L’irruption éclair du groupe CMA CGM dans le champ de la presse écrite et audiovisuelle et l'entrée imprévue de Rodophe Saadé dans le petit cercle des milliardaires propriétaires de médias à impacts, aux côtés des Arnault, Bolloré, Bouygues ou Niel, ont donné corps à moult surinterprétations ces derniers mois.
Il y a quelques jours, au siège de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), on était bien loin du métabolisme du transport maritime. Mais entendre le patron du troisième armateur mondial de porte-conteneurs répondre à la question (restée sans réponse convaincante) – pourquoi donc les médias comme nouvelle diversification de ses activités après la logistique terrestre et le fret aérien ? –, que l’intéressé Rodolphe Saadé tient fermement à distance depuis sa prise de contrôle du groupe La Provence, ne fait pas de ces 40 minutes d’audition une perte de temps. Excepté toutefois pour ceux qui avaient des attentes précises, techniques, financières, commerciales ou simplement éditoriales.
Il n’est pas plus certain que la lecture du rapport de l’Arcom sur les impacts de la prise de contrôle exclusif d’Altice Média (propriétaire de BFM et de RMC) par le groupe CMA CGM, ne les éclaire davantage. L'étude rendue publique le 22 mai est limitée dans son contenu par le « secret des affaires ».
Rodolphe Saadé était ainsi entendu le 6 juin au siège du régulateur de l’audiovisuel par les membres du collège, son président (nommé par le président de la République) et ses huit membres (représentant l’Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil d’État et la Cour de cassation) à la suite de la demande d'agrément sollicité en mars dans le cadre du projet de cession de 100 % du capital et des droits de vote d’Altice Média.
Montée rapide en influence
Pour rappel, CMA CGM a signé le 15 mars une promesse d’achat pour acquérir les trois chaînes TNT nationales (BFM, RMC Découverte, RMC Story), deux services de télévision conventionnés (BFM Business, BFM TV), dix chaînes de télévision locales (BFM Régions), trois radios (RMC, BFM Business, BFM Radio), au total 12 millions de téléspectateurs quotidiens et 3 millions d’auditeurs revendiqués (2,7 % de part d’audience selon Médiamétrie en mai).
Pour ce faire, la maison-mère Altice France cèderait sa filiale à une société (dénommée à ce stade AudiovisualCo), codétenue par le groupe CMA CGM (à hauteur de 80 %) et par Merit France Investissements (20 %), chacune étant contrôlée par Merit France, la holding de la famille Saadé (family office) dont Nicolas Reynard a pris les rênes en décembre 2023.
Si l'opération obtient le feu vert réglementaire, sachant que les autorités de contrôle de la concurrence mènent parallèlement une instruction, les supports de Patrick Drahi viendraient étoffer le pôle média du groupe CMA CGM, qui compte déjà La Provence et Corse Matin (acquis en octobre 2022), La Tribune (mai 2023), qui a essaimé avec un titre du 7e jour, La Tribune Dimanche, censé concurrencer un JDD récemment « bollorisé ».
Dans le même temps, le groupe de transport et de logistique est entré au capital (10 %) du groupe M6 de l'Allemand Bertelsmann et dans le média en ligne Brut (15 %) en avril 2023 à la faveur d’une levée de fonds de ce dernier de 40 M€.
Émergence d'un groupe pluri-médias puissant
Au-delà des sujets fondamentaux d’éthique, de déontologie et d’indépendance éditoriale qui sont en principe le fonds de commerce de l’Arcom, les questionnements des membres du collège étaient très orientés sur les ambitions du nouvel homme fort des médias qui, avec cette opération, serait à la tête d'un groupe d’information pluri-médias particulièrement puissant tout en renforçant significativement sa présence radio/TV/presse dans certaines zones.
Rodolphe Saadé était manifestement très attendu sur sa vision d'« industriel puissant » qu’il est devenu grâce aux deux années exceptionnelles pandémiques (24,8 Md$ de bénéfices en 2022, mais qui se comptent désormais sur les doigts de la main, sans atteindre l’annulaire) et sur ses intentions quant à la possible mise en commun, toujours redoutée, de ressources entre presse écrite et médias audiovisuels, notamment aux plans commercial et technologique.
« Où allez-vous vous arrêter ? », osera un des membres après avoir louvoyé. « Mon ambition est grande dans ce secteur que je découvre. Je souhaite appliquer dans les médias la même stratégie que dans nos métiers. En l’espace de cinq ans, le chiffre d’affaires de la logistique est passé du proche zéro à 20 Md$ [15,2 Md$ en 2023 hors intégration de Bolloré Logistics, NDLR]. Je ne vais pas faire cela tout de suite dans les médias mais je vais dans un premier temps donner des moyens. »
Réinvestir la fortune
Pour comprendre ses intentions, dira Rodolphe Saadé, il faut remonter à… 1978, et donc à ses 8 ans, quand sa famille débarque à Marseille depuis un Liban exalté que son père a fui. L’histoire de cette entreprise, à la mémoire peu ordinaire, est largement éventée. Son père a eu deux intuitions : le conteneur et l’implantation en Chine avant même l'entrée dans l’OMC de l'actuelle seconde puissance économique mondiale. Le groupe a ensuite grandi avec la mondialisation. « Mais dans nos temps favorables ou défavorables, l’investissement dans notre développement a toujours été notre boussole ». Rodolphe Saadé en a toujours fait un point de repère : quiconque ne comprend pas cela ne rend pas justice à son entreprise, balaie-t-il régulièrement. Il a déjà éprouvé ce narratif devant la représentation nationale, au Sénat et à l’Assemblée nationale quand il a dû justifier les problématiques « super-profits » .
Ses acquisitions dans les médias procèderaient de la même logique selon lui : investir dans un secteur qui a urgemment besoin d’investissements lourds (rarement suffisants pour redresser un média), rudoyé par les bouleversements technologiques sans précédent et dont le modèle économique doit évoluer (les titres de presse écrite sont en effet aujourd’hui pour la plupart en situation fragile) et le format éditorial, se réinventer
Rôle des groupes familiaux
« La consommation de l’information a beaucoup évolué. L’accès généralisé au smartphone combiné au développement de la 4G puis de la 5G ont amplifié le rôle de la vidéo. L’intelligence artificielle [dans laquelle il a investi en créant avec Xavier Niel et Éric Schmidt un laboratoire dédié et en participant au tour de table de Mistral AI, contre-offre européenne à ChatGPT d'OpenAI, NDLR] et les nouveaux modèles de langage LLM vont encore modifier en profondeur le secteur », explique celui qui a grandi en ayant que trois vecteurs d’information, la presse écrite, la télévision et la radio.
Les groupes familiaux comme le sien ont, à ce titre, un rôle à jouer, assure-t-il. Il a déjà eu, là aussi, l’occasion de s’exprimer sur le sujet. Dans un contexte de succession de crises, qui a placé la « gestion de l’urgence au cœur du fonctionnement de l’entreprise » et imposé de « nouvelles manières de décider et d’agir vite », écrivait-il dans un tribune parue dans la presse, la gouvernance familiale permet de « combiner deux temporalités : agilité dans le court terme » et « vision dans le long terme ».
« On doit trouver le modèle, équilibré et financé, qui préserve le droit d’informer et celui d’être informé et qui garantit l’accès à une information libre et nuancée, indispensable à nos démocraties, que l’on doit protéger de toute forme d’ingérence », glisse aujourd'hui Rodolphe Saadé. Sans connaître le peu de goût de son groupe pour les polémiques inutiles, on jurerait qu’il s’adresse à un autre magnat de la presse.
Un fâcheux précédent
« Face aux fake news qui prolifèrent, l’utilité des médias viendra de plus en plus d’une information de qualité, qui doit être analysée par des journalistes experts dans ce domaine », justifie-t-il encore. Le nouveau récipiendaire de la loge des patrons de presse ne craint pas les railleries, posant sur la table un audacieux : « je n’interviendrai pas dans la ligne éditoriale. Au sein de CMA Médias, nous garantissons l’indépendance complète aux rédactions ».
Propos d’estrade ou retour d’expérience ? Reste que ses bonnes intentions ont été précédées par un fâcheux incident. Le 22 mars, la couverture de La Provence de la visite à Marseille d’Emmanuel Macron à l'occasion de l'opération nationale de lutte contre les trafics de drogue, a heurté les élus macronistes (et les strates supérieures), ce qui a valu au directeur de la rédaction Aurélien Viers une convocation pour un entretien préalable à son licenciement. L'affaire a mis la rédaction en crise majeure, pour « ingérence éditoriale inadmissible », soutenue par d'autres titres du pôle médias.
À la question, en marge, d’un salarié, l'actionnaire avait par ailleurs répondu que si un scandale frappant CMA CGM s’invitait à la une de « ses » médias, il « ne réagirait pas bien et je le ferais savoir », estimant « très agressif d’avoir une attitude agressive contre son actionnaire ». Des propos d'une franchise déroutante qui traduisait une grande méconnaissance des codes de la presse.
Opération démimage
Le groupe de transport et de logistique a indiqué au régulateur qu'il s’est engagé à mettre en œuvre des chartes déontologiques et d’indépendance pour chacune des rédactions de La Provence (elles sont actuellement en négociation).
Lors de l’acquisition de La Tribune, il s’est engagé à préserver celles en vigueur et n’a pas l’intention, est-il indiqué, de remettre en cause les outils du groupe Altice Media (un comité d’éthique depuis 2005, une charte de déontologie, qui comprend cinquante engagements depuis 2015).
Et après ?
Et « au-delà d’Altice Medias, quelles sont vos intentions ? », interroge un auditeur. « Je suis ouvert à un développement à l’international. Je regarde des investissements à l’étranger », laisse échapper Rodolphe Saadé dont la préoccupation immédiate sera de permettre à BFM de redevenir la première chaîne d’information. En mai, la chaîne a été détrônée de sa première place par CNews (2,8 % de part d'audience), le média d’opinion conservateur de Vincent Bolloré.
« Je n’aime pas être numéro deux », lâche le PDG du numéro trois mondial dans le transport maritime (que BFM avait qualifié de leader mondial en 2021 !), en passe pourtant de devenir le numéro deux en détrônant Maersk, et déjà numéro cinq dans la logistique grâce à l’acquisition de Bolloré Logistics.
Dans son rapport, l’Arcom estime que l’opération n’est pas de nature à altérer le format actuel des chaînes édités par le groupe Altice Média mais la place accrue de CMA CGM dans le domaine des médias, objecte-t-elle, appelle à un renforcement des mesures assurant une indépendance des rédactions, notamment vis-à-vis des actionnaires. Un laissez-passer donc.
Adeline Descamps
BFM TV, RMC Découverte et RMC Story bénéficiaires, les chaînes locales en pertes
Les acquisitons médias de CMA CGM ont été placés sous le chapeau CMA médias, la holding de tête du pôle média du groupe CMA CGM, présidé par Véronique Saadé, l’épouse de Rodolphe Saadé, et rejoint en mai par Nicolas de Tavernost en tant que vice-président. L’homme, à l’origine du succès de M6, maison qu’il vient à peine de quitter, a été chargé de « présider le comité stratégique, conseiller sur les choix des investissements et la conduite des opérations », selon le communiqué du groupe. Ce dernier était aux côtés du patron de CMA CGM au cours de l’audition.
Si l’agrément est donné, les activités médias du groupe CMA CGM seront dissociées. Au sein d’une entité baptisée MediaCo, les titres de presse seront placés dans une société baptisée NewspressCo (nouvelle dénomination de WhyNot Media SAS, qui chapeautait jusqu’à présent les titres de presse écrite, La Tribune, La Provence, Corse Matin, sous la houlette de Jean-Christophe Tortora, l’ex-propriétaire du quotidien économique), tandis BFM, RMC et consorts d'Altice Médias seront versés dans AudiovisualCo (dénomination peut-être provisoire).
Les trois chaînes nationales gratuites, éditées par Altice Média, ont réalisé en 2022 (dernières données obtenues) un chiffre d’affaires total de l’ordre de 165 M€, soit 2 % du chiffre d’affaires total des chaînes gratuites nationales (et 6 % du total des seules chaînes privées). Les revenus publicitaires consolidés se sont élevés à 152 M€ cette année-là, soit 6 % du total encaissé par les chaînes privées gratuites nationales. BFM TV, RMC Découverte et RMC Story sont bénéficiaires (de 15 M€) depuis 2021. En revanche, les chaînes locales sont en pertes (- 14,2 M€ en 2021 et – 7,6 M€ en 2022).
A.D.
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