Le transport maritime est à un tournant historique mais l’histoire bégaie, aurait plutôt tendance à dire Jean-Emmanuel Sauvée « Nous avons déjà vécu par le passé ce genre de situation majeure, sourit le président d’Armateurs de France. Il y a deux siècles, on naviguait 100 % à la voile avant de se carboner progressivement. Il va falloir qu'on se décarbone de nouveau sauf que l’on n’a pas cette fois un siècle pour faire la même chose dans le sens inverse !» Et le secteur est en effet confronté à un mur d’eau.
Pour le fondateur de Ponant et aujourd’hui conseiller du groupe CMA CGM, la bataille pour se décarboner est un défi à l’horloge. « Il faut que l’on prenne vite des décisions industrielles dans le cadre de nos investissements. Mais quelles technologies choisir ? Avec quel modèle économique ? Quels financements ? Quels chantiers navals ? », énumère l’ex-navigant, que l’on ne peut pas taxer de conservateur sur ces questions (en témoigne le positionnement de Ponant). L’organisation professionnelle défend par ailleurs sur ces questions une ligne claire sur le verdissement de la filière.
Des technologies sur catalogue mais pas sur étagères
Dans le maritime, la difficulté à opérer la transition énergétique n’est pas une vue de l’esprit. Aucune technologie n’est disponible sur étagères. Si tant est que les armateurs se décident sur un choix de carburant – méthanol (qui tient la corse), ammoniac (à condition de lever toutes les hypothèques sécuritaires), hydrogène (le long cours exclu), vélique (atout français) ou mix énergétique (ce qui sera sans doute le cas), ils n’ont aucune visibilité à ce jour « sur la maturité technique des solutions, leurs performances, les risques liés à l’opérabilité, leur sécurité de fonctionnement, un horizon de disponibilité, leurs prix...», liste Stéphane Caradec, directeur général de LD Ports & Logistics, filiale de Louis Dreyfus Armateurs en charge des projets logistiques complexes.
Un droit à l’erreur quasi nul
« Á ce stade, c'est extrêmement important pour nous d'avoir tous les paramètres en main car on engage des investissements sur 20 à 30 ans, reprend Jean-Emmanuel Sauvée. Avoir une vision claire sur les capex et opex est primordiale pour trouver les bonnes formules qui, sur un plan commercial, vont amortir nos investissements. On n'a aucun de ces éléments ».
Il n’y a pas d’autre choix que de faire les bons choix, signifie Stéphane Caradec. « Nous investissons lourdement sur nos navires et ils doivent rester compétitifs pendant 20 ans ou plus. Le droit à l'erreur est quasi nul sur ce type d'investissement ».
Le groupe familial aux 170 ans d’histoire n’est pas pour autant hermétique à la prise de risque. En témoigne la sortie du vrac sec, son métier historique pour se repositionner sur des marchés à valeur ajoutée (pose de câbles sous-marins, transport de personnels pour les champs éoliens, transports hors gabarit pour les constructeurs aéronautiques, logistique du premier au dernier milles marins…). Mais comme toute entreprise a fortiori familiale, elle a une aversion pour les horizons bouchés.
Renouveler la flotte, un problème industriel ?
Selon les calculs d’Armateurs de France, il va falloir renouveler dans les dix prochaines années une majeure partie de la flotte mondiale actuelle, composée aujourd’hui de 40 000 navires (d’une jauge brute de plus de 3 000), qui ont en effet une moyenne d’âge de plus de quinze ans. Au-delà de la révolution verte dans la motorisation, c’est aussi un gageure pour la construction navale.
« Il y a quinze ans, il y avait environ 700 chantiers pour construire ces navires. Aujourd'hui, il y en a plus que 300 à peine dans le monde. La capacité mondiale est donc de 1 200 navires par an. Ce problème industriel amène d’autres questions, déroule Jean-Emmanuel Sauvée dans une réflexion à tiroirs. Est-ce qu'on n'a pas intérêt à réarmer des cales en Europe quand on voit le nombre de cales désarmées ». Le propos va trouver un appui auprès de l’eurodéputée Catherine Chabaud, qui a plaidé dans ce sens au cours du salon.
Financer le renouvellement de flotte, un défaut structurel ?
Logiquement, le financement devient vite un sujet. AdF reprend une estimation partagée par les organisations maritimes internationales, qui paraît disproportionnée dès lors qu’elle aligne les zéros derrière les milliards. Le verdissement de la flotte de commerce nécessiterait la somme vertigineuse de 2 400 milliards de dollars.
Or la capacité financière annuelle allouée au shipping par les organismes financiers s’établit en moyenne, toujours selon les données d’AdF, à 150 Md$ auxquels il faut ajouter 70 Md$ par les banques de leasing. Petrofin, la société grecque de référence qui établit un baromètre annuel sur ce sujet, est plus large, estimant le total à près de 500 Md$. Mais quoi qu’il en soit, les banques ont une aversion aux risques maritimes, les navires étant des actifs coûteux, encombrants et trop sensibles aux humeurs des taux de fret.
Ce week-end, le Crédit suisse s’est effacé derrière USB. La banque figure parmi les dix premiers bailleurs du shipping. Une incertitude de plus pour le financement des navires alors que les banques européennes ont largement déserté le terrain, laissant les banques asiatiques occuper le terrain. Les armateurs français peuvent néanmoins encore compter sur les banques tricolores. BNP Paribas (19,8 Md$ en 2021 vs 21,5 Md$ en 2020) et le Crédit agricole CIB (13,5 Md$, niveau stable) figurent parmi les six premiers financeurs mondiaux. La société Générale pointe à la 17e place avec 7,5 Md$ (+ 500 M$) et le CIC à la 37e place.
Un approvisionnement sans garanties
La quête de l’elixir vert et rare pourrait devenir hâletante et conflictuelle. « Il y a des armateurs qui se positionnent pour sécuriser voire siphonner certaines sources d'approvisionnement, comme le méthanol, alors qu'elles ne sont pas encore sur le marché. C’est un sujet pour des armateurs de taille intermédiaire », glisse le représentant de LDA.
Sans le faire ad nominem, Stéphane Caradec fait sans doute référence à Maersk, qui a dix-neuf porte-conteneurs en commande au méthanol et fait en effet le plein de méthanol sur le marché en signant des contrats d’achat à long terme (dix à ce jour)
« Que ce soit l'hydrogène, le méthanol, l'ammoniac ou autres, on a besoin de garanties sur les sources d'approvisionnement et d’informations sur leur traçabilité », ajoute-t-il. Les navires de service de LDA requièrent de surcroît des puissances très importantes pour la propulsion ou pour les systèmes installés à bord.
Un cadre réglementaire et fiscal à stabiliser
Quant aux réglementations et standards applicables au niveau local et au niveau international, l’accompagnement par les pouvoirs publics, le cadre fiscal, rien ne semble stabilisé. C’est du moins un point qui fait consensus entre les exploitants ou propriétaires de navires, fournisseurs de carburants, opérateurs d’infrastructures…. Le secteur a besoin de clarté et de sécurité juridique pour enclencher les décisions d'investissement à grande échelle.
Adeline Descamps
Fresh, un navire flottant pour transformer l’ammoniac en hydrogène
Le terminal flottant est en effet en capacité de recevoir de la molécule d'ammoniac verte, de la stocker à bord, de la craquer pour en faire de l'hydrogène, ainsi de souter des navires ou d’exporter ces deux molécules vers les centres de demande en Europe, en Asie du Nord-Est ou en Amérique du Nord. La solution a obtenu le 1er novembre à une approbation de principe (AiP). Une solution qui répond à bien des contraintes : la rareté du foncier, l’acceptibilité sociale, le risque financier...