retour en arrière leur intégration dans un modèle “absorbant” où l’opacité est la règle: vous savez comme moi […] que ce modèle opaque au plan des prix est un facteur d’inflation, au même titre que ce qui a été observé dans les ports français dont les maux sont connus de tous. Il nous faut donc trouver toute solution pour pérenniser ce modèle d’exception en acceptant une situation favorable au progrès économique de notre région. » De quoi s’autosaisir à nouveau, dans d’autres places portuaires?
Le fret étant coté bord, le prix du déchargement est directement facturé par l’acconier au réceptionnaire ou à son commissionnaire de transport, selon un tarif commun, strictement appliqué et non contesté par les chargeurs locaux.
Pour leur défense, les acconiers soulignent que leur tarif public, celui strictement appliqué aux chargeurs, était « validé » par la DDE. L’AdC répond que « le simple visa donné par l’administration chargée de la tutelle des ports ne saurait justifier la pratique de fixation en commun des prix par les entreprises de manutention de La Réunion, à leur initiative, dans la mesure où il est établi que ce “visa” n’a nullement été imposé par les représentants de l’État dans le département concerné, le syndicat professionnel ayant d’ailleurs admis que le tarif est d’abord “discuté” entre les entreprises puis simplement “validé” par la DDE ».
Nouvelle défaillance régalienne
Cela écrit, la tutelle en prend pour son grade: « Il en résulte qu’un aucun texte législatif ou réglementaire ne vient organiser le mode de fixation des prix de la manutention portuaire à La Réunion, ce que les représentants du MEDDTL ont d’ailleurs reconnu en séance et par écrit lors de l’instruction. En particulier, l’article 6 du décret de 1988 ne donne aucun droit aux entreprises de fixer le prix des prestations de façon concertée en vue d’un visa ou d’une validation par le préfet. »
L’AdC « attire l’attention du gouvernement sur l’urgence qui s’attache à une clarification de la sécurité juridique des entreprises ». Elle s’interroge même sur la « pertinence du maintien du modèle appliqué à La Réunion » et invite le gouvernement à réfléchir. « Il n’appartient pas à l’Autorité, dans le cadre du présent dossier, de recommander au gouvernement de choisir entre un modèle ou un autre mais il lui semble, compte tenu des situations disparates existant entre les ports métropolitains et d’outre-mer, qu’une réflexion pourrait être utilement menée, par exemple à partir des rapports transmis par le gouvernement au Parlement sur les “gains de productivités tarifaires” de la manutention portuaire dans les différents ports, sur le régime à retenir, dans le cadre de la future mise en place de la réforme portuaire dans les départements et régions d’outre-mer, au regard de la spécificité reconnue à ces territoires par le traité sur le fonctionnement de l’UE. »
Circonstances fortement atténuantes
Le régime juridique de la manutention portuaire réunionnaise étant « particulièrement flou », l’impact sur le prix de vente des produits de grande consommation étant de l’ordre de 1 % à 2 % et compte tenu de la taille du marché réunionnais, l’AdC a accordé le bénéfice de circonstances « fortement atténuantes ».
Mais le coup est parti: « Nous regardons très attentivement tous les marchés domiens », répond le chargé des relations presse de l’AdC, tout en refusant de préciser le ou les secteur(s) d’activité regardé(s). D’autant que l’Autorité dispose d’une certaine capacité d’expertise en matière maritimo-portuaire: dans son avis de septembre 2009 sur le « fret maritime et la grande distribution dans les DOM », elle recommandait de réfléchir à une amélioration des circuits d’approvisionnement des îles; en avril 2010, elle sanctionnait certaines pratiques de manutentionnaires havrais, à la suite de la dénonciation de A.P. Møller-Mærsk.
Alors, autosaisine aux Antilles ou non?