Les perturbations en mer rouge, datant du début de la guerre entre Israël et le Hamas palestinien en octobre, et matérialisées depuis la mi-novembre par des attaques du mouvement d'opposition houthie contre les navires marchands, vont durer encore plusieurs mois, confirme CMA CGM quelques jours après les déclarations de son concurrent direct Maersk.
Vincent Clerc, le PDG du numéro deux mondial du secteur de conteneur, a indiqué il y a quelques jours qu’elles pourraient se prolonger jusqu'au second semestre de l'année et demandé à ses clients (parmi lesquels des géants de la distribution) de prendre leurs dispositions et « de se préparer à une augmentation des coûts de la chaîne d'approvisionnement ».
« Nous avons réévalué la situation dans la zone sud de la mer Rouge et l'évolution des conditions nous permet de reprendre les transits au cas par cas », a indiqué pour sa part CMA CGM dans une note à sa clientèle en date du 28 février, précisant que la « situation est étroitement évaluée pour chaque navire avant chaque transit, les choix d'acheminement ne peuvent donc pas être anticipés ou communiqués ».
Aujourd’hui, si le bataillon de CMA CGM emprunte la longue route historique en contournant la pointe de l’Afrique, deux à trois navires transitent encore quotidiennement par la mer rouge « lorsque les escortes de la marine française sont possibles », a confié Rodolphe Saadé, le PDG de CMA CGM à Reuters.
Stop and go
L'armateur français, troisième acteur mondial dans la ligne régulière, avait tardé – plus d'un mois après ses pairs –, avant de les rejoindre début février dans leur décision de suspendre toutes les traversées par la route habituelle entre l'Europe et l'Asie, via la mer Rouge, au profit de l'itinéraire, long et coûteux, d'avant le canal de Suez, à savoir descendre pour contourner la pointe de l'Afrique avant de remonter...
La décision avait été prise après plusieurs événements concomitants, dont certains sans liens avec le fait que l’un des convois dans lesquels était engagé un navire à la lignée CMA CGM ait été pris pour cible par les militants houthis du Yémen.
Fin décembre, à la suite d’une escalade de tirs contre plusieurs porte-conteneurs de Maersk et Hapag-Lloyd, CMA CGM avait bien levé une première fois ses passages mais avait repris très rapidement la route classique. Seul le service Nemo (Europe-Australie), qui escale au Havre et à Fos, avait été ajusté et détourné.
Sur la foi des déclaration des Houthis
La présence militaire française dans la zone critique (qui datait d’avant les attaques), avec trois frégates, et les déclarations répétées des Houthis ne sont sans doute pas étrangères au « stop and go » de CMA CGM.
Lorsque le mouvement d’opposition au pouvoir en place au Yémen a lancé ses attaques en soutien au Hamas, ils avaient indiqué qu'ils visaient tous navires ayant des « liens avec Israël » alors qu'un certain nombre sans liens apparents ont tout de même été attaqués.
Au cours de la première quinzaine de janvier, à la suite des frappes militaires soutenues menées par les États-Unis et le Royaume-Uni, ceux ayant des intérêts avec ces derniers sont également devenus des cibles privilégiées.
Pour l’attaque du porte-conteneur CMA CGM Koi, les relations (distendues) avec JP Morgan en seraient la cause. Elles se fonderaient sur le fait le ship manager commercial, Oceanix Services, est détenu par un fonds d’investissement, lequel est conseillé par la banque d’affaires américaine.
Présence de la marine française sécurisante
La France et le Danemark font partie des États membres européens qui disposent d'une présence militaire historique (bien avant les derniers événements) dans cette vaste région sensible, qui s'étend du golfe Persique à la mer Rouge et passant par l'Ouest de l’océan Indien et le Golfe d'Aden.
Même si Maersk a fini par la déserter, il avait aussi réorienté ses navires dès l'annonce de l'opération multinationale Prosperity Guardian, lancée pour assurer une escorte navale des navires afin de leur sécuriser le transit.
Paris et Copenhague vont également mettre à disposition des moyens au service de la mission européenne de protection des navires Eunavfor (force navale européenne), baptisée Aspides, qui a été annoncée le 19 février.
La Grèce, qui en assure le commandement général, a annoncé en fin de semaine dernière, qu’une frégate était en partance.
Le bâtiment allemand Hessen a déjoué, pour sa part, des attaques la semaine dernière dans ce cadre.
La participation de l'Italie, qui devrait prendrait le commandement de la mission, doit encore être entérinée par le Parlement et son examen traîne. Un premier passage au Sénat est prévu à partir de mardi 5 mars.
L'annonce du retour de CMA CGM en mer rouge survient donc quelques jours après ce déploiement d'intentions.
Conflit entre primes de risques et dépenses d'exploitation
Bien que les primes de risque de guerre payables actuellement pour le transit par la mer Rouge aient beaucoup augmenté (multipliés par 5 à 10 pour se situer entre 0,6 et 1 % de la valeur du navire, selon les immatriculations des navires), il doit encore y avoir une forte incitation commerciale à passer par la mer Rouge en comparaison du temps (une dizaine de jours en plus en fonction de la vitesse) et des coûts supplémentaires associés au détournement autour du Cap de Bonne Espérance.
Les dépenses d'un voyage entre l'Asie et l'Europe du Nord-Ouest ont augmenté de 35 % pour un grand porte-conteneurs, et jusqu'à 110 % pour un pétrolier de type aframax (entre 80 000 et 120 000 tpl, capacité d’1 million de barils), selon un rapport de LSEG Shipping Research.
Qu'entend-on par « le cas par cas » ?
Le PDG du groupe ne détaille pas « le cas par cas », schéma de pensée dans lequel doivent entrer un certain nombre de considérations, au premier rang desquelles le statut du navire (propriété ou affrètement, certaines conditions d'affrètement prévoient l'emprunt d'une route spécifique, par exemple via le canal de Suez).
« Certaines conditions d'affrètement peuvent être intégrées dans les connaissements. Dans ces circonstances, les propriétaires ont accepté d'assumer le risque de suivre la route particulière et sont donc contractuellement tenus de le faire. En tant que tel, si le capitaine et l'équipage n'étaient pas disposés à passer par la mer Rouge, cela constituerait une rupture de contrat, auquel cas les armateurs devraient absorber le temps et les coûts », indique le Gard, l’un des plus grands P&I, dont le rôle est essentiel pour assurer une couverture illimitée des dommages causés à des tiers.
Et si les risques ont changé depuis la date du contrat, « les armateurs peuvent être considérés comme n'ayant pas accepté le risque et les affréteurs peuvent avoir à absorber les coûts de la navigation, liés au déroutement. La probabilité que les armateurs aient accepté le risque est probablement plus grande dans le cas d'un affrètement à temps pour un voyage, où il est moins probable qu'il y ait un changement des circonstances, que dans le cas d'un affrètement à temps à long terme, où elles peuvent évoluer au fil du temps ».
Peu d’assureurs s’en ouvrent dans la presse mais la charte-partie peut devenir dans le cas présent un facteur concurrentiel. « Le profil de risque d'un navire peut être très différent de celui d'un autre et on ne peut pas se fier à ce que font les autres. Pour donner un exemple, certains peuvent bénéficier de clauses de liberté étendues dans leurs chartes-parties, ce qui signifie que ces propriétaires ont très peu de risques de supporter les coûts du déroutage. En fait, cela pourrait être commercialement avantageux pour eux », indique encore l’assureur tous risques.
Transits en baisse croissante
En dépit des différentes opérations internationales, les attaques n'ont cessé et les perspectives sont plus qu’incertaines. Le 1er mars, le chef du mouvement d’opposition yeménite, Abdul Malik al-Houthi, a promis des « surprises » militaires en mer Rouge. « Nos opérations militaires vont se poursuivre et progresser et nous avons des surprises auxquelles nos ennemis ne s'attendront pas du tout », a déclaré le représentant de la faction houthie.
Au cours des sept premières semaines de 2024, les volumes de fret à destination et en provenance des ports du golfe d'Aden et de la mer Rouge ont diminué de 21 % sur une base annuelle, indique le Bimco, association internationale d’exploitants de navire représentant 60 % du tonnage mondial.
En février, le nombre de navires transitant par le golfe d'Aden a été inférieur de moitié à celui de l'année dernière et de 37 % par le canal de Suez. Les transits de porte-conteneurs ont diminué de 70 % dans le golfe d'Aden et le canal de Suez.
Envolée des coûts peu probante
Dans une de ses dernières analyses (Container Intelligence Monthly), Clarksons indique que par rapport à décembre 2023, les EVP-milles ont augmenté d'environ 11 %, car environ 620 navires totalisant 8,5 MEVP se sont détournés du canal de Suez vers le cap de Bonne Espérance. Rien de comparable à la période pandémique, objecte le groupe de courtage bien qu’il n’y ait plus beaucoup de voix pour le soutenir.
La seule comparaison des taux de fret donne peu de crédibilité à cette thèse. L'indice du SCFI, qui reflète les taux de fret au départ de Shanghai vers les principales routes maritimes, avait atteint 5 110 points en janvier 2022 quand il atteint actuellement les 2 200 points.
Selon lui, le coût de transport d'une paire de chaussures de l'Asie vers l'Europe a augmenté de 0,21 $ au début du mois de décembre 2023 pour atteindre 0,78 $ à la mi-janvier 2024, mais il reste inférieur au pic de 1,95 $ durant la pandémie.
L'indice composite de Drewry a diminué de 5 % la semaine dernère, à 3 493 $ par conteneur de 40 pieds (FEU) mais toujours plus élevé de 88 % à la même semaine de l'année dernière et de 146 % par rapport aux taux moyens de 2019 (avant la pandémie) de 1 420 $.
Les taux de fret de Shanghai à Rotterdam ont baissé de 277 $ (3 944 $/FEU) et de 285 $ pour Gênes (4 757 $/FEU).
Adeline Descamps
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