Venant de Houston et se dirigeant vers la Corée du Sud avec 6 000 t de graisse animale, 6 000 t de graisse végétale et 10 500 t de xylène (liquide qui s’évapore vite et dont les vapeurs, plus lourdes que l’air, sont très inflammables), le chimiquier maltais à double coque, livré neuf en 2009, s’échoue à 16 nœuds, à 4 h 36 locales le 10 février dans le nord-est de l’île française de Clipperton. Il termine sa course sur une centaine de mètres de sable et de corail. La coque reste intacte. Heureusement car l’atoll, désert, est à plus de 5 000 km à l’est de Tahiti et à près de 1 300 km à l’ouest du Mexique. Après deux allégements de la cargaison, le chimiquier exploité par le groupe norvégien Eitzen Chemical est déséchoué le 6 mars avec l’aide de deux remorqueurs affrétés par V. Ships (Glasgow) qui assure la gestion technique du navire.
« Le navire est neuf. L’ergonomie de la passerelle et les équipements, en bon état de fonctionnement, sont adaptés à la navigation pratiquée », note le rapport du BEAmer qui ne s’est pas rendu sur place, est-il précisé. Car « une huitaine de jours après l’accident, il s’est avéré que le risque de “graves dommages à l’environnement” est a priori écarté: cet événement de mer n’est donc pas un accident très grave, au sens des définitions du code de l’OMI. Pour cette raison, le BEAmer n’a pas entrepris un déplacement sur zone nécessitant une logistique lourde ». Le principe « pas d’accident grave, pas d’enquête » pourrait faire débat, surtout après le sauvetage réussi du chimiquier Uranus.
Le BEAmer a donc travaillé, à partir du 3 mars, sur les procès-verbaux des auditions conduites par un officier de police judiciaire « assisté de deux interprètes (français-anglais et français-russe, respectivement chef de quart et fusillier-marin de la frégate Courbet arrivée sur zone le 26 février) ». Et, à partir du 25 mai, sur les copies des documents de bord et des enregistrements des cartes électroniques (ECDIS) et des données du voyage. « Les éléments transmis sont suffisants » pour permettre la rédaction du rapport
Un nuage à 11 milles
« Les défaillances majeures du capitaine et des trois chefs de quart dans la conduite du navire constituent le facteur déterminant de l’accident », conclut le BEA qui rend hommage au « professionnalisme » de leur conduite après l’échouement. Il recommande à l’OMI de « réhausser le niveau de formation minimal requis pour la délivrance des titres STCW ».
Dans le détail, le rapport note que, si la route tracée sur la carte papier « semble avoir été effacée », les points reportés toutes les deux heures sont néanmoins visibles et montrent que le navire est passé à l’intérieur de la ligne de sonde des 200 m qui entoure Clipperton. La carte électronique tribord indique une route passant à un demi-mille du centre de l’île dans une zone où les profondeurs vont de zéro à − 30 m. Toujours est-il que le 10 février, le ciel est très nuageux avec averses, mais la visibilité bonne. À 3 h 55, le second capitaine ukrainien (43 ans) monte en passerelle prendre son quart et ainsi relever le premier lieutenant russe (27 ans; à bord depuis décembre 2009), officier chargé de la navigation. Les deux naviguent sur cette ligne pour la première fois, tout comme le commandant russe (50 ans; à bord depuis fin janvier 2010). À 3 h 56, le second capitaine perçoit qu’un écho est « plotté » à 11,05 MN: le premier lieutenant lui indique qu’il s’agit « vraisemblablement d’un nuage » (le point culminant de l’île est à 29 m). Le second capitaine s’installe dans l’angle tribord avant de la passerelle « pour fumer une cigarette et boire un premier café. Les écrans du radar et de l’ECDIS tribord sont hors de son champ visuel ». Une minute plus tard, l’écho est « désélectionné par le premier lieutenant avant que le calculateur de l’ARPA ne soit stabilisé (vitesse incohérente de la cible). Il désactive ainsi la possibilité d’une alarme lorsque le navire sera en situation très rapprochée de l’île ». À 4 h 00, le premier lieutenant quitte la passerelle sans susciter l’intérêt du second capitaine pour la position exacte du navire. Douze minutes plus tard, le navire est encore à 6 MN de Clipperton. Son écho radar est « très net ». Les fonctions « intelligentes » du radar « ne sont toujours pas sollicitées ». À 4 h 29, le cercle variable du radar (2 MN) vient tangenter le bord de l’île. Sept minutes plus tard, le Sichem-Osprey s’échoue « sans heurt »… à 16 nœuds.
V. Ships utilise les compétences de Seatec Services, société sœur de V. Ships consulting, pour évaluer, à bord, les aptitudes des équipages, note le BEA. Ces évaluations concernent la « familiarisation aux équipements et la préparation aux situations d’urgence. Elles permettent alors de déployer des formations spécifiques dont certains items sont fondamentaux pour la conduite du navire: gestion des ressources passerelle et planification de la traversée notamment. (…) Il ressort de la situation à bord du Sichem-Osprey que les officiers pont n’auraient pas été “évalués”avant d’entreprendre une longue navigation les conduisant du Sud-Est des États-Unis (le commandant a embarqué à Houston) à la Corée du Sud. Ce déficit d’évaluation et de formation, imputable au gestionnaire technique du navire, pourrait également constituer un facteur sous-jacent de l’accident ».