850 Md$ d'ici à 2030. C’est le montant que l'Institut de l'énergie de l'University College de Londres prête aux potentiels « actifs échoués » que seraient les navires alimentés au GNL en 2030, sujet de sa dernière étude intitulée Exploring methods for understanding stranded value : case study on LNG capable ships, et publiée de façon opportune à l'occasion de la conférence Marine Money qui s’est tenue durant la semaine sur le climat des Nations unies à New York.
Le porté à connaissance de l’organisme recherche – qui fait autorité sur les systèmes énergétiques –, intervient alors que l’industrie du transport maritime, après avoir été longtemps sceptique et attentiste, est en train de basculer en nombre vers le carburant imparfait (entre 23 % à 28 % de réduction des émissions de CO2 en moins par rapport à un fuel fossile) pour un shipping neutre en carbone mais qui fait le « job » pour satisfaire les exigences règlementaires de court terme.
Selon la plateforme Alternative Fuels Insight de DNV, 316 navires alimentés au GNL étaient déjà en service dans le monde fin août, tandis que 511 étaient en commande. Pas moins de 30 % du carnet de commandes actuel est constitué de navires qui ont la possibilité de carburer au GNL ou sont configurés pour l’être le cas échéant. Et ces choix engagent financièrement. Le transport maritime étant une industrie intensive en capitaux, les navires commandés aujourd'hui doivent pouvoir naviguer pendant la période de transition des deux prochaines décennies.
Entre 129 et 848 Md$ de dépréciation
À ces armateurs qui auraient franchi le pas, l’organisme, qui s’appuie sur plusieurs modélisations de cas, leur indique que les navires au GNL portent un risque de dépréciation qui oscille entre 129 et 848 Md$ selon les scénarios, la perte de valeur dépendant de la façon dont se déroule la transition énergétique (émergence, disponibilité, compétitivité des alternatives vertes) et du coût de la conversion bas carbone.
Ainsi, si les navires au GNL peuvent adopter le bio-GNL ou le e-GNL, sans modifications technologiques majeures et s’avitailler à des prix compétitifs par rapport à un carburant résolument vert comme l’ammoniac (option la plus probable au stade actuel des connaissances), la valeur résiduelle (prix d'achat - montant des amortissements, valeur de l’actif une fois amorti) sera marginale. Mais si la mise à niveau à des carburants de substitution est inenvisageable pour des raisons de coûts ou de technologies, ces actifs pourraient perdre jusqu'à la totalité de leur valeur restante. Le niveau de dépréciation serait alors élévé, jusqu’à 890 Md$ en 2030, selon les calculs des chercheurs.
Ils doutent en outre que le GNL soit compétitif par rapport à l’ammoniac. Et si la transition énergétique devait inévitablement passer par l’adaptation de la flotte existante, le GNL perdrait probablement son avantage par rapport au fuel à faible teneur en soufre (VLSFO) car le coût de conversion des deux catégories de navires serait tout aussi élevé.
Les carburants conventionnels moins risqués
Les auteurs de l’étude se défendent d’avoir voulu « dire aux intéressés ce qu'ils doivent faire », mais ont « simplement tenu à offrir des méthodes d’appréciation des risques associés à une technologie/carburant ». Ils poussent pourtant loin leur analyse. Du moins, les implications du raisonnement étonnent : compte tenu de la durée de vie économique plus limitée et/ou du risque plus élevé de valeur résiduelle pour les navires au GNL, il serait préférable pour les armateurs et les financeurs d’investir dans des actifs moins chers, alimentés par des carburants conventionnels et conçus pour être adaptés aux carburants à émission zéro, est-il suggéré. « Pour gérer le risque de valeur résiduelle, ils doivent tenir compte du coût de la modernisation au moment de la construction d'un nouveau navire en utilisant une courbe d'amortissement plus raide que linéaire », conseillent-ils.
Ils estiment par ailleurs que non seulement l’investissement dans la propulsion GNL risque d’alourdir le coût de décarbonation du secteur mais aussi de retarder le passage à des voies totalement décarbonées et ainsi contrevenir aux objectifs assignés par l’accord de Paris sur le réchauffement climatique. En clair, le GNL serait un obstacle à la transition énergétique.
L’argumentation étonne alors qu’un nombre de navires commandés, avec des moteurs bicarburants/GNL, portent déjà la mention « prêt pour l'ammoniac » (« NH3 ready »), ce qui suggérerait que des dispositions permettent déjà une simple mise à niveau. Les annonces des AiP accordées par les sociétés de classification se multiplient dans ce sens.
GTT, dont la technologie habille les cuves pour que les navires puissent en toute sécurité stocker ou transporter du GNL, a par exemple rendu ses systèmes compatibles pour l’ammoniac. Le groupe français l’avait justifié commercialement par la « volonté d’offrir à l’armateur et à l’opérateur une grande souplesse opérationnelle » en fonction de des choix à venir. GTT vient d’obtenir une nouvelle AiP (approbation de principe) de Bureau Veritas pour un concept de grand pétrolier propulsé au GNL et « NH31 Ready ».
Urgence de clarification au niveau réglementaire
Le rapport souligne une autre urgence sur un plan plus politique, enjoignant les décideurs politiques à clarifier les carburants et les spécifications qui seront conformes. « Plus la politique tarde plus le risque est grand de commander des flottes dont la valeur résiduelle est importante ».
Aujourd'hui, les investisseurs ne perçoivent pas de signaux clairs de la part des politiques, estiment les chercheurs. « Il est important que ceux qui investissent, tant dans les navires existants que dans les nouvelles constructions, aient connaissance de l'impact potentiel de la réglementation sur les valeurs. Sans l'adoption d'une politique beaucoup plus stricte, il est peu probable qu'ils s'écartent de leurs tendances d'investissement actuelles. »
A cet égard, ils font référence aux fuites de méthane, problématique du GNL plus ou moins exacerbée selon l’âge des moteurs, à laquelle une coalition de sept entreprises composée de poids lourds du secteur dont MSC, Carnival, Seaspan, Shell, Lloyd's Register, Knutsen vient de se former pour y remédier.
« Attendre n’est pas une option »
La réponse du lobby du GNL, Sea-LNG, ne s’est pas fait attendre. La réponse des industriels représentant le secteur est cinglante, évoquant « un exercice académique imparfait, détaché de la réalité » et émaillë d’hypothèses « contestables », « subjectives et négatives ».
L’association pointe surtout la méconnaissance des chercheurs : « les moteurs à double carburant GNL offrent déjà aux propriétaires de navires une assurance contre les actifs échoués, car ils peuvent brûler des carburants marins traditionnels et le font actuellement en Europe en raison de la flambée sans précédent des prix du gaz ».
Les avocats du GNL sont en outre gênés par le côté péremptoire d’une hypothèse qui ferait du GNL et de ses évolutions technologiques – bio-GNL à moyen terme, puis GNL de synthèse (ou e-GNL) à long terme –, des carburants inévitablement moins compétitifs que l'ammoniac ou d'autres e-carburants (électro-carburants). « Il est extrêmement difficile de prévoir les coûts de production des futurs caburants dans la mesure où il sera indexé à 80 % à celui d’une matière première commune, l’hydrogène vert, dont le développement à l'échelle prendra des années », défend l’organisation, qui ne se prive pas de rappeler les travers de l’ammoniac : son caractère toxique et sa densité énergétique volumique d’environ 50 % celle du GNL. L'ammoniac étant plus lourd que le GNL, il nécessite des cuves encore plus grandes et se matérialise par de l’espace rogné pour les marchandises.
Tant sur le plan des normes réglementaires qu’au niveau des technologies et des infrastructures d’avitaillement, « la résolution des problèmes exigera beaucoup de temps et d'argent », rappellent-ils. « Une telle analyse erronée peut semer la confusion, en fournissant aux armateurs et aux investisseurs une raison de rester assis, attendre et continuer à émettre des gaz à effet de serre plutôt que d'investir dans une technologie qui offre des réductions immédiates. Attendre n'est pas une option », assène encore l’organisation.
Flambée des prix du gaz
Le GNL carburant est rompu aux passes d’armes à son endroit. Il anime régulièrement la place publique ainsi que les séances à l’Organisation maritime internationale. Un récent rapport de l'International Council on Clean Transportation est encore revenu sur la pertinence et la viabilité du GNL en tant que combustible de soute pour atteindre des émissions nettes de carbone nulles, soutenant même qu’il était moins intéressant que le fuel à faible teneur en soufre si on prend en compte le cycle de vie complet.
L’approche de nouvelles échéances réglementaires, qui contraignent un peu plus les armateurs à verdir leur flotte, exacerbent les débats. Le GNL n’en avait pas besoin alors qu’un élément supplémentaire – encore plus repoussoir – vient plaider en sa défaveur : la flambée des prix du GNL. À Singapour, il a atteint en moyenne 1 413,37 $/t au cours du premier semestre tandis que le prix du combustible marin à 0,5 % de soufre livré à Singapour s’est établi à à 863,70 $/t et le IFO 380 (fuel lourd) à 609,12 $/t.
Adeline Descamps