Faudra-t-il s’attendre à une longue période de conflictualité en mer ? S'il fallait une démonstration supplémentaire de l’état de tension dans lequel se trouve actuellement l’environnement international, les soupçons systématiques portant sur le sabotage de câbles sous-marins pourraient remplir cet emploi. Alors qu’il y a une centaine de ces gros tuyaux de fibre optique endommagés chaque année pour des raisons accidentelles liées à la navigation, les derniers incidents (non revendiqués) autour de ces objets essentiels aux flux numériques sont vite classés parmi les actes malveillants. « Il s’est développé un discours alarmiste dans un contexte international de tensions et de conflits et de capacités croissantes des États à pénétrer dans les fonds marins : autrefois laissés pour compte, ces espaces deviennent ceux d’une confrontation potentielle », indiquait Camille Morel, chercheuse en relations internationales et auteure de plusieurs ouvrages sur la géopolitique des câbles sous-marins. Dans un entretien à Médiapart, elle rappelle justement qu’il est pourtant difficile de discriminer les flux qui y passent. Cela vaut aussi pour les malveillants qui se trouvent dans l’incapacité de toucher une cible déterminée. Mais les attaques en mer Rouge auront démontré que les effets recherchés des « architectes du chaos » sont d’abord et avant tout de « déranger » le cours des choses.
Pour autant, quand les incidents sont observés en Baltique, sphère d’influence de la Russie, en guerre contre l’Ukraine, les autorités européennes et de l'Otan sont en alerte d'autant qu'ils disposeraient d'un faisceau de preuves (accumulées depuis 2014) sur le fait que le grand voisin a cartographié les fonds marins. Avec la guerre en Ukraine, cette mer de l'Union européenne (hors Russie) depuis 1995 – dont le trafic maritime peut représenter selon les années jusqu'à 10 % du total européen–, est devenue un enjeu pour son potentiel de déstabilisation de l'économie. Et certains dirigeants n'hésitent pas à évoquer une « guerre hybride ».
Multiplication des événements
Ces dernières semaines, avec la multiplication des événements, le doigt accusateur s’est pointé plus formellement sur le Kremlin. « Les dommages causés aux infrastructures sous-marines sensibles sont devenus si fréquents qu'il est difficile de croire à des accidents ou à de simples mauvaises manœuvres maritimes, estime le ministre estonien des Affaires étrangères, Margus Tsahkna. Traîner une ancre sur le fond marin peut difficilement être considéré comme un accident ». Le dirigeant politique réagissait au dernier incident en date. La police finlandaise a ouvert le 26 décembre une enquête pour « sabotage et interférence aggravée dans les communications » visant un pétrolier, qui serait exploité sous couvert de la flotte fantôme russe, ces navires classés, enregistrés, immatriculés, exploités en dehors des normes officielles pour des opérations clandestines et des trafics illicites. L'Eagle S, battant pavillon des îles Cook, est mis en cause par les autorités finlandaises dans la coupure du câble sous-marin EstLink 2 (liaison à courant continue entre la Finlande et l'Estonie), survenue le 25 décembre. Le navire a été arraisonné puis déplacé sous escorte vers la rade du port de Kilpilahti, à 40 km à l'est d'Helsinki, où il se trouve toujours. Huit membres de l'équipage sont retenus par la police finlandaise pour leur implication présumée dans les dégradations avec interdiction de quitter le territoire finlandais.
L'étude sous-marine de l'enquête (classée « criminelle ») conduite par le Bureau finlandais d'enquête (NBI) fait état de « traces de trainée » sur plusieurs dizaines de kilomètres. « Les travaux de réparation ont commencé et, parallèlement, des échantillons ont été prélevés », a précisé la police finlandaise.
L'UE s'arc-boute sur les navires fantômes
Bruxelles avait immédiatement réagi à l’incident fin décembre, en annonçant de nouvelles sanctions contre les navires russes, dont les pratiques de contournement notamment du dispositif de plafonnement de pétrole du G7 ont déjà fait l'objet de nombreuses mesures, sans grand succès. Les dernières en date, visant une cinquantaine de pétroliers russes, ont été présentées à la mi-décembre dans le cadre du 15e paquet de sanctions.
« Nous condamnons fermement toute destruction délibérée des infrastructures essentielles de l’Europe. Le navire suspect fait partie de la flotte fantôme de la Russie, qui menace la sécurité et l'environnement, tout en finançant le budget de guerre de la Russie. Nous proposerons d'autres mesures, y compris des sanctions, pour cibler cette flotte », avait alors précisé la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas. La liste des navires et des compagnies maritimes n’a cessé de s'allonger mais en volumes, le pétrole russe continue largement de transiter, notamment par transferts de pétrole de navire en navire (STS) en haute-mer pour brouiller l'origine et les destinations. Bruxelles prévoit par ailleurs de « protéger les câbles sous-marins, notamment en améliorant l'échange d'informations, en mettant en oeuvre de nouvelles technologies de détection ainsi que des capacités de réparation sous-marine et en coopérant au niveau international ».
L'Otan promet plus de présence militaire
Face à la « menace que représente la flotte fantôme russe ». a indiqué de son côté l'Otan, que la Finlande et la Suède ont récemment rejoint, sa présence militaire dans la région va être renforcée.
Le 14 janvier, un sommet sur la sécurité en mer Baltique avec les pays de l’Otan concernés doit se tenir à Helsinski, porteur de l'initiative. Le chef de l’Alliance atlantique Mark Rutte, les dirigeants du Danemark, d’Allemagne, de Lettonie, de Lituanie, de Pologne, de Suède ainsi que la vice-présidente exécutive de la Commission européenne, Henna Virkkunen y sont attendus. Les discussions se concentreront sur le « renforcement de la présence de l’Otan en mer Baltique » et sur « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des infrastructures sous-marines critiques », précise le communiqué du bureau du président finlandais Alexander Stubb, qui coprésidera la réunion aux côtés du Premier ministre estonien, Kristen Michal.
Agitation et fébrilité
Depuis le sabotage en septembre 2022 des gazoducs Nord Stream 1, qui desservait l'Europe en gaz russe via l'Allemagne, et de son clone (Nord Stream 2), opérationnel mais jamais entré en service, plusieurs incidents ont été relevés. En octobre 2023, un gazoduc sous-marin entre la Finlande et l'Estonie, le Balticconnector, avait été endommagé par l'ancre du porte-conteneurs New Polar Bear, enregistré à Hong Kong.
L'enquête judiciaire en cours sur le sabotage les 17 et 18 novembre dernier de l'Arelion, câble reliant l'île suédoise de Gotland à la Lituanie, et du C-Lion1 entre la Finlande à l'Allemagne, est aux mains de l'Autorité suédoise sur les accidents (SHK). Sur ce dossier, le vraquier chinois Yi Peng 3 a été mis en cause avant d’être autorisé à reprendre la mer.
La Lituanie, qui doit prochainement se déconnecter du réseau électrique russe tout comme la Lettonie et l’Estonie, a annoncé le 8 janvier qu’elle allait renforcer les mesures de sécurité sur la connexion électrique la reliant à la Pologne voisine et à l’UE, par crainte de sabotages éventuels. Les trois jumeaux baltes ont décidé en 2018 de synchroniser leurs réseaux électriques avec le système continental européen (accès via la Pologne), après avoir obtenu un soutien financier européen.
Vilnius a en outre indiqué que le Service de sécurité publique, chargé de protéger des infrastructures critiques, commencerait à surveiller le pont énergétique entre la Lituanie et la Pologne (LitPol Link), dès le 15 janvier, et non pas seulement en avril comme prévu auparavant.
Mer de Chine : les câbles au cœur des tensions entre Pékin et Taipei
À l’autre bout du monde, en mer de Chine, une autre bataille navale se joue avec les menaces répétées de la marine chinoise contre Taïwan dans des zones dites « grises ». Les garde-côtes de Taïpei viennent d'accuser un navire chinois d'avoir endommagé un câble de télécommunications sous-marin (faisant partie du Trans-Pacific Express Cable System) en traînant son ancre au nord-est de l'île. Le Shunxing39, battant pavillons camerounais et tanzanien et de propriété hongkongaise, a été intercepté le 6 janvier après le signalement par la société de télécoms Chunghwa Telecom.
« La possibilité qu'un navire chinois sous pavillon de complaisance se livre à un harcèlement en zone grise ne peut être exclue », ont estimé les garde-côtes de l’île que Pékin revendique comme partie intégrante de son territoire. Taipei craint que la Chine ne coupe les liens de communication avec l'île dans le cadre de sa stratégie de conquête impériale.
En février 2023, deux lignes de télécommunications sous-marines desservant l'archipel taïwanais de Matsu avaient été coupées, perturbant les communications pendant des semaines. Taïwan avait alors sous-entendu une implication chinoise.
À l'incident du 6 janvier, Pékin a réagi en accusant le « pouvoir à Taïwan [démocrate progressiste, NDLR] d’avoir délibérément fait de la publicité à partir de rien (...), montrant pleinement que les autorités ne cesseront pas leurs subterfuges sans scrupules anti-Chine ». Les propos ont été tenus par Chen Binhua, le porte-parole du Bureau chinois des affaires taïwanaises, sur la chaîne étatique CCTV.
Adeline Descamps