NPI : Rappelez-nous les principales caractéristiques du réseau fluvial en Wallonie.
Pascal Moens : Le réseau en Wallonie compte 450 km de voies navigables. Il a été majoritairement développé dans les années 1960 au gabarit européen de classe IV. Il comprend deux grands bassins : la Meuse et l’Escaut, orientés vers Anvers et les Pays-Bas mais aussi vers la France.
Le réseau wallon est à haut niveau de performance même si, avec les récents développements des bateaux, la classe IV n’est plus pertinente et il est nécessaire de basculer vers la classe V. C’est ce que nous avons entrepris depuis quelques années, en lien notamment avec le projet Seine-Escaut. Le réseau évolue vers la classe Va qui correspond à une longueur de 110 m pour une largeur de 11,40 m et un tonnage de 1 500 à 3 000 tonnes. La classe Vb n’étant pas l’objectif unique.
Le réseau wallon présente des particularités techniques en lien avec la géographie. Il connaît d’importantes ruptures de niveau d’eau sur de courtes distances, ce qui explique des ouvrages spectaculaires, par exemple sur l’Escaut, pour assurer une continuité du réseau et son approvisionnement régulier en eau. Pour cela, des barrages-réservoirs ont également été construits, neuf au total en Wallonie, pour alimenter le réseau des voies navigables en eau lors des étiages.
NPI : Quel est le niveau de trafic et quelle est sa structure ?
Pascal Moens : Notre réseau est très interconnecté avec les Pays-Bas et la France et voit passer un trafic important, en moyenne de 40 millions de tonnes par an. Ce tonnage est une performance vu les caractéristiques du réseau. La structure du trafic fluvial a changé au cours des années et la mutation est encore en cours. Les industries traditionnelles (sidérurgie, minerais, etc.) ont quasi disparu, ce qui signifie que nous avons perdu de très grands clients qui représentaient d’importants volumes. Depuis une décennie environ, les produits transportés sur la voie d’eau se diversifient (par exemple, déchets, palettes, etc.), ce qui a permis un maintien des tonnages. Toutefois, les nouvelles activités créent des volumes moindres que les activités industrielles et constituent une clientèle très diversifiée de chargeurs. Cette mutation est profonde et encore assez fragile.
Il y a eu de nouveaux entrants comme utilisateurs de la voie d’eau, il y a des chargeurs convaincus. Il y a aussi une mutation des industries et des acteurs économiques eux-mêmes qui va sans doute s’amplifier dans le contexte des transitions énergétique et écologique en lien avec le changement climatique, ce qui pourrait favoriser l’usage de la voie d’eau.
Deux défis en lien avec le changement climatique
NPI : Quels sont les défis et enjeux en lien avec le changement climatique ?
Pascal Moens : Il existe deux grands enjeux en lien avec les perspectives du changement climatique. Le premier concerne les difficultés et les complexités d’un réseau hydraulique comme celui des voies navigables wallonnes. La difficulté d’approvisionnement en eau est bien réelle, compte tenu de la situation et des caractéristiques de notre réseau. Nous devons prendre des dispositions pour assurer l’approvisionnement des voies navigables lors des périodes d’étiage et de crue. La gestion en eau est une mission critique. Nous avons des études en cours ainsi que des développements de systèmes de pompage innovants. Ce défi de la gestion en eau est assez spécifique à la voie d’eau.
NPI : La gestion en eau est un premier défi, quel est le deuxième ?
Pascal Moens : Le deuxième enjeu porte sur le rôle que peut jouer le transport par la voie d’eau dans l’évolution générale des transports dans l’objectif d’une société décarbonée. Et ici, il faut distinguer plusieurs sujets.
Le premier point est un transport moins émetteur de CO2. En Wallonie, le réseau fluvial constitue un élément incontournable dans le cadre d’une stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit de favoriser le transfert modal vers la voie d’eau et d’améliorer l’efficacité de celle-ci. Il y a une vraie attention politique qui se développe pour favoriser voire rendre obligatoire la voie d’eau pour certains trafics, si besoin en mettant en place des évolutions. La voie d’eau comme le ferroviaire sont des modes qui peuvent jouer un rôle important pour aller vers une nouvelle mobilité des marchandises.
Un deuxième sujet est une question : quel rôle pour les voies navigables pour aller vers une économie plus circulaire et décarbonée ? Qu’en est-il de la fin de l’utilisation des énergies fossiles dans les transports et dans la société en général ? Il y a un enjeu pour parvenir à redéployer une infrastructure énergétique (production, distribution, exploitation…). Les voies d’eau auront un rôle à jouer dans cette réorganisation énergétique. Ce n’est pas un enjeu de transport. Un exemple qu’on peut citer est celui du port de Lyon et son projet de distribution d’énergies vertes (hydrogène et autres) au service de l’agglomération. Des études et des projets sont en cours en Europe et en Belgique même si nous ne sommes pas à la pointe car nous n’avons pas de grands producteurs nationaux d’énergies.
Le troisième sujet porte sur l’ambition de décarboner le transport fluvial lui-même et il est crucial. C’est ici que nous abordons les nouvelles motorisations et les nouvelles énergies pour les bateaux. Là aussi, nous ne sommes pas un acteur majeur car la flotte wallonne est réduite et nous n’avons pas de grand motoriste belge. Nous lançons toutefois des études, des analyses et conduisons une réflexion stratégique. Nous favorisons la conversion vers des motorisations moins émettrices de CO2 et plus respectueuses de l’environnement par un plan d’aide qui pour le moment n’a pas suscité beaucoup de demandes. Cela va sans doute évoluer avec l’arrivée de moteurs conformes aux nouvelles normes d’émissions.
Je tiens ici à faire remarquer qu’il y a 2 ou 3 ans, on mettait en avant le GNL, aujourd’hui, c’est autour de l’hydrogène que se multiplient les ambitions et les projets. Les évolutions sont rapides.
Distinguer les innovations
NPI : Quelles innovations sont en cours ?
Pascal Moens : En matière d’innovation, il faut distinguer la vraie qui consiste à développer des technologies et solutions nouvelles. C’est la navigation autonome qui certes pose de nombreuses interrogations législatives, sociales, réglementaires, etc. Mais pour le transport fluvial, l’enjeu est de voir comment cela peut lui permettre de se développer davantage que ce qu’il est aujourd’hui, comment mieux concurrencer le transport routier de marchandises, quels marchés de niches peut-il conquérir.
J’ai le sentiment que même si la navigation autonome ne va pas se mettre en place immédiatement, elle peut bousculer le secteur. Elle peut apporter des solutions nouvelles et, surtout, ceux qui travaillent dessus n’appartiennent pas au monde fluvial, ils n’en connaissent pas les habitudes ni les réflexes. Le fait d’être extérieur au transport fluvial peut y favoriser l’innovation. En Wallonie, nous conduisons une expérimentation autour de la navigation autonome.
L’autre champ de l’innovation est lié à l’utilisation de technologies existantes dans le secteur fluvial. C’est la téléconduite, la télégestion, le contrôle à distance. Nous avons commencé avec la télégestion des barrages. Pour la navigation, c’est le centre Perex 4.0. Cela signifie à l’avenir une organisation du travail différente pour les équipes et une gestion différente des voies d’eau. Cette évolution est interne à un gestionnaire d’infrastructures comme SPW et pas directement perceptible pour les usagers.
Les moyens alloués à SPW étant en constante diminution, ces nouvelles technologies compensent le manque de moyens par une meilleure qualité des moyens. C’est un vrai enjeu.
NPI : Quelle perspective pour l’avenir ?
Pascal Moens : Je souhaite pointer un changement de mentalité. Nous sommes en train de finaliser un plan stratégique pour l’exploitation des voies navigables pour les 30 prochaines années, orienté usagers et services rendus. Nous définissons des enjeux et fixons des objectifs à long terme. Pour nous, c’est nouveau, auparavant, nous raisonnions court et moyen terme. C’est un changement de mentalité qui peut amener de vraies évolutions au sein du SPW qui, suite à une fusion en janvier 2019, a pris le nom de SPW Mobilité et infrastructures. Cette opération a rapproché le mode routier (routes et bâtiments) et le fluvial (mobilités et voies hydrauliques) ce qui ouvre des perspectives nouvelles pour la gestion du transport de marchandises. C’est une évolution qui peut amener des changements même si la réorganisation prend du temps à être mise en place.
La perception que j’ai aujourd’hui est que la voie d’eau est au bord d’une révolution avec de grands enjeux nouveaux en perspective.