GTT est rompu aux mouvements de roulis. L’actionnariat a bougé depuis la création de l’entreprise sous son appellation actuelle. GTT est issue de la fusion en 1994 de Gaztransport et de la division maritime de Technigaz, deux technologies rivales qui avaient déjà une longue expérience dans le transport du GNL. Le leader des membranes cryogéniques, coté en bourse depuis 2016, a vu passer dans son capital Total (30 % initialement), qui cédera sa dernière participation de 10,4 % en 2014 au fonds souverain singapourien Temasek (actionnaire des deux grands constructeurs singapouriens Keppel et Sembcorp et de Pavilion energy, l’importateur singapourien de GNL), Bouygues Offshore (30 %), qui sera racheté par Saipem en 2002 lequel cèdera sa part au fonds d’investissement américain Hellman & Friedman en 2008. Aucun d’entre eux n’est sorti de cette « pépite » (qualificatif qui fait consensus quand on évoque l’entreprise) sans généreux dividendes.
Mais Engie, dont on a chroniquement spéculé sur sa volonté de sortir, est resté un actionnaire d’une grande stabilité. Si bien que le capital de l’ETI est à ce jour partagé entre le flottant (59,03 %) et Engie (le solde par GDF International à 0,33 % et les dirigeants et salariés à 0,54 %).
Dans le cadre de sa stratégie de recentrage dans les renouvelables et les infrastructures gazières, l’historique investisseur souhaite quitter le navire et vendre tout ou partie de sa participation de 40,07 % qu’il avait acquise quand il s’appelait encore GDF Suez. Engie en a fait part à l’occasion de la publication de ses résultats du troisième trimestre (en baisse de 8,5 %, à 39,6 Md€) le 13 novembre. Le groupe avait indiqué en juillet mettre « sous revue stratégique » son portefeuille d’activités dans les services sur un périmètre concernant un chiffre d’affaires de 12 à 13 Md€. Il vient de présenter les activités appelées à sortir de son giron. Elles seront confiées à une entité créée ad hoc, dont le sort – vente, introduction en Bourse ou ouverture à un tour de table – doit encore être déterminé.
Le groupe gazier s’est activé ces derniers temps pour sortir du GNL en tant que carburant marin. Il s’était déjà délesté de son portefeuille d’actifs amont auprès de Total en 2018 pour une valeur de 1,5 Md$. Il vient de solder sa participation dans son aventure commune avec NYK, Engie Mitsubishi et Fluxys en vue d’assurer le soutage de GNL marin avec l’Engie Zeebrugge. Il s’est désengagé il y a quelques jours d’un mirifique projet d’importation de GNL aux États-Unis mais avance des motivations environnementales.
Le GNL dans les starting-blocks
Activités à marges
Même en temps économiques austères, GTT, qui maîtrise un métier particulièrement complexe – le transport d’un gaz liquéfié à -163°C – ne devrait pas manquer de candidats. Entre 80 et 90 % des méthaniers en circulation dans le monde sont équipés de ses cuves tapissées d’un revêtement en alliage spécifique permettant de s’affranchir des réservoirs sphériques plombant le navire. Elle a, à vrai dire peu de concurrence, exceptées les cuves Moss privilégiées par les chantiers navals japonais. GTT est l’archétype de l’entreprise au parcours sans fautes, un objet à part dans une industrie parapétrolière et para gazière volatile. Elle se montre imperméable aux risques géopolitiques alors même que le Qatar, la Malaisie et l’Indonésie regroupent plus de la moitié de l’offre mondiale de liquéfaction de GNL. Elle a, à peine, été ralentie par la crise cette année. Ses membranes n’ont jamais dévissé et ce, sans avoir eu besoin de ses actionnaires pour lui passer commandes. Mieux, ses activités margent à des niveaux proches de 60 %, son chiffre d’affaires étant composé aux 9/10e de redevances.
Sa valeur boursière est capitalisée à hauteur de 3,03 Md€ au cours de bourse actuel. La part d'Engie est donc valorisée 1,2 Md€. L’entreprise dispose d’importantes liquidités, à 169 M€ nette fin 2019. L’an dernier, elle a obtenu 58 commandes. Au 30 septembre, son carnet de commandes, hors GNL carburant, s'établissait à 135 unités dont 108 méthaniers. En ce qui concerne le GNL carburant, le nombre de navires en commande est encore faible, à 17 unités.
Les livraisons s’accélèrent néanmoins. Deux souteurs et les deux premiers d’une série de neuf porte-conteneurs de 23 000 EVP de CMA CGM sont entrés en service. Une performance technologique pour GTT puisque les mégamax comportent des cuves d'une capacité de 18 600 m3 permettant de faire un aller-retour Europe du nord-Chine avec la même soute. « Cela donne la possibilité à CMA CGM de trouver le GNL le moins cher du monde pour faire le tour du monde et revenir. Comme il y a pas mal d'écart de prix du GNL selon les zones géographiques, ces cuves représentent un avantage concurrentiel », soutient l’entreprise.
Le chiffre d'affaires des neuf premiers mois, en progression de 53,1 % par rapport à 2019, s’est élevé à 305,6 M€. L’entreprise estime qu’elle devrait solder l’année dans une fourchette entre 375 et 405 M€ assorti d’un Ebitda (excédent brut d’exploitation) compris entre 235 et 255 M€.
Besoin de nouveaux méthaniers
L’entreprise a été portée ces dernières années par la croissance du transport de GNL, consommé à près 75 % en Asie et notamment en Chine, dont 63 % du mix électrique issu du charbon est appelé à évoluer pour des raisons environnementales. Toutefois, en 2019, la croissance de la demande des pays de la zone Asie-Pacifique a été décevante et l’arrivée sur le marché de volumes américains en 2019 n’a pas arrangé la donne.
Mais pour Philippe Berterottière, aux manettes depuis 2009 et reconduit en mai 2018 pour quatre ans, quel que soit le profil des nouveaux producteurs, « qu'il s'agisse des États-Unis avec l'abondance du gaz de schiste, ou des acteurs en devenir que sont l'Australie ou le Mozambique dans le gaz conventionnel, tous ont en commun de devoir se reposer sur GNL pour pouvoir atteindre leurs marchés.»
Singapour veut porter sa capacité de soute de GNL à 1 Mt
Problématique du GNL en tant que carburant marin
Le GNL en tant que carburant peine toutefois à convaincre. Pour emporter l’adhésion, GTT comptait à la fois sur la réglementation plafonnant la teneur en soufre des carburants marins et sur l’écart de prix entre les combustibles de soute, conditionné à celui du pétrole. Des différentes solutions disponibles pour se conformer aux nouvelles normes, celle d’un carburant GNL est de loin la plus onéreuse en investissements. Son amortissement dépend du prix des autres énergies. Plus le pétrole est cher (à 100 $ le baril), plus le retour sur investissement sera court (4 ans). Or, le cours du baril est plus proche aujourd’hui des 50 $. Mais si la crise pétrolière traduit avant tout un effondrement conjoncturel, il n’est pas certain que les conséquences à long terme soient négatives pour le GNL. Surtout si la Chine reste un catalyseur de la demande mondiale.
GTT réalise une acquisition majeure dans l’hydrogène vert
Cap sur l’hydrogène
Le GNL a une autre problématique : ne répondant que partiellement à la problématique du CO2, il reste aujourd’hui un carburant de transition et est challengé par des technologies qui tiennent actuellement lieu de solutions de destination… quitte à devoir investir lourdement. Parmi celles-ci, l’hydrogène vert. GTT entend visiblement être de la partie. Le spécialiste a annoncé le 19 octobre l'acquisition d'Areva H2Gen, un fabricant français d'électrolyseurs, technologie qui permet de verdir l’hydrogène.
Les marques de sympathie pour l’entreprise de Saint-Rémy-lès-Chevreuse ne devraient donc pas faire défaut, quand bien même ses marchés dépendent des décisions d’investissement dans les infrastructures de liquéfaction, son chiffre d’affaires concentré sur cinq chantiers navals asiatiques et sa valorisation boursière tributaire des commandes. Les analystes déroulent déjà les scénarios et butent sur un principe : le rôle de l’État français, actionnaire de contrôle d'Engie, qui sera sans doute attentif au devenir d’une pépite technologique française qui devrait réveiller l’appétit de groupes étrangers, à commencer par ceux de l’Asie. Cela ne va pas non plus manquer d'inquiéter les Coréens qui redoutent depuis plusieurs mois de voir GTT tomber dans un giron chinois.
Adeline Descamps
* Engie conservera les activités de réseaux urbains de chaleur et de froid, de production d'énergie décentralisée, d'efficacité énergétique, de ville intelligente, de mobilité verte et d'ingénierie. Pour les autres services ‑ activités d'installations électriques, de chauffage, ventilation et climatisation, services liés à l'information et la communication ‑ une nouvelle entité va être créée.