Les sourires francs étaient bien accrochés à la Maison du port d’Anvers où se célébrait l’entrée en scène officielle de « Port of Antwerp-Bruges », la société portuaire unifiée née de la fusion entre Anvers et Zeebrugge, dont les actionnaires sont les deux villes belges d'Anvers (80 % du capital) et de Bruges (20 %), dont fait partie Zeebrugge.
Les deux ports belges (1 800 emplois) – l’un, numéro deux européen et quinzième au niveau mondial pour le conteneur avec 11,02 MEVP, l’autre occupant une place de choix parmi les places fortes européennes pour le roulier –, ont fini par unir leur destin, additionnant les forces des deux mondes pour le meilleur et…rien que le meilleur portuaire, a-t-on compris.
L’ensemble, dont les activités « sont largement complémentaires », ont-ils insisté – le conteneur, les marchandises diverses et les produits chimiques à Anvers, le trafic roulier, le conteneur et le GNL à Zeebrugge –, représente un trafic global de 289 Mt, dont 159 Mt (14,2 MEVP) pour le conteneur, ce qui ne change pas radicalement la position d’Anvers sur l’échiquier européen mais qui le rapproche dangereusement du leader jamais contesté, Rotterdam (15,3 MEVP).
Un événement « international »
Les autorités portuaires avaient annoncé en 2019 l’entame de pourparlers en vue d’une éventuelle fusion. Mais ce n’est qu’en février 2021 que les villes d'Anvers et de Bruges ont annoncé le début du processus d'unification et le 22 avril dernier qu’elles ont signé la convention d’actionnariat de la société portuaire unifiée.
Elles l’ont partagé avec « le monde » ce jeudi 28 avril, dans un format hybride entre la cérémonie officielle avec étincelles et la rencontre plus conventionnelle avec les journalistes, les interlocuteurs jonglant avec aisance entre le flamand et l’anglais. L’événement s’est tenu dans ce bel objet architectural qu’est le siège de la société portuaire d’Anvers, une ancienne caserne aux volumes recomposés par Zaha Hadid Architects, le cabinet de l’architecte déconstructiviste connue pour ses œuvres aux formes éclatées et angles vifs qu’incarne notamment en France la Tour CMA CGM.
Sur la scène, les trois principaux protagonistes qui sont parvenus à solder une affaire évoquée depuis des années : Annick de Ridder, échevine d’Anvers en charge du portuaire (compétence rangée dans un portefeuille qui comprend aussi le développement urbain, l’aménagement du territoire et le patrimoine) et désormais présidente du port Antwerp-Bruges, Dirk de Fauw, bourgmestre de la ville de Bruges et vice-président de l’entité fusionnée et Jacques Vandermeiren, le directeur général du port scaldien devenu patron du nouvel ensemble.
Des invités de marque
Pour l’occasion ont témoigné, par vidéos préenregistrées, des invités de marque qui ont sans doute milité pour que se concrétise le projet. Sont ainsi intervenus Alexander Saverys, l’hériter de la grande famille d’armateurs anversois à l’origine de la Compagnie maritime belge (CMB) et d’Euronav (pour laquelle il se bat actuellement), les CEO de MSC (Soren Toft) et de PSA, tous deux coactionnaires du MSC PSA European Terminal (MPET), ainsi que Dirk Van den Bosch, le DG de DP World Antwerp. En revanche, aucun représentant de Cosco et de CMA CGM, les deux gestionnaires (90/10 %) du CSP Zeebrugge, dont la concession a été prorogée de 15 ans.
Il y avait aussi des dignes représentants de la chimie, notamment avec BASF et NYK. L’armateur nippon a racheté fin 2020 les participations de ses partenaires en vue d’assurer seul le soutage de GNL à Zeebrugge (avec l’ex-Engie Zeebrugge, rebaptisé Green Zeebrugge).
Après des années, alternant des périodes d’hyperactivité, de surplace et de sortie de route, selon les contextes, l’idée d’une fusion portuaire a ainsi fini par trouver un projet auquel s’arrimer. « L’ensemble forme en Europe l'un des principaux ports de conteneurs, le plus grand port de transbordement de véhicules et le pôle chimique le plus important. Et notre ambition est désormais d’en faire la porte énergétique de l'Europe en tant que premier port vert », s’enflamme Annick De Ridder, qui insiste par ailleurs sur les retombées directes et indirectes pour l’économie des territoires. « Antwerp-Bruges représente 74 000 emplois directs et 90 000 indirects, avec une valeur ajoutée de près de 21 Md€, soit 4,5 % du PIB de la Belgique. »
2,5 Mt de CO2 capté d’ici 2025
Pour devenir ce centre d'énergie vert voulu par ses actionnaires, le deuxième plus grand cluster pétrochimique du monde « étendra son projet de captage, de stockage et de réutilisation du CO2 ». Quelque 2,5 Mt de CO2 devraient être captés par l'industrie dans le port d'ici 2025 (il sera réutilisé comme matière première pour diverses applications).
Avant 2028, il devrait être en outre en mesure de recevoir les premières molécules d'hydrogène vert. Pour ce faire, il est question d’accroître la capacité des terminaux existants et d’en aménager de nouveaux. Il est également prévu la construction d'un pipeline d'hydrogène entre les deux sites, qui servira à alimenter l'Europe en énergie.
Un long accouchement
Les deux ports accouchent d’un long processus, dont l’histoire veut retenir 2015 comme un point d’inflexion majeure parce les deux ports avaient joué collectif sur le conteneur à l’occasion d’une mission économique en Amérique du Sud (2015). Mais la fusion portuaire est un classique politique en Belgique (les responsables politiques, plus que les autorités portuaires, ont été à la manœuvre de tous temps).
Le nombre de ports à fusionner a d’ailleurs varié dans le temps. Il fut question un temps (éphémère) d’un ensemble composé d’Anvers, Zeebrugge, Gand, Ostende, à une époque où la velléité très flamande de constituer un pôle portuaire unique était tentante. Mais sans doute pas assez pour rendre opérant un tel projet alors que les ports n’étaient absolument pas demandeurs, furieusement attachés à leur indépendance, au-delà des incompatibilités de stratégie et de l’absence de synergies. North Sea Port, qui regroupe les ports de Gand (Belgique) et de Flessingue et Terneuzen (Pays-Bas), dont la fusion est effective depuis le 1er janvier 2018, est peut-être un avatar de cet avant-projet jamais concrétisé.
Viabilité juridique et pertinence économique
En l’occurrence, pour Anvers et Zeebrugge, les affaires sont surtout devenues sérieuses à partir de 2018 avec notamment le lancement des études pour en évaluer la viabilité juridique et la pertinence économique.
Toutefois, en 2019, date à laquelle un communiqué de presse conjoint des autorités portuaires d’Anvers et de Zeebrugge avait révélé l’entame de pourparlers en vue d’une éventuelle fusion, il y avait encore de nombreuses voix qui s’élevaient pour dire que Anvers et Zeebrugge seraient beaucoup plus forts s’ils poursuivaient leur course de manière indépendante.
Les études ont d’ailleurs servi de supports tant aux promoteurs qu’aux détracteurs pour conclure au fait qu’une fusion était tantôt opportune tantôt ne l’était pas. Les uns arguant que les différences étaient trop importantes entre les deux ports, notamment en ce qui concerne le statut du personnel et les trafics, qui avaient trop peu de points communs pour justifier le projet. Les autres au contraire défendant l’idée que la seule possibilité de coopération dans les conteneurs le nécessitait, la complémentarité étant un atout.
Des points d’achoppement dans la gouvernance
L’idée achoppera aussi sur des questions de gouvernance. Le port scaldien, six fois plus grand que son compatriote en termes de tonnage, avait proposé que ce dernier soit représenté, au sein de la nouvelle entité créée, par un seul membre sur les six que compte le conseil de direction et deux sur douze au sein du conseil d’administration. Entre temps, la tenue des élections régionales et fédérales, subordonnée à des changements d’exécutif, n’a pas aidé. Minorité de blocage ou pas pour Bruges, les actionnaires sont restés peu loquaces sur la répartition des sièges.
Dans le contexte géopolitique et macro-économique actuellement difficile – le conteneur a encore dévissé au premier trimestre à Anvers –, Jacques Vandermeiren, qui se dit « un homme heureux », y voit une opportunité pour être encore plus visible sur la carte du monde, tout en étant conscient du « challenge à écrire l’histoire ensemble et de réaliser l’intégration en un port, une organisation, une société ». Mais il se montre confiant tant sur la conjoncture que sur les (bons) choix qui viennent d’être faits.
Continuité territoriale, une limite
L’absence de continuité territoriale est à ce jour la limite plus visible, nous souffle un connaisseur du dossier. Un frein pour le conteneur alors que Zeebrugge arrive à point nommé pour soulager temporairement Anvers, complètement saturé, en attendant une nouvelle darse à marée et la livraison des extensions envisagées, notamment sur le MEPT. Mais aussi pour donner corps à ce projet de centre d’énergie vert que les actionnaires appellent de leurs vœux, la construction d’un pipeline ne s’improvisant pas.
Adeline Descamps