Dès l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), Freddy Desplanques, avocat au barreau du Havre, a fait voler en éclats la composition des tribunaux maritimes commerciaux français. Le 2 juillet, le Conseil constitutionnel a ainsi jugé contraire à la Constitution l’article instituant la configuration de ces tribunaux qui réunissent un magistrat du siège, un administrateur et un voire deux agents des affaires maritimes, un ou deux marins et un greffier, également agent de l’administration. « La présence au sein du tribunal maritime commercial de personnels de l’État relevant de l’administration des affaires maritimes et qui demeurent dépendants de cette administration à qui est confiée par ailleurs la mission d’instruire et de poursuivre les affaires devant ce tribunal méconnaît tant les principes d’indépendance et d’impartialité du juge que le droit à un procès équitable », stipule le Conseil constitutionnel dans sa décision, qui précise également que, désormais, « les tribunaux maritimes commerciaux siégeront dans la composition des juridictions pénales de droit commun ».
« C’est une très bonne décision, estime Christian Scapel, avocat maritimiste au barreau de Marseille. Elle est conforme au principe de séparation des pouvoirs. » Pour sa part, Freddy Desplanques dit avoir « toujours été gêné par le fait que les affaires maritimes puissent constater, instruire, poursuivre et juger. J’ai vu des tribunaux rouvrir les débats seulement pour permettre aux affaires maritimes de fournir, a posteriori, les éléments qui réduisaient à néant une demande d’annulation de procédure », précise l’avocat, qui intervient devant les juridictions de Boulogne-sur-Mer, Dunkerque et Rouen, notamment pour le compte d’une coopérative maritime d’une centaine de bateaux de pêche. Les aménagements relativement récents – comme le fait de confier depuis 1993 la présidence du tribunal à un magistrat du siège et non plus à un administrateur des affaires maritimes – n’auront donc pas suffi à lever les suspicions qui entourent ces tribunaux. Une juridiction d’exception, « exceptionnellement bonne », selon le bon mot servi par Michel Quimbert, avocat maritimiste à Nantes, au garde des Sceaux Robert Badinter quand la suppression pure et simple de ces tribunaux émergeait une nouvelle fois.
Rythme de croisière
Dunkerque, Boulogne, Le Havre, Rouen, Saint-Malo, Brest, Lorient, Saint-Nazaire, Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Sète, Marseille et Ajaccio. Quatorze tribunaux maritimes commerciaux (TMC) fonctionnent aujourd’hui. Plus ou moins. Celui de Nantes, par exemple, n’a connu aucune audience depuis 2003. En revanche, celui de Brest a été réactivé depuis 2002, et ceux de Lorient et Marseille enregistrent une activité croissante. Dans tous les cas, ils ne se réunissent que lorsqu’un nombre suffisant d’affaires est atteint. Au total, selon le ministère de l’Écologie, ils ont rendu 152 jugements par an sur les cinq dernières années. Un chiffre plus élevé que la moyenne enregistrée sur la période 2000-2002 mais qui reste faible.
Il est vrai que le milieu de la mer a bien évolué depuis 1926, année de la loi portant code disciplinaire et pénal de la marine marchande sur lequel s’appuient les TMC pour statuer. Même l’appellation « commercial » « est trompeuse », selon Christian Scapel. En effet, ces tribunaux sont compétents pour certaines infractions nautiques (abordages, règles de circulation, accidents de navigation…) commises par les officiers et hommes d’équipage des navires de commerce, de pêche et de plaisance. Or, aujourd’hui, « 78 % des décisions rendues par les TMC concernent des infractions liées à la plaisance », explique Jean-Christophe Izard, chef du Bureau des affaires juridiques de la mer au ministère de l’Écologie. Elles concernent même parfois la totalité des affaires à juger, comme au cours de la session du 16 décembre 2009 devant le TMC d’Ajaccio: un mouillage en zone interdite (présence d’un avocat) et sept excès de vitesse… Des infractions aux règles de navigation sanctionnées d’amendes de quelques centaines d’euros (fermes ou avec sursis) qui justifient rarement le recours à un avocat.
Des tribunaux peu à peu marginalisés
« Il s’agit de juridictions pénales, les condamnations peuvent donc figurer au casier judiciaire, note tout de même Mathieu Croix, avocat spécialisé en droit maritime dans le même cabinet que Freddy Desplanques. Quand il y a collision, par exemple, une enquête nautique est diligentée. Généralement, pour ce type d’affaires, les prévenus prennent un avocat. » Les procédures étant souvent longues – notamment quand les marins poursuivis sont étrangers –, les avocats plaident davantage devant les tribunaux de commerce et les chambres arbitrales maritimes. « Mais une avarie sur marchandise traitée devant le tribunal de commerce pour obtenir un dédommagement peut comporter un volet TMC pour juger l’abordage à l’origine de l’avarie », précise Christian Scapel. En règle générale, le principe qui permet, depuis la loi du 11 juillet 2000, à une victime de saisir une juridiction civile pour obtenir réparation même si une absence de faute pénale non intentionnelle a été prononcée, a contribué à marginaliser les TMC. De même que l’impossibilité pour une victime de se constituer partie civile devant un tribunal maritime.
Conçus pour juger au plus juste ce qui se passe en mer et à bord de navires (excepté les navires de guerre), dans un milieu où les conséquences d’un acte peuvent être autrement plus graves que sur la terre ferme, les TMC voient ainsi un nombre croissant d’infractions au caractère maritime pourtant avéré leur échapper. Et ce, malgré les amendements apportés, au fil de l’eau, au code disciplinaire et pénal de la marine marchande.
Dérive correctionnelle
« Depuis que la présidence du TMC a été confiée à un magistrat du siège, il est devenu plus difficile de réunir le tribunal, observe Michel Quimbert, avocat et président du Conseil supérieur de la marine marchande. Et puis, il y a une nette tendance à la correctionnalisation des affaires. Certes, les TMC sont l’héritage d’un système ancien, un peu familial, qui a vécu et qui doit être amélioré, mais je n’ai pas toujours été ébloui par les décisions de tribunaux correctionnels en matière maritime… » De la même façon, l’Association française des capitaines de navire regrette le fait que « de plus en plus souvent, un procureur de la République se saisit d’affaires qui […] devraient être instrumentées par un administrateur des affaires maritimes pour renvoi éventuel devant […] le TMC et non pas devant un tribunal correctionnel ou un TGI ». Crime de lèse-majesté, en 2007, le code a été amendé pour obliger le capitaine à demander l’accord du procureur de la République avant de consigner quelqu’un à bord.
Une vaste réforme s’annonce
Élaborée avant que la décision du Conseil constitutionnel ne tombe, une profonde réforme du régime disciplinaire et pénal de la marine marchande et des tribunaux maritimes commerciaux est en marche. Un article autorisant le gouvernement à réaliser cette réforme par voie d’ordonnance a été intégré au projet de loi relatif à la répartition du contentieux déposé au Sénat en mars 2010. En parallèle, le projet d’ordonnance doit être soumis au Conseil supérieur de la marine marchande, présidé par l’avocat Michel Quimbert.
La réforme prévoit que les anachronismes procéduraux, tels que la confusion des phases d’enquête et d’instruction assurées par l’administration des affaires maritimes et l’absence de parquet à l’audience pour certaines infractions délictuelles, soient levés. Aujourd’hui, les PV d’infractions prévues par le CDPMM sont transmis au directeur régional des affaires maritimes, qui décide du renvoi ou non devant le TMC. « Avec la réforme, nous aurions demain un schéma classique avec une police spécialisée – comme il existe la police de l’environnement ou de l’urbanisme – qui avise le procureur, celui-ci décidant des poursuites », souligne Marc Rouchayrole, adjoint à la directrice des affaires juridiques au ministère de l’Écologie. Quant aux compétences: « Entrera dans le champ du futur tribunal maritime, tel que décrit dans le projet, l’ensemble des comportements maritimes et leurs conséquences, poursuit-il. On va ainsi créer un bloc de compétences pour avoir une cohérence là où, actuellement, des tribunaux décident d’agréger des affaires. » Dans cet esprit, la liste des infractions a été revue. Certaines, obsolètes, vont disparaître. D’autres seront précisées ou ajoutées, telles que les infractions idoines au code des transports (récemment publié) et au code pénal, et celles qui ont trait au paquet Erika III. En parallèle, dans le cadre de la rationalisation des juridictions spécialisées relancée par le rapport Guinchard, il est question de réduire de quatorze à cinq le nombre des tribunaux maritimes, tout en couplant certains (Brest, Le Havre et Marseille) avec les juridictions du littoral maritime spécialisées. Objectif: un flux d’activité suffisamment soutenu pour assurer une véritable spécialisation des magistrats, d’autant que, notait le rapport, « la complexité de la matière sera accrue au terme de la réforme », et que le nombre d’infractions pourrait aller en augmentant avec la future intervention d’agents de police judiciaire pour constater les délits maritimes. Enfin, les TMC devraient perdre leur épithète « commercial » pour devenir des « tribunaux maritimes » à part entière.