Limitation de vitesse ou de la puissance des moteurs. Rhétorique d’ingénieurs ? Éléments de langage ? Question de posture ? Dans la perspective d’une 6e session technique qui s’annonce à l’OMI en novembre au cours de laquelle seront débattues les mesures de court terme à mettre en œuvre pour limiter les émissions de gaz à effet de serre (GES) générés par les navires, plusieurs approches se distinguent. Et elles ont fait bien l’objet de soumissions.
Les gaz à effet de serre, combien de divisions ? Le débat sur la teneur en soufre des carburants marins n'étant plus juridiquement un sujet, puisque la réglementation a fixé le Grand Soir au 1er janvier 2020, date à laquelle les navires se doivent d'être en conformité, un nouvel objectif pointe son nez : venir à bout des émissions de CO2 générées par le transport maritime. Un enjeu de 940 millions de tonnes rejetés dans l'air par an. Soit 2,5 % du total émis sur toute la planète.
Pour le traquer, « trois grandes approches sont à ce jour sur la table, confie Camille Bourgeon, qui assure le secrétariat du groupe de travail sur les gaz à effet de serre à l’OMI. Une première proposition défend l'encadrement de la vitesse. Une seconde, portée par le Japon et la Norvège, promeut la régulation de la puissance de propulsion des navires, de façon électronique ou mécanique, avec un système de pré certification, ce qui supposera une modification technique des moteurs. Une troisième, derrière laquelle se rangent le Danemark, l’Espagne et l’Allemagne, soutient une logique par objectifs avec un ensemble de mesures à mettre en œuvre pour y parvenir, tels un travail sur la conception, une assistance vélique, l’optimisation des escales… », détaille l'ingénieur de la division Maritime et Environnement à l'OMI.
La limitation de vitesse est une soumission déposée par la France « sur proposition » de l’armateur Philippe Louis-Dreyfus après un cheminement au long cours. Le président du conseil de surveillance de Louis Dreyfus Armateurs (LDA) tente d’évangéliser son secteur à cette idée depuis une dizaine d’années en prêchant dans toutes les instances internationales où il a occupé des mandats (European Community Shipowners Associations-Ecsa, Baltic and International Maritime Conference-Bimco…). Sans faire de l’uchronie bon marché, si elle avait été retenue quand elle a été avancée, l’IMO2020 n'aurait peut-être pas existé sous cette forme. L’armateur a tenté, en vain, de faire admettre à ses pairs qu’il fallait être force de propositions pour ne pas se retrouver dans la situation de devoir agir sous la contrainte et moyennant des investissements coûteux. Pour en avoir fait l’expérience sur ses vraquiers dès 2008, il soutient qu’en réfrénant la course du navire de quelques nœuds, il est possible d’économiser 20 à 25 % des émissions polluantes, « de façon immédiate et sans investissements ».
Une étude réalisée par l'école de commerce Kedge, supervisée par le professeur en économie maritime Pierre Cariou, en atteste. L'enquête montre notamment que 18 % des émissions polluantes pouvait être économisées par la seule réduction de la vitesse (de 21 à 15 nœuds) dans le secteur du conteneur, où la limitation de la vitesse est actionnée pour absorber la surcapacité des tonnages en période de demande de transport au plancher.
« La question importante n'est pas de savoir s'il convient d'introduire une limitation de vitesse pour réduire les émissions, mais comment la contrôler » Lars Robert Pedersen, secrétaire général adjoint de BIMCO
Ralentir la vitesse a trouvé un nouvel écho ces derniers mois alors que le transport maritime est prié par l'OMI de présenter les mesures qu'il compte mettre en oeuvre pour parvenir à être neutre en carbone d'ici trois décennies. Ainsi, une centaine de PDG du secteur l’ont soutenue dans une lettre ouverte adressée à l'OMI en avril, allant à l'encontre des organisations professionnelles censées les représenter, Bimco (58 % du tonnage marchand mondial revendiqués) et la Chambre internationale de la marine marchande (ICS, 80 % du tonnage mondial). Toutes deux militent pour une autre solution, présentée à l’OMI par le Japon lors du Comité de la protection du milieu marin MEPC 74 en avril dernier : brider le moteur des navires existants de plus de 5 000 tjb, en réduisant la puissance de 50 % pour les vraquiers et tankers, et de 66 % pour les porte-conteneurs. Une position à laquelle s'est ralliée tardivement Maersk alors que le leader danois du transport conteneurisé s'était déclaré contre la limitation de la vitesse, qu’il assimile à une demi-mesure quand des ruptures technologiques seraient nécessaires pour atteindre l'objectif final. L'Union des armateurs grecs (UGS) s’est également prononcée récemment en faveur de la régulation des moteurs, qu’elle voit comme un « bon complément » du SEEMP, mécanisme de réglementation incitant les propriétaires de flotte à privilégier des motorisations plus sobres. Le transporteur français CMA CGM s’est, pour sa part, rangé derrière le président français, Emmanuel Macron, quand celui-ci, avant l'ouverture du sommet du G7 à Biarritz en août, s’est approprié la proposition de Philippe Louis-Dreyfus sur la limitation de la vitesse.
Pour éteindre la polémique, née d’un communiqué du Bimco annonçant avoir déposé à l’OMI une solution visant à restreindre la puissance du moteur, ce que la presse a perçu comme une contre-proposition, la direction de LDA s’est fendue d’un habile communiqué pour saluer ce « pas important vers un shipping durable », tout en rappelant être conscient « que réduire la vitesse ou la puissance n’est qu’un pas sur la route qui mènera le transport maritime vers la décarbonation de ses activités » mais « un pas absolument nécessaire » illustrant le fait « que l’industrie était désormais prête à agir ». Il concluait en pressant l’OMI d’agir, dont on sait que la vitesse n'est pas une qualité première.
Du point de vue de l’environnement, la limitation de la puissance du moteur est la meilleure solution » Un armateur pétrolier
Quelles que soient les divergences, les uns et les autres convergent au moins sur un point : la vitesse du navire est la variable la plus importante qui influe sur les émissions de CO2.
« À coque constante, il est clair que la même puissance va donner la même vitesse. Si on bride le moteur, la vitesse va fatalement diminuer sauf si la coque ou l’hélice sont dessinées de façon telle qu’à puissance égale, le navire consommera moins tout en allant plus vite », décode pour le JMM un armateur de tankers. Or, les courants marins, l'état de la mer et les conditions météorologiques entraînent une différenciation des émissions pour la même vitesse d'un navire, explique-t-il. « Si vous avez le courant de face, vous allez augmenter la puissance du moteur et donc consommez plus. Si le moteur est bridé, que vous ayez le courant de face ou pas, cela n’aura pas d’impact sur la consommation. Mais quoi qu’il en soit, vous irez moins vite. Du point de vue de l’environnement, la limitation de la puissance du moteur est donc la meilleure solution », conclue-t-il. Une autre question demeure pour l'armateur. Un vraquier et un porte-conteneur ne sont pas dictés par les mêmes impératifs de marché. « Est-ce que la poupée de Shanghai nécessite que l’on aille à 21 nœuds ?
À qui veut-on envoyer un signal ? À la communauté maritime ou à l'opinion publique » Pierre Cariou, professeur en économie maritime
Si les tenants des deux positions se rejoignent sur l'effet recherché, en revanche, ils ne s’entendent pas vraiment sur les conditions d’emploi, Bimco soutenant que la réduction obligatoire de la vitesse, « fructueuse en théorie », est difficile à mesurer et vérifier avec précision, et peut fausser la concurrence en ne tenant pas compte des spécificités sectorielles.
« Il y a peu de différence entre réglementer vitesse ou puissance, même s’il est plus facile d’un point de vue technique de suivre la puissance que la vitesse. Bimco admet que la puissance d’un moteur a une corrélation étroite avec la vitesse, mais que la puissance étant plus facile à mesurer, elle est plus efficace », décrypte Pierre Cariou. « La question des limites reste entière et est critique pour juger de l’efficacité de la mesure. Ce qui laisse encore augurer de nombreux mois de négociation. Elle ne sera pas, quoi qu’il en soit, suffisante à long terme. Elle n’exempte pas non plus du besoin de mesures supplémentaires, tel les Emissions Trading System (ETS, échanges de quotas d'émission, NDLR) ou l'exemption de limites de vitesse pour navires plus efficients énergétiquement afin de financer la transition technologique ».
Pour le professeur, il y a une part de posture : à qui veut-on envoyer un signal ? « Si c’est à la communauté maritime, rentrer dans un nouveau débat technique type EEDI* (Energy Efficiency Design Index, NDLR) peut avoir du sens, même si Bimco est très faible en arguments sur la différence entre puissance et vitesse. Si c’est pour montrer à l'opinion publique que les armateurs ont vraiment pris conscience de l’ampleur des enjeux, il sera très compliqué de la convaincre qu’une mesure visant à limiter/contrôler la puissance plutôt que la vitesse a du sens. Une mauvaise interprétation par l’opinion publique fera le lit de l’instauration d’une taxe. On peut enfin imaginer que les deux propositions convergent à terme… surtout si l’hypothèse d’une taxe carbone n’en est plus une ».
À quand un taxe ?
Une taxe européenne sur les carburants marins (toujours exonérés) a été clairement énoncée la semaine dernière, par Bruno Le Maire, ministre de l'Économie, à la veille d’une rencontre entre la chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron à Toulouse. Compte tenu de la pression sociétale et de la contribution exigée de tous les secteurs d’activité aux objectifs de l'accord de Paris sur le climat, les armateurs savent pertinemment qu’une exemption ne fait pas toujours une règle. Et que tôt ou tard, ils devront payer pour avoir pollué ou avoir à polluer.
Dans un rapport du Fonds monétaire international (FMI), rendu public la semaine dernière, des économistes ont calculé qu'une taxe de 75 dollars par tonne (68 €) de carbone émise dans l'atmosphère, imposée dans tous les pays du G20, permettrait de réduire suffisamment les émissions pour contenir le réchauffement de la planète à 2°C d'ici 2100. Dans l'Union européenne, la tonne est actuellement échangée à environ 22 € sachant que la Suède impose pour sa part une taxe équivalente à 127 $, la plus élevée de la planète. La taxe carbone française est à 44,60 €/t de CO2. Dans ce contexte, prendre les devants en arborant des solutions qui produisent des résultats instantanés et ne nécessitent pas d’investissements hors d’atteinte fait sens en effet. Les précédents en attestent.
Adeline Descamps
* Obligatoire pour les nouveaux navires construits à partir du 1er janvier 2013, et développé pour encadrer la consommation énergétique des navires en les soumettant à des exigences strictes afin de promouvoir l'utilisation de moteurs plus économes