Rokia-Delmas : une longue suite d'incidents qui aurait pu plus mal finir

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Le Bureau d'enquêtes sur les événements de mer (BEAmer) vient de diffuser un impressionnant rapport sur les circonstances de l'échouement du Rokia-Delmas le 24 octobre 2006 au sud de l'Île-de-Ré. Une nouvelle illustration de la pertinence de la loi de Murphy.

Venant d'Afrique de l'Ouest, ce roulier porte-conteneurs panaméen, de 1985, quitte Vigo le 22 octobre, avec 7 490 t conteneurisées et 5 500 t. de bois en palettes ou en paquets. Compte tenu du mauvais temps prévu, l'équipage met 4h. pour contrôler et reprendre le saisissage. L'alternateur attelé est hors service. Un seul propulseur est alors utilisable. Son ETA La Pallice est 4 h 00 le 24.

Les 20 derniers milles

Le 24, à 1 h 35, le commandant demande au personnel de la machine de se préparer à manoeuvrer dans une heure. Il reste 20 milles à parcourir. La capitainerie vient de prévenir que le port est fermé du fait du mauvais temps ; le navire devrait donc mouiller sur rade comme d'autres. Elle invite le navire à rappeler dans une heure pour avoir la position précise du mouillage. Bonne visibilité mais vent de force 9 du SO avec rafales à 10. Un bruit de heurt contre la structure du navire attire l'attention du commandant. Bruit qu'il situe vers le pont abri, sur tribord. Vers 2 h. le second capitaine informe le commandant qu'une partie des palettes de bois s'est désarrimée mais que les conteneurs les empêchent de bouger dans le sens longitudinal.

Les deux derniers milles

À 2 h 36, le navire passe progressivement du cap 64 au 98 pour se présenter devant l'entrée du chenal. Il commence alors à rouler très fortement. Le port lui précise sa zone de mouillage vers 2 h 50 et la force du vent : 45 à 50 noeuds ; rafales de 60 à 65 noeuds. Pour faire venir son navire au Sud de la route, le commandant fait gouverner entre le 102 et 105. Les embardées de 20° à 30 ° se succèdent ; le navire est travers au vent et à la mer.

À 3 h 20, le moteur principal stoppe. Le commandant envoie le second capitaine, le bosco et un matelot dessaisir les ancres pour être paré à mouiller. Le second glisse et se casse le bras en chemin à la suite d'un violent coup de gîte. Cela « lui évite d'être projeté à la mer » estime le BEA.

Le commandant prévient le port et demande l'assistance de deux remorqueurs.

Vers 3 h 35, le moteur repart. Le commandant tente de regagner le large. Vers 3 h 40, le moteur stoppe définitivement. Le commandant en informe le port, renouvelle sa demande de deux remorqueurs et demande une assistance médicale. Il contacte le responsable ISM à Marseille. Le chef mécanicien prévient le commandant que la cause de cet arrêt vient du « désamorçage des pompes à huile dont l'origine serait des entrées d'air provoqués par le déplacement de l'huile dans le tank de retour à la suite des violents coups de roulis et de la gîte sur bâbord ».

Le navire repart travers, roule violemment et ses trois groupes électrogènes...s'arrêtent vers 4 h 08. Seul le groupe de secours peut encore alimenter les feux de navigation et les deux VHF. Deux minutes plus tard, l'ancre bâbord est mouillée, très court. Mais l'ancre de tribord ne peut l'être, car cela est trop dangereux, explique l'équipage. À 4 h 20, le commandant demande l'assistance immédiate de remorqueurs. Cinq minutes plus tard, la machine l'informe que les bouteilles d'air comprimé sont vides et que les compresseurs d'air connaissent eux aussi des problèmes de graissage. Le commandant demande à l'équipage de se préparer à évacuer. Le navire ne vient pas au vent et continue à dériver mais faute d'instruments, le commandant ne peut mesurer sa route. la gîte permanente est estimée à 45°. Vers 4 h 40, le groupe de secours s'arrête. En fait, le commandant apprendra plus tard que c'est l'électricien qui l'a coupé à la suite d'un début d'incendie.

Non sans mal, le second est hélitreuillé vers 5 h 25. Le navire touche le fond dix minutes plus tard. En position stable, 20 hommes d'équipage sont hélitreuillés vers 6 h 05. Mais le commandant refuse de quitter de bord et demande à quatre officiers et au bosco de rester avec lui. Les remorqueurs arrivent. Le bord constate que de nombreux conteneurs ont bougé et que la salle des machines est envahie. Le groupe électrogène de secours est remis en route mais sa puissance ne permet pas d'alimenter les pompes d'assèchement. Le navire est finalement déclaré en perte totale un peu plus tard.

Comment ?

Bien sûr, les conditions météo sont jugées par le BEA comme « constituant l'un des facteurs déterminants du sinistre et de l'accident du second capitaine ». « Le désarmorçage des pompes à huile au roulis qui a provoqué l'arrêt du moteur est dû à un maintien de niveau d'huile trop bas dans le ballast de retour d'huile (...) lequel constitue un facteur déterminant dans la perte de propulsion (...)».

L'arrêt des groupes électrogènes est « probablement » dû lui aussi à un niveau d'huile trop bas dans les carters. La perte de production principale d'électricité a constitué un « facteur aggravant dans le déroulement des faits ».

Autre facteur aggravant, les problèmes de graissage des compresseurs d'air. Le black out total résultant de l'arrêt du groupe de secours « aggrave » la situation.

L'état mécanique des guindeaux a retenu l'attention des enquêteurs mais pas celle de la société de classification lors de la visite annuelle de septembre 2006. « (...) Les défaillances relevées sur les guindeaux ont privé le navire de la totalité de ses deux lignes de mouillage. Seule la bâbord a pu être mouillée de (...) seulement 165 m ce qui était insuffisant pour tenir le navire. Toutefois, il n'est pas certain que le fait de pouvoir mouiller les deux ancres aurait permis de stopper le navire, compte tenu des conditions météo et de la nature du fond. Il n'en demeure pas moins que ces défaillances peuvent être retenues comme un facteur aggravant ».

Bien évidemment, le ripage de la cargaison sur bâbord, soit environ 350 t, n'a pas aidé le bord.

connaissance du navire

Les officiers, principalement croates, ne sont pas oubliés. Pour son premier embarquement sur le Rokia-Delmas et son premier contrat avec CMA CGM, le commandant a suivi le plan de traversée préalablement établi « sans différer son entrée à La Pallice malgré les conditions météorologiques ».

Chargé de la sécurité du navire et de la maintenance des apparaux, le second capitaine « devait connaître les difficultés d'utilisation du guindeau tribord et prendre les dispositions nécessaires pour la remise en l'état ». Premier contrat avec CMA CGM ; premier embarquement sur ce navire.

Idem pour le chef mécanicien qui « n'a pas distingué immédiatement, parmi les alarmes affichées, celle correspondant à l'arrêt moteur. (...). A la machine, l'électricien et le second mécanicien étaient les plus expérimentés. Aussi les enquêteurs du BEAmer considèrent-ils que ce manque de connaissance du navire est en rapport avec l'événement et a été préjudiciables à la gestion de la situation ».

L'accident du second « a contribué à aggraver la situation critique dans laquelle se trouvait le navire privant le capitaine de son principal adjoint et retardant le mouillage de 15 minutes. Enfin la présence d'un blessé à bord rendait l'évacuation de l'équipage plus urgente ».

Pour se familiariser avec l'exploitation commerciale et technique du navire ainsi qu'avec le système ISM, le commandant a suivi une formation de deux jours. Ce qui est court, estime le BEA compte tenu de l'importance du rôle du capitaine.

Un retour d'expérience

À l'attention des équipages, le BEA préconise :

- « que le plan de traversée doit être adapté aux conditions météorologiques rencontrées.

- qu'il est de la responsabilité du chef mécanicien de donner les instructions nécessaires pour assurer le fonctionnement des installations en toute sécurité

dans toutes les circonstances de navigation.

- que toute irrégularité, accident et incident potentiellement dangereux pour la sécurité doit être rapporté à terre, conformément aux dispositions décrites dans le système de gestion de la sécurité de la compagnie ».

A l'attention de l'armateur, le BEA rappelle :

- que le Code ISM est un outil de prévention des accidents de mer dans lequel la gestion des ressources humaines liées à la sécurité et à la prévention de la

pollution est essentielle.

- qu'il est de la responsabilité de l'armateur de veiller à la bonne application des instructions et procédures garantissant la sécurité de l'exploitation du navire.

- qu'il doit s'assurer, lors de changement complet d'équipage, que le transfert des données et des paramètres de fonctionnement liés à la sécurité et aux opérations du navire est bien réalisé».

Le BEAmer recommande donc :

- « une meilleure application à bord comme à terre des dispositions du système de gestion de la sécurité mis en place ».

À l'attention des sociétés de classification, le BEAmer recommande « plus d'attention lors des actions d'inspection et de contrôle d'équipements essentiels comme les apparaux de mouillage ».

À l'attention des autorités portuaires, le BEA suggère « en cas de consignation du port pour des raisons météorologiques, de communiquer sans délai cette information aux navires attendus et d'informer les autorités maritimes en charge de la diffusion de l'information nautique (COM) et de la surveillance de la navigation (CROSS) ».

Enfin, le BEA note qu'à la date de parution du présent rapport (juin 2009), il a pu constater que l'armateur a procédé à un « important retour d'expérience, visant notamment à fiabiliser les différents outils de prévention des accidents ». Ce qui ne peut que réjouir le P&I Club et les assureurs qui ont pris en charge le coût du démantèlement de l'épave, du remboursement du navire et de l'indemnisation de la cargaison.

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