Alors que l’on dit imminente la mise en service des premiers navires au GNL de CMA CGM, la famille des souteurs s’agrandit. Le premier d’origine japonaise a été baptisé la semaine dernière sur un des sites de Kawasaki Heavy Industries, tandis que le Gas Agility, lancé le 18 septembre, est arrivé à Rotterdam où il sera exploité. Au-delà, les questions persistent sur ce carburant qui laisse encore indifférent le transport maritime.
Promesse de DNV GL formulée un temps. Le GNL, carburant que beaucoup considèrent de transition et non de véritable substitution, devrait représenter 41 % des combustibles marins soutés… en 2050. En attendant, il achoppe. Ici contre le scepticisme. Là contre l’attentisme. Son profil énergétique ne convainc pas encore totalement. Le gaz naturel liquéfié a pourtant de sérieux atouts : il est une solution pertinente pour traiter une partie des émissions polluantes proscrites par l’OMI (NOx jusqu’à 85 %, SOx jusqu'à 99 %, particules fines jusqu'à 99 %). Mais il a un gros défaut : il n’est pas à même d’adresser son solde de tout compte au CO2, pourtant dans le viseur des prochaines échéances réglementaires. Il peut de ce point de vue mieux faire car il ne permet de réduire les émissions de CO2 que de 20 %.
Il a aussi beaucoup de concurrence aujourd’hui – les scrubbers, le VLSFO… – et il ne tient pas la corde pour demain alors que tous les regards (et investissements) se portent sur l’hydrogène et l’ammoniac, érigés au rang des carburants les plus efficients. Enfin, ses inconvénients finissent par le décrédibiliser. Son surcoût de 15 à 20 % à la construction, l’encombrement de ses cuves, qui consomment de l’espace dédié aux conteneurs (équivalent de 800 EVP), la capacité des réservoirs, l’avitaillement, son prix sont autant de freins.
GNL, HFO, VLSFO : Une étude sur la qualité des carburants ajoute à la confusion
De transitoire, il en deviendrait aléatoire
Selon les dernières données actualisées de Sea\LNG, un lobby industriel de promotion du GNL marin basé à Oxford, 169 navires au GNL sont en service (hors la flotte de 600 méthaniers, dont la majorité est alimentée au GNL), 221 en commande et 145 en cours de retrofit en « LNG ready ». Selon la Society for Gas as a Marine Fuel, il y aurait 185 navires alimentés au GNL en exploitation et 212 autres en commande dans le monde. « Depuis 2010, le nombre de [ces] navires a connu une croissance constante de 20 à 40 % par an », indique l’association de promotion Sea\LNG. « On estime que 10 à 20 % du nouveau carnet de commandes est au GNL ».
Les plus mobilisés, de par leur gigantisme qui autorise tout, restent les paquebots. Actuellement, 26 unités sont en construction ou en commande ferme dans les chantiers navals, soit 44 % de l'ensemble des projets de construction au GNL. Mais dans le contexte actuel, nul ne sait si toutes les commandes seront maintenues.
Côté infrastructures, le produit serait disponible dans une petite centaine de ports alors que 54 autres sont en train de réaliser les investissements pour assurer les opérations de soutage. En 2019, il n'y avait que six souteurs dans le monde. Il y en a désormais une quinzaine alors que 25 autres sont en commande ou en construction et devraient entrer en service d'ici la fin 2021.
NYK a baptisé son transporteur de véhicules au GNL
Deux souteurs qui ne sont pas passés inaperçus
La semaine dernière, deux d’entre eux ont officiellement fait leur entrée en flotte. D'une capacité de 3 500 m3 et long de 80 m, l’un est devenu le premier souteur japonais de GNL de navire à navire. Il a été baptisé le 16 septembre sur le site de l'usine de Sakaide du constructeur Kawasaki Heavy Industries (KHI) par Yukikazu Myochin, président de la K Line, et Hitoshi Nagasawa, président de NYK.
Baptisé Kaguya, il tient son nom de la princesse d'un conte folklorique japonais datant du Xe siècle, considéré comme le texte narratif japonais le plus ancien. Commandé en 2018, il sera exploité par LNG Marine Fuel Japan Corp. – joint-venture entre "K" Line, JERA, Toyota Tsusho Corp. et NYK Line – et sera basé à la centrale thermique de Kawagoe de JERA. Il devrait commencer à livrer du GNL en ship-to-ship dans la région de Chubu avant la fin de l’année. « Kaguya fournira du GNL au Sakura Leader, le premier grand PCTC (transporteur de voitures et de camions) alimenté au GNL exploité par NYK et à un autre transporteur de voitures qui sera livré à "K" Line », indique le communiqué.
La Corée du sud investit dans un souteur en GNL
De gauche à droite : Masahiro Uesono, directeur du bureau des transports du district de Shikoku, Masashi Asakura, directeur général de Toyota Motor, Toshiro Hidaka, directeur général de la division machines, énergie et projets de Toyota Tsusho, Sunao Nakamura, directeur général de JERA Co. Hitoshi Nagasawa, président de NYK, Kaisha Yukikazu Myochin, président de ‘K’ Line, Yasuhiko Hashimoto, PDG de Kawasaki Heavy Industries, Masahiro Kato, représentant le ministère japonais de la terre, des infrastructures, des transports et du tourisme. ©KHI
Le souteur qui alimentera en GNL les méga porte-conteneurs de CMA CGM vient d'être livré
Gas Agility, officiellement nommé
L’autre a beaucoup fait parler de lui ces derniers mois. Il est actuellement le plus grand avitailleur de GNL au monde, revendiqué comme tel avec sa longueur de 135 m et ses 18 600 m3 de capacité dans ses cuves de Mark III FLEX fournies par la société française GTT. Il sera lui-même propulsé au GNL et doté d’un système de reliquéfaction de ses gaz d’évaporation. Le Gas Agility a été officiellement nommé le 18 septembre et est arrivé à Rotterdam d’où il rayonnera sur l’Europe du nord.
Propriété de Emerald Green Maritime Limited, une filiale de MOL, construit dans les chantiers navals du chinois Hudong-Zhonghua, il a été affrété, dans le cadre d'un contrat à long terme signé avec MOL en février 2018, auprès de la filiale de Total, Total Marine Fuels Global Solutions (TFMGS).
Il avitaillera notamment la série des 9 mégamax (24 rangées de conteneurs) de 23 000 EVP de l’armateur français suivant un contrat de dix ans signé entre CMA CGM et TMFGS en décembre 2017. Le premier de la série, le CMA CGM Jacques Saadé, est attendu sous peu. L’ensemble de la série*, construite sur deux chantiers de China State Shipbuilding Corp (CSSC), doit être livré entre 2020 et 2021.
En décembre 2019, TMFGS et MOL ont signé un contrat d’affrètement long-terme pour un deuxième avitailleur en GNL, qui sera livré en 2021. D’une capacité similaire de 18 600 m3 et également équipé des cuves à membrane Mark III du français GTT, le sistership du Gaz Agility, construit par Hudong Zhonghua Shipbuilding, sera positionné à Marseille-Fos. CMA CGM sera aussi son premier client pour ses cinq unités de 15 000 EVP au GNL qui doivent être exploitées sur la ligne Asie - Méditerranée. Il sera opéré, sous pavillon français, par Gazocéan, la filiale marseillaise de Total.
Total fournirait ainsi à CMA-CGM environ 300 000 t/an de GNL à partir de 2020, avait indiqué au JMM le groupe pétrolier.
Le soutage de GNL vu par Pavilion Energy
Total, à fond sur le GNL
Outre le Gaz Agility, Total attend un autre souteur, résultant du contrat d’affrètement à long terme signé avec Pavilion Energy pour fournir le port de Singapour. Le propriétaire est également MOL. En cours de construction par le chantier singapourien Sembcorp, le navire avitailleur aura une capacité de 12 000 m3 et sera également doté de cuves à membranes Mark III de GTT. Il sera géré par l’opérateur local de souteurs Sinanju et devrait être livré début 2021.
« Gas Agility est une démonstration claire de notre engagement constant à développer des infrastructures logistiques dédiées au GNL au sein des principaux hubs de soutage mondiaux, accompagnant ainsi l’industrie du transport maritime dans sa transition vers des carburants plus durables », a signalé Jérôme Leprince-Ringuet, directeur général de Total Marine Fuels Global Solutions, lors du baptême du Gas Agility la semaine dernière.
Cela n’aura échappé à personne. Depuis 2017, Total s’affaire pour s’offrir à grande vitesse ses parts de marché sur le gaz naturel si bien qu’il s’est hissé parmi les premiers fournisseurs mondiaux (du secteur privé) de GNL avec environ 10 % de parts de marché. Fin 2017, il avait repris les participations d’Engie, lui assurant un volume total de 40 Mt/an et une capacité de liquéfaction de 23 Mt/an d’ici 2020.
TMFGS devait aussi être le fournisseur de Brittany Ferries pour alimenter en GNL le Honfleur. Brittany a fini par y renoncer en raison des difficultés financières du constructeur naval allemand FSG, mais sans doute la conjoncture a-t-elle apporté une motivation supplémentaire dans cette décision.
Total et Pavilion Energy confirment leur engagement en faveur du GNL
Livraison imminente chez CMA CGM
En mer, CMA CGM, avec sa foi de charbonnier dans le GNL, seul armateur de la ligne régulière à croire autant en son potentiel, s’apprête à introduire les premiers porte-conteneurs au GNL : le CMA CGM Tenere (14 812 EVP), tête de ligne de la seconde série qui en compte six (Scandola, Iguacu, Bali, Symi et Arctic, livrés en 2020 et 2021), commandé par l’armateur français et affrété auprès du groupe Eastern Pacific Shipping (EPS), propriété de l’homme d’affaires israélien Idan Ofer. « Ainsi EPS deviendra le premier armateur non-exploitant à soutenir les nouvelles technologies de propulsion pour les grands porte-conteneurs », fait observer Alphaliner, le spécialiste des lignes maritimes.
En phase d’approche également, le CMA CGM Jacques Saadé (23 112 EVP), tête de la série des neuf porte-conteneurs de 23 000 EVP commandés en pleine propriété par CMA CGM pour ses services Asie-Europe du Nord (NEU4, alias FAL1 de Ocean Alliance).
La compagnie basée à Marseille a une 3e série en commande, de cinq 15 000 EVP qui seront construits par le chantier chinois Jiangnan. Jusqu'à ce que des options de soutage de gaz soient disponibles en Méditerranée, le premier d’entre eux devait faire ses débuts dans le commerce vers l'Europe du Nord. Au total, d’ici 2022, CMA CGM disposera de 20 navires alimentés au gaz, 14 en propriété et 6 sous affrètement à temps, exploités sur les corridors Asie - Europe du Nord et Asie - Méditerranée.
Routes encombrées
Sur la route entre l'Europe du Nord et l'Asie, indique Alphaliner, les navires au GNL seront soutenus par trois navires à propulsion conventionnelle de 21 000 EVP construits en 2018 et équipés de scrubbers. Hors temps exceptionnels comme celui que connaît actuellement le monde maritime, ils devraient assurer des départs hebdomadaires pour un voyage de douze semaines.
« Quand toutes les possibilités de soutage de GNL en Méditerranée, en Europe du Nord et en Asie seront opérationnelles, CMA CGM n'aura à ravitailler les navires qu'une seule fois par aller-retour entre l'Asie et l'Europe », ajoute le spécialiste de la ligne régulière.
En attendant, un an s’est écoulé entre le float-out et la livraison. C’est dire que la nouvelle technologie a donné du fil à retordre aux ingénieurs et techniciens.
Adeline Descamps
* CMA CGM Élysées, CMA CGM Palais CMA CGM Royal, CMA CGM Rivoli, CMA CGM Louvre et CMA CGM Concorde
Un 6e navire au GNL pour Baleària
Incongruité
La propulsion des navires de CMA CGM au GNL est assurée par un moteur diesel WinGD-12 X92DF, le plus gros moteur bicarburant à faible vitesse du monde, qui fournit 63 840 kW. Six moteurs auxiliaires fournissent de l'électricité pour jusqu'à 2 200 conteneurs frigorifiques. Mais l’autre caractéristique qui retient l’attention des ingénieurs est leur étrave verticale sans bulbe, popularisée auprès des petits navires de 1 000 à 2 500 EVP.
« Par rapport à un bulbe, qui est très spécifiquement adapté à une vitesse et à un tirant d'eau spécifiques, la proue verticale est plus performante - du moins en moyenne - sur une plus large gamme de vitesses et de tirants d'eau. Cela est utile lorsque les navires utilisent des vitesses différentes », fait observer Alphaliner.