Taxe au tonnage, flotte stratégique, net wage, dumping social : les échecs et les succès des armateurs français

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Á l’occasion d’un passage de flamme à la tête d’Armateurs de France, Jean-Emmanuel Sauvée cédant la barre à Édouard Louis Dreyfus, les armateurs sont revenus sur tous les sujets qui fâchent. Avec un mélange de réflexes corporatistes et de réponses sinon convaincantes du moins de convaincus.  

Nouvelle incarnation pour Armateurs de France. Après deux mandats effectués en trois ans, Jean-Emmanuel Sauvée a passé la barre de l’organisation professionnelle le 4 avril à Édouard Louis-Dreyfus, pour un mandat de deux ans. Deuxième du nom à présider le syndicat alors que son père, Philippe Louis-Dreyfus, a été aux commandes, entre 2002 et 2004, mandat marqué par la création du Rif, le registre international français, et la très controversée taxe au tonnage.

Des tempêtes – une pandémie et une guerre aux portes de l’Europe –, le président sortant en aura essuyées ces trois dernières années et nul ne lui contestera, à commencer par le secrétaire d’État chargé à la mer, Hervé Berville, qui le mentionnera dans son discours tenu à l'occasion de la soirée annuelle de la profession au Pavillon Gabriel, cette belle structure façon Eiffel, voisine de l’Élysée.

Une pandémie et une guerre plus tard...

Élu pour la première fois en avril 2020, alors qu’un imprévisible virus mettait à genou l’économie mondiale, le cofondateur de Ponant qui a rejoint le groupe CMA CGM, avait néanmoins figé les priorités pour le shipping dans un « projet stratégique », qui paraissait presque à contre-courant au vu du contexte. Il y était question de souveraineté des approvisionnements, de l’emploi-formation de marins français, de transition énergétique des navires…et d’un ensemble de mesures financières et fiscales jugées nécessaires pour opérer dans des conditions à peu près égales dans ce secteur hautement concurrentiel et capitalistique.

Et ce, bien avant le lancement du Fontenoy du maritime, la vaste et interminable consultation du secteur maritime et parentèles, initiée par la ministre de la Mer d’alors, Annick Girardin, qui débouchera, à quelques exceptions près, sur un troublant copié-collé.

Quelles avancées en trois ans ?

Ces deux dernières années, des systèmes de financement ont été actés comme la possibilité d’utiliser conjointement le crédit-bail, qui facilite le financement de l’achat d’un navire, et la « garantie projet stratégique » lorsque les projets visent à recourir au pavillon français [garantie de la BPI à hauteur de 80 %]. Le suramortissement vert [financement jusqu'à 40 % des surcoûts liés à ces technologies] a également été validé mais sur le papier. « Il n’est pas toujours applicable en l’état et les banques ne s’engageront sur quelque chose d’imparfait, indique aujourd’hui Armateurs de France. On a effectué un travail de rédaction pour préciser les points techniques à régler qui sont autant d’obstacles à la mise en œuvre ». Retour à l'expéditeur donc. Charge au gouvernement de ratifier.

Deux (petits) dossiers pourraient en bénéficier sur une flotte qui compte en France 400 navires. Les armateurs ne s’en étonnent pas. « On est au début du process », évacue Jean-Emmanuel Sauvée.

Echec sur le certificat d’investissement maritime

Il était aussi question de circuits de financement alternatifs tels que le certificat d’investissement maritime, contribuant à réduire les apports nécessaires en fonds propres de la part des armateurs. Un outil qui pourrait être utile pour faire face à la « montagne d’investissement requis » pour décarboner d’ici 2050 toute la flotte. S’il fallait renouveler la totalité de la flotte française, il faudrait trouver 25 Md€ selon les données de Jean-Emmanuel Sauvée et 2 400 Md€ pour les 70 000 navires au niveau mondial. Des données extravagantes mais qui sont passées dans le langage commun. Les armateurs ont cependant raté la marche, les négociations n’ont pas abouti sur ce point, butant sur le statut juridique de ces certificats.

Semi-succès sur le net wage

Sur le sujet délicat de l’emploi maritime, les armateurs bataillent depuis des années pour ancrer définitivement le net wage. Ils devront se contenter d’une prorogation. Accordée en 2021, cette aide équivalente au montant de la part salariale des charges dont les entreprises de transport de passagers sous pavillon français et communautaire s'acquittent pour les marins communautaires qu'elles emploient, a été prolongée pour trois ans supplémentaires et étendue à d’autres catégories d’emplois (officiers, personnels d’exécution) et à d’autres segments soumis à concurrence internationale. Mais exclue toujours les compagnies méditerranéennes (DSP oblige).

Il est communément admis que cette mesure de sauvegarde leur a assuré le maintien d'un fond de trésorerie salutaire pendant la pandémie assignant à quai pendant des mois et de mois les navires de passagers.

Un premier round contre le dumping social

La grande avancée reste le sujet brûlant du dumping social, grand combat de l’ex-président d’Armateurs de France, Jean-Marc Roué, qui en tant que président de Brittany Ferries, opère dans le cadre débridé du transmanche.

La proposition de loi, portée par le député Renaissance Le Gac, présent lors de la soirée d'AdF, a été adoptée à l’unanimité en première lecture à l’Assemblée nationale. Un consensus qui ne passe pas inaperçu alors que l’hémicycle est devenu le lieu des harangues révolutionnaires aux accents robespierristes. « Le maritime est un dossier sur lequel les parlementaires se rejoignent », constate sereinement Jean-Marc Roué, fer de lance de ce dossier depuis des années.

Schématiquement, si elle est validée en l’état par le Sénat, dont l’examen est prévu en juin, « il sera possible de renforcer des sanctions pénales et administratives, ne manquera pas de souligner Hervé Berville, dès lors qu’on lui donne la parole. Les députés ont aussi validé le principe de l’équivalence dans les temps de repos et de navigation et le retrait du transmanche du Rif, ce qui permettra de renforcer la protection des marins », appuie-t-il.

Les armateurs espèrent désormais amorcer un « possible projet au niveau de l’Europe ». Ce qui n’est pas acquis. Les Français s’en défendent mais le sujet ne fait pas l’unanimité chez leurs pairs d’autres pays membres de l'UE et certains laissent entendre qu’ils pourraient attaquer le texte français sur le plan du droit le cas échéant. Ambiance.

Qu'adviendra-t-il de la taxe au tonnage ?
C'est un sujet à haute intensité médiatique. Cachez cette taxe au tonnage que certains députés frontistes ne sauraient voir. L'exception fiscale, que d'aucuns ont eu vite fait de ranger dans la catégorie des niches fiscales, s’est trouvé embarquée dans les débats autour de la notion de superprofits.

« Elle est absolument indispensable aux armateurs comme un des pieds d’un trépied fiscal qui comprend l’exonération des charges sociales et le 39 C [l’article 39 C du CGI prévoit l’amortissement dégressif du navire avec un certain coefficient sur une période donnée dont la durée conditionne la compétitivité du régime de taxation au tonnage, NDLR], reprend Edouard Philippe Dreyfus, dans un réflexe corporatiste. « C’est une question vitale pour tous les armateurs. Si un d’entre nous a réalisé une performance économique inédite dans l’économie française. Il faudrait s’en réjouir. Mais les 59 autres ne sont pas tout à fait dans la même configuration et certains dans des difficultés tout autant exceptionnelles. Il faut aussi reconnaître à CMA CGM son sens de la solidarité économique car il est venu en support de quelques entreprises en fragilité ».

« C’est un outil européen, rappelle Jean-Marc Roué. Je rappelle que les deux premiers États membres à mettre en œuvre le net wage et la taxe au tonnage, à savoir l’Italie et le Danemark, sont aussi ceux qui ont dans leurs murs les numéros un et deux de l’armement conteneurisé mondial, MSC et Maersk ». C'est un fait mais les liens de causalité restent à valider par les chiffres qui sont têtus par principe.

Dans son cas, en transmanche, « la mise en œuvre de ces trois mesures nous permet d'être à l’équilibre entre le pavillon français et britannique. Faut-il une autre preuve de leur pertinence pour la compétitivité de nos armements ? », maugrée le président de Brittany Ferries.

« Le gouvernement avait lancé une mission à la suite du Fontenoy sur le sujet. Le rapport [non public] s’est conclu par un avis positif sur les bienfaits du dispositif depuis son lancement pour l’ensemble de l’armement français, notamment pour maintenir les centres de décisions armatoriaux en France », précise à son tour Jean-philippe Casanova, le délégué général.

Ce n'est plus un sujet, balaie Jean-Marc Roué. Il parait en effet anachronique avec un retournement de marché aussi brutal et rapide qu’il l'a été dans l’autre sens. La taxe au tonnage est en effet un système quitte ou double. Si le sujet a passionné les médias, rares sont ceux qui se sont intéressés aux années d'avant-covid quand les compagnies « payaient » pour naviguer...

Que faire avec cette flotte stratégique ?

L'organisation professionnelle a une autre obsession : la flotte stratégique, un sujet sur lequel le père de l'actuel président n’a jamais baissé la garde. Ces navires que l’on dit essentiels car ils transportent des matières premières vitales à l’approvisionnement du pays ou parce qu’ils remplissent une fonction cardinale, à savoir des vraquiers pour les céréales ou le minerai de fer, des câbliers, des SOV pour les éoliennes ou encore des navires de recherche. La guerre en Ukraine et le retour d’une conflictualité exacerbée ont remis le dossier en haut de la pile. Le député Renaissance du Var, Yannick Chenevard, vient d’être missionné par la Première ministre et le secrétaire d’État à la Mer sur le chantier. « C’était un engagement de la loi sur l’Économie bleue. Depuis 2016, il ne s’est rien passé », glisse le nouveau président.

L’engagement de la flotte stratégique est inscrit dans le Code de la Défense de 2017 mais son application paraît aussi marbrée.

« Il revient à l’État de déterminer les activités qu’il considère comme stratégiques et de passer avec les opérateurs économiques capables d’animer cette flotte des conventions de gré à gré. Ainsi, ces derniers s’engageraient à ne pas vendre de navires ni à défranciser sans accord préalable de l’État », répondait au JMM Philippe Louis-Dreyfus en fin d’année, après les annonces du gouvernement.

Pour quelles contreparties ? « Une garantie au moment de la construction du navire. L’État se substituerait aux banquiers pour garantir l’emprunt réalisé. Il pourrait aussi avoir son mot à dire si le banquier était amené à exécuter l’hypothèque du navire en cas de défaillance de l’armateur ».

Philippe Louis-Dreyfus estime qu’une loi similaire à celle de 1992 sur la sécurisation des approvisionnements énergétiques en pétrole pourrait être appliquée aux matières premières et denrées agricoles. Cette législation, que « certains aimeraient mettre sous le tapis », oblige notamment à une part minimale de pavillon français dans les importations de pétrole brut.

A quoi va servir la feuille de route de décarbonation ?

Dans la soirée, au Pavillon Gabriel, à l’issue d’une série d’interventions dont celle des ministres Berville (Mer), Beaune (Transport) et Le Drian (Europe et des Affaires étrangères de France), Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français et Éric Banel, directeur général des Affaires Maritimes, de la Pêche et de l'Aquaculture, ont remis la feuille de route de décarbonation de la filière maritime au gouvernement. Elle servira de base au CIMer (Comité interministériel de la Mer) en juin, où les priorités seront actées par Élisabeth Borne.

Comment atteindre le zéro nette émission ?

Grâce à leurs dits avantages, les armateurs français ont évité le scénario du pire, celui du « zéro navire, zéro marin et zéro armateur » mais ils n’échapperont à l’échéance du zéro nette émission d’ici à 2050.

« Les armateurs français ont besoin d’être accompagnés pour co-financer leurs projets à la hauteur des investissements qu’ils vont devoir réaliser et atteindre les objectifs de décarbonation », indique le communiqué envoyé à l’issue de la soirée.

Les carburants n’existent pas. Les technologies ne sont pas disponibles. Les infrastructures sont à créer.

« Il y a des investissements massifs à faire sur la question des carburants alternatifs, reconnaîtra Hervé Berville, dans son prononcé. Il y a des mutualisations à opérer avec d’autres secteurs comme l’aérien. Notre ambition est d’opérationnaliser la feuille de route le plus vite possible et de prendre des arbitrages politiques, économiques, et industriels ». Le représentant du gouvernement, a prévu à cet effet une enveloppe de 300 M€ d’ici la fin du quinquennat dans le cadre de la démarche France Mer 2030, sous la forme de subventions, prises de participations, garanties publiques… Cette mobilisation de moyens privés et publics (CMA CGM y a abondé à hauteur de 200 M€) doit permettre de constituer un fonds d’investissement maritime pour financer le verdissement.

Aérien-maritime, un combat à somme égale ?

En début d'année dernière, le gouvernement a annoncé l'octroi de 800 M€ au Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac), qui regroupe les industriels du secteur et l’État, afin de développer d'ici à 2030 le premier avion bas carbone. Le secteur a bénéficié d'une rallonge budgétaire de 135 M€ supplémentaires, soit près du milliard. Entre le navire zéro émission et l'avion bas carbone, la générosité de l'État n'applique pas les mêmes quotas. Les lignes de crédits publics ont leurs règles d’attribution que nul n’est censé ignorer.

Adeline Descamps

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