Les décisions prises par les États de restreindre les mouvements à l'intérieur et à l'extérieur de leurs frontières provoquent de nombreuses perturbations dans l’acheminement des marchandises dites essentielles. Les personnels des transports peuvent-ils être traités comme des travailleurs clés ?
Alors que ces derniers jours, les problématiques liées au changement d’équipage se faisaient jour, les fédérations professionnelles européennes et organisations internationales, représentatives du secteur, se relaient pour appeler les pouvoirs publics à lever les barrières qui entravent la mobilité des marins, demandant qu’ils soient exemptés des interdictions de voyager dans l'UE et traités comme des travailleurs clefs.
Dans le cadre des mesures de confinement, les États cherchent de plus en plus à restreindre les mouvements à l'intérieur et à l'extérieur de leurs frontières, ce qui n’est pas sans soulever des problématiques de fonctionnement, que nous avons posées dès mi-mars : relèves d’équipages, inspections des navires, certificats des gens de mer… qui ne peuvent plus être assurées ou délivrés.
Le secrétaire général de l’OMI a demandé à cet égard à ses États-membres des règles « mesurées », « concertées », dictées par le bon sens et « le pragmatisme ». Son homologue de la CNUCED, Mukhisa Kituyi, insistait pour sa part sur le contresens à demander à la chaîne logistique d’assurer une continuité de services pour que les denrées de première nécessité et de santé soient bien acheminées en temps et en heure, et dans le même temps, à ériger des murs. Ils appelaient les dirigeants du G20, qui se réunissaient ce 26 mars en session extraordinaire, à assurer aux marins une même liberté de mouvement qu’aux personnels de la santé.
Appel de 33 organisations professionnelles pour ne pas entraver le transport maritime
Le sujet est loin d’être anodin : chaque mois, ce sont quelque 100 000 navigants qui doivent changer d'équipage. Les syndicats, et notamment l’ITF, la fédération internationale des syndicats des employés du transport, mais aussi l’ICS (la Chambre internationale de la marine marchande) demandent ce que les temps impartis dans les contrats de travail soient respectés de façon à ce que les marins, qui ont parfois passé plusieurs mois en mer, puissent rentrer chez eux au terme de leur contrat.
En France, ce n’est pas tout à fait la position de la CFE-CGC qui comprend la « décision prise par les armateurs de geler les relèves », reconnaît Pierre Maupoint de Vandeul, président de la CFE-CGC des officiers de marine. Les syndicats de navigants ont adressé au ministère une liste de questions au sujet des relèves d’équipage. Il leur a été répondu que la durée légale du travail avait été assouplie afin que les membres d’équipage puissent rester en mer pendant six mois au lieu des deux à trois mois habituels. L'autre préoccupation est celui des quarantaines imposées avant l'embarquement, qui écourtent d'autant le temps de repos et le séjour en famille.
Le maillon humain de la chaîne reste le navigant
Fournir des soins médicaux à tout un équipage loin en mer ?
Les compagnies, elles, annoncent tour à tour qu’elles suspendent les changements d’équipage. « Nous préférons éviter de courir le risque. Nous avons avisé les bords, les relèves sont suspendues », indiquait au JMM le 19 mars Fernand Bozzoni, président de la Socatra, pour lequel « la pire crainte serait de découvrir un cas suspect au milieu des océans ».
Fernard Bozzoni relaie une inquiétude que partagent de nombreux transporteurs maritimes. Avoir des marins malades en mer est un scénario noir pour les exploitants de navires. « Aucun navire commercial n'est équipé pour prendre en charge un membre d'équipage gravement atteint par le virus, qui nécessite des ventilateurs de réanimation et des soins intensifs. Sur les services océaniques, les navires sont isolés en mer et donc loin des secours », indique Henrik Jensen. Le directeur général du ship manager allemand Danica n’hésite pas à aborder une autre question douloureuse. « Les armateurs doivent être prêts à gérer des situations dans lesquelles les proches des marins à bord tomberaient malades ou décèderaient. Il ne serait alors pas possible de rapatrier le marin pour qu'il soit avec sa famille, comme cela peut être fait en temps normal. »
La position du gestionnaire de flotte détonne quelque peu dans le concert des voix qui s’expriment à ce sujet. Il exhorte les marins à rester chez eux, estimant que les gens de mer courent un plus grand risque lors des transferts. Ou alors il faut selon lui instaurer de longues affectations jusqu'à ce que la pandémie soit mieux maîtrisée.
« Je comprends la position de ceux qui militent pour le respect des changements d'équipage à temps. Cependant, avec un potentiel de 100 000 marins qui transitent chaque mois, je ne crois pas que ce soit la meilleure approche pour le moment. Certains exploitants de navires craignent un trop grand stress si les équipages doivent rester à bord plus longtemps. Cependant, pour ceux dont la durée de contrat est de quatre à sept mois, je ne pense pas qu’allonger la durée de la mission soit un problème. Ils prennent un risque dans les transferts. Et nous, en organisant les relèves, nous mettons potentiellement en danger la santé des marins à bord », explique encore Henrik Jensen.
Limiter les interactions sociales
D'autres armements ont aussi fait le choix de garder les équipages confinés à bord pour limiter les interactions sociales. « Nos mesures de précaution ont été renforcées, avec des mesures particulières mises en place pour garantir la sécurité de nos navigants à bord des navires tout en maintenant la fluidité de nos opérations autant que possible », indique au JMM le groupe CMA CGM. Comme son homologue danois Maersk, l’armateur basé à Marseille a préféré « suspendre les relèves d’équipage au moins pour un mois, ce qui permet d’éviter les croisements de personnes à bord de nos navires ».
Dans certaines compagnies de ferries, les changements d’équipage ont également été reportées à la fin du mois de mars. Et les relèves sont confinées elles aussi pendant 15 jours avant la prise de service afin de s’assurer qu’elles n’aient pas contracté le virus. Corsica Linea, qui a suspendu le transport de passagers, utilise les navires disponibles pour, le cas échéant, remplacer un ferry dont l'équipage aurait été contaminé.
Risque de manque de main d'œuvre dans le ferry et le remorquage
Certains États du port ont encadré strictement la question. L'Autorité maritime et portuaire de Singapour (MPA) a ainsi révisé ses clauses de précaution Covid-19 pour y inclure une interdiction de changement d'équipage. Ce qui signifie donc que les navigants ne seront pas autorisés à débarquer à Singapour. Depuis le 24 janvier, la MPA a systématisé le contrôle de la température à tous les points de contrôle en mer, y compris sur les terminaux de ferries ou à conteneurs de PSA pour les opérateurs entrants. Singapour a ensuite cessé les escales pour tous les navires de croisière dès le 13 mars.
La Malaisie a également pris des mesures pour limiter les déplacements des équipages. Elle a instauré une quarantaine pour les navires en provenance de plusieurs pays, dont la Chine, la Corée du Sud, le Japon, l'Italie, l'Iran et les États-Unis. Les membres d'équipage ne sont pas autorisés à descendre à terre.
En Chine, le gouvernement compte assouplir les restrictions relatives aux changements d'équipage dans les ports, mais uniquement pour les marins nationaux. Et avec une approche au cas par cas, selon ses ports. 10 000 d’entre eux seraient concernés par une expiration de leur mission d'ici la fin mai. Shanghai, port à conteneurs le plus fréquenté du monde, a publié une série de règles régissant le transfert des équipages. Toutefois, toute relève de marins étrangers ayant séjourné dans des pays où sévissent des infections graves « ne sera en principe pas organisée dans les ports chinois », ont indiqué les autorités du pays.
Perturbations conséquentes dans les services
Quels que soient les « assouplissements » accordés, la politique consistant à ériger des murs provoque des perturbations conséquentes dans les services et affecte les chaînes d'approvisionnement, surtout en Europe. Dans plusieurs ports, les marchandises en transit sont déjà affectées et les médicaments et équipements essentiels sont bloqués, indiquent les professionnels. L'organe exécutif de l'UE a demandé à ses États membres de désigner des points de passage « verts » et « prioritaires » sur le réseau transeuropéen de transport (RTE-T). Il faudra ensuite désigner strictement ce qui est entendu par « voyage non essentiel » que l’UE veut interdire au sein de son espace.
Adeline Descamps et Myriam Guillemaud-Silenko