Laurent Gazut est un homme organisé. Ce Lensois de 45 ans, qui roule du lundi au vendredi essentiellement dans le Nord et le Pas-de-Calais, dispose de réserves pour quinze jours dans la cabine : « du frais, mais aussi des conserves comme de la blanquette de veau, du lapin rôti, de la choucroute », énumère-t-il. Cet ancien chauffeur de « grand international » s’est arrêté ce mercredi soir à Roye car il doit livrer un modulaire dans une sucrerie de Nesle le lendemain. Ces équipements, à destination des chantiers et de l’industrie, sont actuellement prisés par les entreprises pour y installer des sas de triage Covid-19.Dans son tracteur des Transports Courcelle (31), Laurent possède également du gel hydroalcoolique, des lingettes, un bidon d’eau avec du savon. « Jusqu’alors, j’ai réussi à me laver tous les jours. Même en vous organisant en amont, vous n’êtes pas à l’abri d’une mauvaise surprise. Sur une aire de l’A1, les douches étaient soi-disant en travaux ! Certains ne se rendent vraiment pas compte de ce que nous apportons au pays. Nous ne sommes pas des héros ou des surhommes, mais nous avons le droit à un minimum. »
Julien Evrard, aux couleurs des Transports Delisle (77), s’apprête à brancher la télévision sur « Chasse &Pêche ». « Je suis passionné de chasse », justifie l’Hirsonnais qui transporte sucre, farine, gluten ou semoule selon les jours. Ce mercredi, il a quitté Amiens pour charger à Soissons le lendemain et vider à Troyes. « Le plus embêtant, c’est vraiment la douche. Heureusement, avec la citerne, nous devons nous arrêter dans les stations de lavage. Il y a des douches pour les chauffeurs ». Depuis le début de la crise sanitaire, le trentenaire travaille également le samedi. Il déplore des attitudes jugées presque blessantes : « Quand les interlocuteurs s’éloignent de vous de plus de deux mètres, vous avez l’impression d’être un pestiféré ». Cela ne lui fera pas regretter le choix de travailler. « Je préfère rouler que d’être au chômage partiel. » Même si la convivialité des restaurants lui manque. « Comme ils sont fermés, en ce moment, le soir, nous restons dans nos cabines, à moins de connaître quelqu’un ».
« Tout va bien, c’est un beautiful day » ! Dans un mélange d’anglais, d’espagnol et de français, les souriants Dragoman Sorin, 35 ans, et Dumitrescu Lorin, 42 ans, profitent des derniers rayons du soleil estival qui inonde la Somme. Ces deux chauffeurs se sont rencontrés au gré de leurs déplacements professionnels et ont sympathisé. Ils ont profité de leurs parcours respectifs pour se retrouver sur le parking de Roye. Mystérieux, le premier ne souhaite pas révéler le contenu de sa semi-remorque qu’il emmène d’Espagne vers les Pays-Bas. Le second a quitté l’Irlande pour charger de la mozzarella en Italie qu’il ramènera ensuite au Royaume-Uni. Passer les frontières ne rend pas plus facile le quotidien des conducteurs, jugent-ils : « C’est plus ou moins la même situation partout. Tout est fermé et donc difficile pour les routiers ». À Roye, ils pourront au moins profiter de l’une des dix douches du centre. Mais à la place du restaurant, fermé depuis le dimanche 15 mars, ce sera un plat à base d’épinards pour l’un et des calamars en boîte pour l’autre.
Avec ce beau temps, Yann Cottereau aurait bien chaussé sa paire de baskets pour un petit footing dans les alentours. « Mais, une fois ma journée de travail terminée, je suis confiné, comme tout le monde », sourit ce Breton de Lamballe (22) qui transporte des denrées alimentaires pour les centrales d’achat. Le manque de sport lui pèse. L’aficionado de vélo doit se contenter d’un peu de tapis de marche devant des séries télévisées le week-end. « Je voulais acheter un home-trainer, mais c’est en rupture de stock ! » Côté travail, le quinquagénaire, salarié des Transports Bertin (35), ne se plaint pas et en retire le positif. « J’ai la chance de travailler avec une patronne sympathique qui prépare des paniers repas. Hier, c’était entrée froide, une petite quiche et un plat avec du boeuf et des lentilles. » Il souligne aussi l’effort de certains restaurants routiers de la Nationale 12 entre Paris et la Bretagne : « Ils se sont mis à faire des plats à emporter. Mais la convivialité des restaurants le soir manque. Ces endroits brassent du monde et permettent de discuter. Pour la toilette ? C’est un peu à l’ancienne, mais quand on a fait l’armée, on s’en sort ! »
Christiane Sohas n’est pas seule dans son camion des Transports Moreau (37). Elle voyage avec Nazca, un setter irlandais, qui lui obéit au doigt et à l’oeil. Pour sa soirée, la quinquagénaire, originaire de Saint-Denis-de-Jouhet dans l’Indre, a commandé une pizza. Le livreur n’arrête d’ailleurs pas de faire des allers-retours depuis le centre-ville de Roye jusqu’au parking du centre routier. Au quotidien, la situation n’est pas facile, encore plus la question des toilettes pour une femme. « On se débrouille… Notre patron nous a donné une liste de transporteurs du groupement France Benne chez qui nous arrêter. Parfois, seul le parking est accessible, d’autres fois, nous pouvons utiliser les toilettes et nous doucher. Il n’y en a pas sur tous nos parcours, mais ça nous aide ! » Christiane Sohas s’arrête aussi sur les aires d’autoroute ouvertes, mais la veille, « aucune machine à café ne fonctionnait sur celle où j’ai fait ma pause. J’ai parfois l’impression d’être déconsidérée ». Certaines procédures l’interpellent également. Son mari, conducteur lui aussi, roule jusqu’en Allemagne. « Pour passer la frontière, on lui a pris sa température. Au retour en France, il devait juste présenter son attestation ! Où est la logique ? »
Cédric Le Gourrierec nettoie précautionneusement son tracteur avant que la nuit tombe. Son principal problème : la douche. « En ce moment, je roule beaucoup en région parisienne, et nous ne trouvons vraiment plus beaucoup d’endroits où se laver. Notamment entre Paris et Rouen-Le Havre. Ou parfois, quand vous en dénichez, il faut attendre deux heures… Je ne vais pas me lever deux heures plus tôt quand même ! » Il s’est justement arrêté sur le parking du centre routier de Roye parce qu’il était sûr de disposer de sanitaires et de denrées alimentaires dans la supérette attenante. « En temps normal, je me serais arrêté ailleurs », confie celui qui roule pour le compte des Transports Pillon avec un conteneur de flacons. Originaire d’Aumale, le jeune homme partage également cette impression de se sentir parfois pestiféré. « Chez les chargeurs, bien souvent, nous ne pouvons plus aller dans les bureaux, il n’y a plus de café, plus d’accès aux toilettes. Je préfère rouler, car la paie suit, mais j’ai hâte de retravailler normalement ».