« À la suite des récentes attaques contre des navires de commerce qui ont eu lieu dans la région de la Mer Rouge, nous avons accru ces derniers jours nos mesures de prévention pour assurer la sécurité de nos navires et des équipages naviguant dans ces eaux. La situation continue de se détériorer et les inquiétudes en matière de sécurité augmentent. Nous avons donc ordonné [au commandement] de tous nos porte-conteneurs dans la région qui doivent passer par la mer Rouge de regagner des zones sûres et d'interrompre leur voyage dans des eaux sécurisées avec effet immédiat et jusqu'à nouvel ordre », indique dans une note d’information la direction du groupe CMA CGM publié ce samedi 16 décembre.
La réaction du groupe français de transport maritime est la dernière manifestation en date de l’escalade en cours en mer Rouge et dans le détroit de Bab al-Mandeb, zones de navigation devenues particulièrement inhospitalières pour les navires marchands pris pour cibles flottantes par les rebelles houthis. Le mouvement d’opposition yéménite, soutenu par le corps des Gardiens de la révolution iraniens et le Hezbollah libanais, est l’un des partis les plus engagés en faveur de la cause palestinienne depuis le début du conflit avec Israël, proche du 70e jour.
Les flux d'approvisionnement au cœur du conflit israélo-palestinien
Les risques pour le transport maritime se sont accrus depuis le 19 novembre, date de la première attaque revendiquée par les « autorités houthies », selon le statut qu’ils s’octroient, contre un navire marchand, un porte-voitures de la compagnie appartenant à la société britannique Ray Car Carriers et exploité par le groupe japonais NYK.
Ces dernières heures, les choses se sont précipités avec des attaques perpétrées contre les porte-conteneurs de trois des plus grands armateurs mondiaux : Maersk, Hapag-Lloyd et MSC.
Dans la ligne régulière, jusqu’à présent, seul l’armateur israélien ZIM avait fait connaître ses dispositions, et notamment des déroutements de « certains de ses navires ».
Or, depuis le premier week-end de décembre, les Houthis ne s’en prennent plus exclusivement aux seules compagnies avec des intérêts israéliens, une mesure du reste inopérante dans la mesure où les niveaux de propriété dans le transport maritime ne sont pas évidents, entre le propriétaire du navire, l'État du pavillon, l'exploitant, l'affréteur, le gestionnaire technique...
Longue liste de navires marchands
Ainsi après le Galaxy Leader, détourné en mer rouge et toujours retenu dans un port yéménite (19 novembre), le CMA CGM Symi (24 novembre) affrété et attaqué à l’aide de drones dans l’océan Indien, le Central Park (le 26 novembre) visé par des missiles balistiques en riposte à des actions de la marine américaine contre les pirates de l'air qui ont tenté de détourner le chimiquier, les vraquiers Unity Explorer et Sophie II (3 décembre), le porte-conteneur Number 9, ciblés par des drones et des missiles, le navire-citerne Strinda (3 décembre) frappé par un missile antinavire et le pétrolier Ardmore Encounter (11 décembre) qui a échappé à une tentative d’abordage suivi d’une attaque au missile, quatre porte-conteneurs de Maersk, Hapag-Lloyd et MSC viennent allonger la liste.
Maersk Gibraltar
Le Maersk Gibraltar, navire de 10 000 EVP construit en 2016 et exploité par AP Møller-Maersk sous pavillon hongkongais, a esquivé un tir de missile en mer Rouge le jeudi 14 décembre alors que le porte-conteneurs, parti de Jebel Ali (Émirats arabes unis) le 1er décembre, se dirigeait vers Djeddah (Arabie Saoudite), où il est attendu le 16 décembre.
« Les récentes attaques contre des navires marchands dans le détroit de Bad el-Mandeb sont extrêmement préoccupantes. La situation actuelle met en danger la vie des marins et n'est pas viable pour le commerce mondial », a réagi l’armateur danois, avant d'appeler « à une action politique pour assurer une désescalade rapide ».
Parmi les armateurs, Maersk est de ceux qui prônent les solutions radicales. En 2021, face à la multiplication des attaques de pirates dans le Golfe de Guinée, qui avaient touché plusieurs de ses navires, la compagnie appelait à une solution militaire, estimant que son secteur était démuni pour assurer seul sa sécurité.
Le lendemain, le groupe rebelle Houthi revendiquait la frappe de drone sur le navire tout en affirmant qu'il a bien été touché, contrairement aux déclarations de Maersk. Selon le porte-parole des Houthis, Yehia Sareea, la milice a frappé le porte-conteneurs suite à un refus d'obtempérer.
Hapag-Lloyd Al Jasrah, attaque non revendiquée
Moins de 24 heures plus tard, c'est une unité de Hapag-Lloyd qui a été victime d’une attaque aux missiles. Le transporteur allemand a rapidement confirmé que son porte-conteneurs de 14 500 EVP Al Jasrah, enregistré au Libéria, qui opère sur le service méditerranéen MD2 (Le Pirée, Barcelone, Fos, Gênes, La Spezia, vers l'Asie), a été pris à parti, sans que l’on sache précisément sous quelle forme, alors qu’il se trouvait à moins de 60 km au sud-ouest du port de Mokha, au Yémen, à proximité du détroit de Bab El-Mandeb.
Si aucun membre d'équipage n'a été blessé, un incendie se serait déclaré après une explosion, a indiqué l’UKMTO (United Kingdom Marine Trade Operations), le département des opérations commerciales maritimes du Royaume-Uni.
Selon le Commandement central américain (Centcom), le porte-conteneurs a été touché par un drone lancé depuis le territoire tenu par les Houthis alors qu'il se dirigeait vers le sud de la mer Rouge.
Dans son compte rendu de l'attaque, la société britannique de conseil en sécurité Ambrey a déclaré que le navire avait été endommagé par une frappe à bâbord. L'explosion et l'incendie qui s'en est suivi seraient partis de conteneurs malmenés. Cette attaque n’a étrangement pas été revendiquée par les Houthis.
MSC Alanya et MSC Palatium III
La même journée, le MSC Alanya (construit en 2021) de 12 199 EVP, en provenance de Salalah (Oman) et qui devait escaler à Djeddah, a été sommé par les rebelles de changer de cap. Les « décisions » du navire ne sont pas claires. Selon le Centcom, le navire avait reçu l'ordre de se diriger vers le sud, mais a poursuivi sa route vers la mer Rouge.
La porte-parole de MSC insiste sur le fait que le navire n'a pas été attaqué. Selon les rapports de sécurité, le navire a pris des mesures d'évitement et serait désormais en zone de navigation sûre.
En provenance de Mombasa, en Inde, le MSC Palatium III (construit en 2006), porte-conteneurs de 2 546 EVP sous pavillon libérien et affrété par Messina Line, lui, a été touché par un missile, non loin du port yéménite de Mokha, alors qu'il se dirigeait vers Djeddah, a annoncé la société de sécurité maritime Ambrey dans une note d'information.
Le navire a continué à naviguer vers le Nord et a changé de cap de 180° environ 30 minutes plus tard pour naviguer vers le Sud en direction du détroit de Bab el-Mandeb. Pour le spécialiste britannique, il est probable que « le porte-conteneurs ait reçu un avertissement des Houthis du Yémen lui demandant de ne pas transiter par la mer Rouge.
Contrairement à celle contre Hapag-Lloyd, ces deux agressions ont été assumées par les Houthis.
Suspension des transits
Aucun blessé n’est à déplorer dans ces quatre attaques successives. Mais « elles sont une nouvelle démonstration du grand risque pour le transport maritime international causé par les actions des Houthis », a encore alerté le centre de commandement américain.
Hapag-Lloyd, qui a installé un comité de crise d’urgence le 15 décembre, devrait annoncer en début de semaine la série de mesures que le transporteur allemand va mettre en œuvre pour assurer la sécurité de ses équipages.
Mais le vendredi 15 décembre, les numéros deux et cinq du transport maritime de conteneurs, Maersk et Hapag-Lloyd, ont annoncé la suspension de tous les transits prévus en mer Rouge et dans le détroit de Bab el-Mandeb.
« Nous avons ordonné à nos navires se trouvant dans la zone et devant passer par le détroit d'interrompre leur voyage jusqu'à nouvel ordre », a déclaré le groupe danois dans une note publiée le vendredi 15 décembre.
Maersk a déjà dérouté deux des navires qu’il affrète à XT Shipping, compagnie basée à Haïfa, en Israël, ainsi que le Maersk Pangani (1 946 EVP), immatriculé au Libéria, mais en évoquant des « circonstances imprévues ». Le porte-conteneurs, qui n'a pas observé son escale Jebel Ali, n’émet plus depuis sept jours mais sa dernière position connue le place en Inde.
Retour sur le parcours historique entre Europe et Asie
Il est probable que les exploitants de navires du trade Asie-Europe reprennent les routes historiques, en contournant l’Afrique par le Cap de Bonne espérance, parcours qui allonge la navigation d'une dizaine de jours, avec à la clé, des centaines de tonnes de carburant consommés en sus.
La dernière fois que les compagnies y ont recours massivement, c’était durant le premier semestre 2020, quand la demande s’est littéralement évaporée avec l'émergence de l'épidémie alors que le pétrole a été frappé par le phénomène de contango. Pour absorber la surcapacité et économiser le péage du canal de Suez, les transporteurs ont profité de l’aubaine d’un fuel historiquement bas.
Maersk Tankers, opérateur de pool gérant 131 navires-citernes pour le compte de nombreux propriétaires, le recommande, d’après un document interne que l’agence Bloomberg s’est procuré.
Selon la Chambre internationale de la marine marchande (International Chamber of shipping, ICS), certaines compagnies ont déjà modifié leurs itinéraires autour du cap de Bonne-Espérance afin d'éviter l'agression des Houthis.
« Cela ajoute des coûts et des retards au commerce mondial. L'industrie est extrêmement préoccupée par ces attaques contre le transport maritime qui pourraient conduire à ce que d'autres se détournent vers cette route, non sans impacts sur le commerce », indique un communiqué de presse de l'ICS, qui salue les actions et la présence des forces navales intervenues jusqu'à présent tout en attendant « d'autres engagements de même nature dans un avenir très proche ».
« L'ensemble de l'architecture de sécurité maritime de la région devrait être mis à contribution pour (…) désamorcer ce qui constitue désormais une menace extrêmement grave pour le commerce international » fait-elle valoir.
Alerte rouge pour les associations professionnelles
Alors que les Houthis visent bel et bien les flux d'approvisionnement entre l'Asie et l'Occident, les organisations professionnelles tirent la sonnette d’alarme face à la menace qui pèse sur l'économie mondiale, compte tenu des volumes qui transitent par cette région.
Dans un communiqué conjoint teinté d’inquiétude grave, l’association européenne des armateurs (ECSA) et la fédération syndicale européenne des travailleurs des transports (ETF), appellent à une action immédiate. « La vie et la sécurité de nos marins sont mises en danger, les attaques se multipliant chaque jour. Les marins sont le cœur battant de l'industrie du transport maritime et il est essentiel qu'ils puissent exercer leurs fonctions sans craindre pour leur sécurité », insiste l’ETF par la voix de son secrétaire générale Livia Spera.
« L'ECSA plaide vigoureusement en faveur du renforcement des structures de protection pour la sécurité des navires commerciaux qui transitent par cette zone (…) Nous encourageons et soutenons également tous les efforts coordonnés, y compris diplomatiques, qui contribuent au maintien de la liberté de navigation », ajoute Sotiris Raptis, son secrétaire général, qui rappelle le rôle du transport maritime pour l’approvisionnement mondial.
Également préoccupé par la recrudescence des attaques contre les navires, le World Shipping Council « appelle d'urgence la communauté internationale à prendre des mesures décisives.. Le temps d'un engagement international résolu est venu ».
Une force navale internationale
La semaine dernière, indique Reuters, le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a déclaré que Washington était en pourparlers avec d'autres pays au sujet d'une force d'intervention maritime qui « assurerait la sécurité du passage des navires en mer Rouge », et enverrait « un signal important de la part de la communauté internationale, à savoir que les menaces des Houthis contre la navigation internationale ne seront pas tolérées ». L'Iran a rétorqué le 14 décembre qu'une telle force serait confrontée à des « problèmes extraordinaires ».
Une coalition navale internationale (39 pays) existe depuis quelques années en mer Rouge et dans le golfe d'Aden, sous le nom de « Task Force 153 », commandée par le vice-amiral de la Cinquième flotte américaine, basée à Bahreïn.
Une nouvelle fois, Pékin est appelé à jouer un rôle dans la mesure où la Chine est une « grande cliente » de ces routes maritimes et entretient des liens avec l'Iran. Les autorités américaines l’ont laissé entendre aux médias à l’issue d’un échange téléphonique entre le secrétaire d'État américain Antony Blinken et le ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi.
« Lorsque trois navires sont attaqués [le même jour] dans la même zone géographique, cela signifie que nous manquons un peu de ressources », avait déclaré au Financial Times le responsable de la sécurité de Bimco, un des organismes représentant l’industrie mondiale du transport maritime. C'était après la série d'agressions contre plusieurs navires-citernes, mais avant les actes commis contre les quatre porte-conteneurs.
Adeline Descamps
[Actualisation dimanche 17 décembre] MSC suspend à son tour le passage par la mer Rouge
« Le 15 décembre, le MSC Palatium III a été attaqué alors qu'il traversait la mer Rouge. Heureusement, tous les membres de l'équipage sont sains et saufs et aucun blessé n'est à déplorer. Le navire a subi des dommages mineurs dus à l'incendie et a été mis hors service. En raison de cet incident, et pour protéger la vie et la sécurité de nos marins, nos porte-conteneurs ne transiteront pas par le canal de Suez en direction de l'Est et de l'Ouest jusqu'à ce que le passage en mer Rouge soit sûr », indique le leader mondial de la ligne régulière dans une note d'information publiée dans la journée. Il fait bien allusion à un seul navire et pas deux (cf. plus haut).
La compagnie ajoute qu'elle réachemine certains services via le cap de Bonne-Espérance, afin de garantir une continuité dans ses opérations, indique-t-elle.
Lire aussi
Mer Rouge : une nouvelle zone à risque élevé pour le transport maritime
Alerte à la navigation en mer rouge
Nouvelles attaques contre deux navires de propriété israélienne
Mer Rouge : la France abat un drone menaçant pour la sécurité d'un pétrolier