Le magnat des pétroliers John Fredriksen a un appétit d’ogre. Actionnaire à 40 % du capital de l’armateur norvégien de pétroliers Frontline, ayant acquis tout récemment 19,8 millions d'actions (188,1 M$) de son homologue belge Euronav, lui octroyant 9,8 % de son capital, il vient de s’offrir une participation majoritaire dans International Seaways, la deuxième plus grande compagnie de tankers aux États-Unis depuis sa fusion avec Diamond S Shipping finalisée en juillet dernier.
La dernière manœuvre en date de l’homme d’affaires à la double nationalité norvégienne et chypriote s’est opérée via le véhicule financier qui administre ses participations, Famatown Finance, en emportant sur le marché libre 16,6 % des actions ordinaires de la société cotée à New York. La transaction portant sur quelque 8 millions d'actions a été évaluée à environ 163,3 M$. À l’issue de la fusion, les actionnaires d'International Seaways avaient alors indiqué qu’ils détiendraient 55,75 % des actions et sept des dix sièges du conseil d'administration de la future société tandis que Diamond S Shipping, actionnaire avec 44,25 % des parts, devait échoir de trois sièges.
John Fredriksen met la main sur une compagnie exploitant une flotte diversifiée de 100 navires, composée de VLCC (transport de pétrole brut, capacité de 2 millions de barils, de 200 000 à 349 999 tpl), suezmax (pétrole et produits raffinés, 1 million de barils, 120 000-199 999 tpl), de LR2/aframax (brut et produits raffinés, 75 000-119 999 tpl), LR1/panamax (50-80 000 tpl) et de MR (25-40 000 tpl pour les MR1 er 40 – 50 000 tpl pour les MR2). L’entreprise, qui n’a pas encore concrétisé un exercice plein, représente un chiffre d’affaires consolidé de plus d'un milliard de dollars et une valorisation boursière d'environ 2 Md$.
Tensions accrues
L’opération ne risque pas d’apaiser les tensions sur le front des armateurs de pétroliers alors que la fusion récemment annoncée entre deux des plus grandes sociétés de transport maritime de brut, la norvégienne Frontline et la belge Euronav, ne passe pas pour Alexander Saverys. L’héritier d’une grande famille d’armateurs anversois, cofondateurs en 1995, via la Compagnie maritime belge (CMB), d’Euronav en 1995 aux côtés de l'armateur français Compagnie Nationale de Navigation (CNN), l’a explicitement formulé dans un entretien qu’il a accordé récemment au Financial Times et dans lequel il dit préparer un plan pour entraver l’opération de fusion, du reste « approuvée par les membres du conseil d'administration de Frontline et par le conseil de surveillance d'Euronav », selon les porteurs du projet.
Pour la bloquer, il faudrait que la famille Saverys puisse se hisser à hauteur de 25 % du capital. C’est dans ce cadre qu’elle s’emploie à monter au capital après un retrait progressif de la présence de la CMB dans Euronav avait été réduite de 10,7 % à moins de 5 % suite à une une série de transactions réalisées entre janvier 2016 et mars 2020.
Mouvements et manoeuvres diffuses
Mais depuis l’entrée en scène de John Fredriksen, les Saverys reviennent dans le jeu si bien qu’avec les mouvements des derniers jours, ils possèdent désormais 16,47 % du capital. C’est ce qu’indique le document transmis il y a quelques jours à la Commission américaine des opérations de bourse (SEC). Entre avril et avant ce dernier mouvement, le holding familiale et la CMB ont racheté un total de 660 000 actions, dont les dernières sans doute acquises à une valeur gonflée par l’annonce de fusion. Selon le document boursier, les actions ont été financées par le fonds de roulement de la CMB, et par un prêt de 216 M$ contracté auprès de Belfius Bank et de KBC Bank.
Alexander Saverys ne désarme pas et le CEO de la CMB force le passage. Alors qu’un processus de renouvellement au sein du conseil de surveillance (qui compte actuellement cinq membres, tous indépendants) est en cours et que des candidats sont déjà fléchés (y compris la transition du président), il demande d'inscrire à l’ordre du jour de la prochaine assemblée générale annuelle d’Euronav le 19 mai une résolution portant sur l’élection de trois administrateurs avec un mandat jusqu’en 2024. Parmi eux, Ludovic Saverys, ancien membre du conseil de surveillance d'Euronav, Bjarte Boe, ancien directeur de sociétés telles que Seadrill et Patrick de Brabandere, directeur chez CMB et membre du conseil d'administration de CMB Tech.
Ensemble, 10 % du marché mondial des VLCC et des suezmax
L’opération de fusion, telle qu’elle a été esquissée, consiste en un échange d’actions de sorte que les actionnaires d'Euronav et de Frontline détiendront respectivement 59 et 41 % de l’ensemble consolidé. Euronav sera donc l’actionnaire majoritaire. L’ensemble gardera le nom de Frontline tandis que Hugo de Stoop, actuel directeur général d’Euronav, en sera le patron.
Le conseil d'administration devrait être composé de sept membres, dont trois personnalités du conseil de surveillance d'Euronav, deux nommés par Hemen Holding, principal actionnaire de Frontline, et deux nouveaux administrateurs indépendants supplémentaires. Les deux sociétés, cotées en bourse, représentent ensemble une capitalisation boursière de plus de 4,2 Md$ dans un secteur où la plupart sont inférieures à 1 Md$.
Une flotte de 146 navires-citernes
Si l’opération passe le cap des étapes réglementaires, la fusion entre les deux acteurs donnera naissance à un titan sur le marché des pétroliers en termes de capacités, avec une flotte totale de 69 très gros transporteurs de brut, 57 suezmax et 20 LR2/aframax. Soit un total de 146 navires-citernes. Les deux opérateurs pourraient contrôler 10 % du marché mondial des VLCC et des suezmax.
Pourquoi le fret pétrolier reste-t-il durablement au plancher ?
Un projet alternatif
Alexander Saverys défend un projet alternatif visant à s’orienter dans le transport d’énergies vertes. Au quotidien financier allemand, le directeur général de CMB précisait, sans développements, qu’il entendait pour cela s’appuyer sur CMB Tech, une division de la CMB qui conçoit des navires à l'hydrogène et à l'ammoniac.
L’ensemble de ces agitations se nouent dans un marché de la cale citerne complètement déprimé. Tous les paramètres sont pourtant réunis pour qu’il n’en soit pas ainsi. Alors que les risques géopolitiques impliquant des producteurs de pétrole font traditionnellement grimper en flèche les tarifs des navires-citernes, les pétroliers peinent à atteindre le seuil de rentabilité. Et les taux ne décollent toujours pas, un mois après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Adeline Descamps