Sur le papier, Gand offre un champ d’action idéal pour la distribution urbaine par la voie d’eau. Celle-ci y est nettement plus présente qu’à Bruxelles ou Anvers, par exemple, et la ville a multiplié ces dernières décennies les efforts pour lui rendre une place plus grande dans la cité. Située au confluent de la Lys et de l’Escaut et directement connectée à des voies navigables comme le canal maritime vers Terneuzen (classe VI), le Ringvaart et le canal vers Bruges et Ostende (classe V), ainsi qu’au complexe portuaire de North Sea Port, Gand constitue, en outre, la plaque tournante du trafic fluvial dans la partie occidentale de la Flandre. Sur sa périphérie, il y a place pour des points de consolidation d’où pourraient opérer des navettes de taille adaptée pour l’approvisionnement des chantiers, entreprises, commerces, restaurants, hôtels, écoles… du centre-ville.
Conscients de ces atouts et du potentiel qui s’y rattache, la ville et De Vlaamse Waterweg, le gestionnaire flamand des voies navigables, ont formulé une vision stratégique pour le développement multifonctionnel et durable de « l’eau dans la ville ». Elle tient compte de la spécificité de chaque zone, tout en s’intégrant dans la vision plus large élaborée au niveau régional. La mobilité des personnes (les écoliers, par exemple) et le transport de marchandises y figurent en bonne place.
Le défi n’est pas facile à relever. Cela tient en partie à des données physiques : le territoire gantois se partage en trois bassins distincts en termes de niveau d’eau (dont un est soumis au jeu des marées via l’Escaut maritime) ; les écluses qui les relient, sont souvent petites, parfois vétustes ; de nombreux ponts enjambent les cours d’eau et leur hauteur libre est variable (2,5 et 4,8 m sont les normes les plus pratiquées) ; par manque de dragage, le tirant d’eau officiel de 1,6 mètre est très loin d’être partout respecté ; le gabarit affiché pour les voies navigables au coeur de la ville (classe I et II) ne correspond donc pas toujours, loin s’en faut, à la réalité. Enfin, bien sûr, même si Gand a déjà pris des mesurer pour réglementer leur utilisation, le camion et la camionnette demeurent des concurrents formidables pour la distribution urbaine, vu les surcoûts qu’implique le recours à la voie d’eau pour le pré-acheminement, le dernier kilomètre et la manutention.
Un projet de bateau
L’ambition est de faire la part plus belle à la voie d’eau tant pour l’approvisionnement structurel du centre-ville que dans le cadre de travaux publics, de chantiers de construction et des livraisons liées à l’e-commerce que pour des événements plus ponctuels comme le festival des Fêtes de Gand, qui occupe durant une dizaine de jours en juillet le coeur historique de la ville. « Avec des bateaux innovants, des concepts de transport intelligents et des techniques de transbordement adaptées, il existe un grand potentiel pour faire de la voie d’eau un vecteur important pour la livraison de marchandises en milieu urbain », affirme le document présentant la vision stratégique de la ville et De Vlaamse Waterweg. Il parle aussi de la création de centres de distribution en bordure de la ville et de points de transbordement en son centre comme maillons d’une logistique bimodale « plus écologique, plus durable et plus efficace offrant des plus-values sociétales, économiques et opérationnelles ».
Filip Watteeuw, l’échevin du parti écologiste Groen en charge de la mobilité, indique que les plans d’action qui doivent donner vie à la vision stratégique, sont en cours d’élaboration. La logistique de la construction figure en tête des flux visés, mais les autres, avec leurs spécificités propes, ne seront pas oubliés. Un des obstacles à surmonter est le manque de familiarité de bon nombre de parties impliquées avec la distribution fluviale. « Elle tombe souvent en dehors du cadre logistique classique. Faire venir un camion est tellement plus facile et on sous-estime généralement les coûts, tant internes qu’externes, que cela entraîne ».
« Nous avons encore un long chemin à faire », déclare pour sa part Peter Geirnaert. Il anime le consortium Urban Waterway Logistics (UWL) qui a remporté l’appel d’offres lancé par la ville à la fin 2018 pour développer la logistique fluviale. « Les entreprises se préparent activement au passage à la voie d’eau. Elles réclament toutefois une approche pragmatique, fondée sur des critères de viabilité économique ». Le consortium s’appuie pour l’heure sur quatre entreprises gantoises du secteur du bâtiment, avec le renfort de l’armement fluvial néerlandais Tesco. D’autres entreprises devraient les rejoindre prochainement et apporter d’autres flux (colis, produits de grande consommation, déchets, etc.) qu’UWL veut combiner dans des tournées garantissant un usage maximal des unités utilisées.
L’initiative bénéficie d’aides européennes à hauteur de 200 000 euros dans le cadre du programme IWTS 2.0 pour la réalisation d’une unité adaptée au contexte gantois et baptisée Gentmax. Elle s’inscrit en outre dans le programme Avatar pour une distribution urbaine zéro émissions. Des essais portant notamment sur l’évacuation de déchets par la voie d’eau seront lancés dès cette année. Mais le véritable test interviendra à partir de la mi- ou fin 2021 avec le lancement d’un premier Gentmax. Différentes options sont encore à l’étude. Le bateau – une unité transformée – devrait faire 10 à 15 mètres de long et moins de 5 mètres de large et avoir des tirants d’eau et d’air aussi réduits que possible. Sa capacité se situera aux alentours des 10 tonnes. « S’adapter à l’infrastructure existante est la seule solution possible », explique à ce propos le responsable d’UWL. Sa propulsion se fera par un moteur diesel classique ou électrique (le poids des batteries influe sur la capacité d’emport). La navigation autonome – sur des cours d’eau fréquentés par d’autres usagers (jusqu’à des kayakeurs et des planchistes à la belle saison) - ne pourra être introduite que lorsqu’elle aura atteint une plus grande maturité, estime Peter Geirnaert.
Imposer la voie d’eau
« Une collaboration a tous les niveaux reste essentielle », ajoute Peter Geirnaert. Il renvoie en particulier à la nécessité, pour les pouvoirs publics, de prendre des mesures qui limitent encore plus fortement le recours au camion et renforcent ainsi l’attractivité du bateau, d’une part, et à des aides qui permettent de combler l’écart de prix toujours appréciable entre la route et l’eau, d’autre part. « Tant que ces deux conditions ne sont pas remplies, nous ne dépasserons pas le stade des tests sans lendemain ».
Filip Watteeuw ne le contredit pas : « Faciliter, stimuler, expérimenter… ne suffit pas et le sur-mesure coûte toujours cher. Même si nos moyens ne sont pas illimités, nous devrons aider financièrement au transfert modal. Il faut faire des choix clairs et oser les imposer. Mais cela suppose aussi que des alternatives au camion soient disponibles, accessibles au plus grand nombre et d’une capacité suffisante. C’est aussi sur cet obstacle-là que nous butons aujourd’hui. Les dix années à venir seront cruciales. Il faut que dans dix ans, la voie d’eau offre un nouveau visage et joue une rôle économique fort dans la ville ».