Qu’est-ce que l’historien-économiste retiendra de 2021 ?
Paul Tourret : La croissance de la conteneurisation a été plus que soutenue avec près de 20 MEVP en plus (+ 8 %) et surtout 6 MEVP pleins en plus en import aux États-Unis (+ 28 %). On notera aussi l’acceptation par le marché de taux de fret au comptant astronomiques. Les chargeurs, particulièrement anxieux des dysfonctionnements, ont donc été prêts à tout pour expédier leurs marchandises. Avec plus de conteneurs, le SCFI et le CCFI au zénith, la rentabilité des armateurs ne peut être que stratosphérique.
Les chargeurs ont été pressés et anxieux. Et ils ont payé le prix fort pour une prestation qu’ils estiment dégradée. Pensez-vous que cela puisse avoir un impact à court ou moyen terme sur la nature des relations entre prestataires et clients ?
P. T. : La pilule est forcément très amère pour les chargeurs. Les armateurs considèrent qu’ils ne peuvent être tenus responsables de la sous-capacité portuaire et logistique. Cela s’entend. Un geste commercial est attendu pour détendre un peu les tensions. Il pourrait prendre la forme de remises du fait du non-respect des transit time théoriques.
Les compagnies semblent revoir leur politique tarifaire en cherchant à nouer une relation dans la durée avec les chargeurs et en les incitant à s’engager sur des volumes définis pour plusieurs années. Mais au comptant ou au contrat, la question ne demeure-t-elle pas celle du juste prix pour un service de transport ?
P. T. : La ligne régulière doit devenir régulière dans son fonctionnement et ses tarifs. Le contractuel correspond bien au transport océanique de biens manufacturés rythmé par les saisons de la consommation notamment occidentale. La contractualisation annuelle semble la normalité avec l’ajustement connu des BAF et du peak season. Le prix juste n’est pas si difficile à trouver. Les conférences y arrivaient sans soucis il y a quinze ans, à moins de 1 000 $ en basse saison et à plus de 2 000 $ en haute saison pour les grandes liaisons océaniques. Ni les chargeurs ni les armateurs ne seraient lésés.
Comment analysez-vous le geste commercial de CMA CGM qui a décidé de plafonner ses taux de fret quand ils étaient à un niveau déjà élevé ?
P. T. : L’argument commercial est correct. Stopper la hausse quand elle a atteint le sommet. C’est le jeu de la concurrence. Là encore, une sorte de remise de 200 à 300 $ aurait sans doute été appréciée.
À quelles conditions, à quel prix le marché spot peut encore intéresser avec des prix aussi élevés ?
P. T. : On peut imaginer un marché spot avec des prix élevés, mais il faut alors des services à la hauteur, dans la rapidité et avec une extrême abilité. On peut très bien imaginer que des out- siders se positionnent avec une offre qui s’apparenterait à une sorte de messagerie maritime pour clients pressés.
Quelles sont selon vous les conditions pour une régionalisation des flux ? Après une décennie à célébrer la massification et la grande échelle, est-elle seulement envisageable ?
P. T. : La modification des flux dans ce sens est sans doute un mythe. Le « made in China » ne sera rogné qu’à la marge. Le monde a besoin de produits manufacturés à bas prix et pour l’instant, personne ne va s’engager, de façon massive, dans des (re)localisations. La reconfiguration du sourcing est plus probable. Pour les navires en revanche, il va falloir revoir les formats. Les liaisons intra-asiatiques exigeant des navires différents, d’où le retour en force des 7 000 EVP. Ces derniers pourront aussi trouver un usage pour du feedering à l’échelle régionale et de nombreux terminaux sont désormais susceptibles de les accueillir. Sans compter que la flotte des porte-conteneurs de la catégorie des 5 000 - 10 000 EVP est aussi la plus vieille et bientôt obsolète du point de vue environnemental.
Les autorités de régulation américaines traquent actuellement les armateurs. Mais ne se trompent-elles pas d’objet ?
P. T. : À y regarder de plus près, la problématique des surestaries et de la gestion des conteneurs est mineure pour les chargeurs. Le vrai problème est portuaire. La chasse aux abus des armateurs occupe les médias. La mise à niveau des terminaux de la côte ouest-américaine est un vrai défi. Il faut en outre interpréter l’engouement dans les commandes pour les 15 000 EVP comme une nouvelle tendance : ils sont sans douter destinés au marché transpacifique pour remplacer les plus petits gabarits de 8 000 à 10 000 EVP. La crise organisationnelle est portuaire outre-Atlantique (terminaux, dockers, châssis, boîtes vides) et pas maritime (navires).
Que pensez-vous de la stratégie aval de certains armateurs qui semblent bien plus intéressés par ce qui se passe à terre qu’en mer ?
P. T. : Après une décennie à ne pas gagner grand-chose en achetant des navires et des positions dans les terminaux, les armateurs gagnent de l’argent et même beaucoup d’argent. Avec peu ou pas d’actionnaires, les compagnies maritimes ont de la marge pour réinvestir. La conteneurisation vend beaucoup de slots aux freight forwarders. Préempter ces marchés n’est pas illogique. Mais l’offre logistique et maritime va-t-elle intéresser les chargeurs ? Avant cela, il faudra faire oublier les rapports tendus de 2020 et 2021 qui risquent de laisser un arrière-goût amer pendant un temps.
Propos recueillis par Adeline Descamps