Nouvelle déflagration et surtout changement de cap dans la météo marine particulièrement agitée en ce début d’année dans la ligne régulière. Depuis que MSC et Maersk, les numéros un et deux mondiaux dans le transport maritime de conteneurs ont fait connaître il y a un an leur volonté de recouvrer leur liberté en 2025, condamnant leur accord de partage de navires scellé dix ans plus tôt, les suites ont fait l’objet de nombreuses spéculations.
Mais de tous les scénarios évoqués, celui du rapprochement opérationnel entre Maersk et Hapag-Lloyd, le numéro cinq mondial, avait échappé à l’acuité des analystes. Beaucoup misaient sur la subsistance de deux grands réseaux, à savoir Ocean Alliance [CMA CGM, Cosco/OOCL, Evergreen] et THE Alliance [Hapag-Lloyd, ONE, HMM et Yang Ming], agrémentés de partenariats moins intégrés sous la forme d'accords d'affrètement de créneaux horaires, jusqu’à imaginer qu’il puisse en être ainsi pour les deux conjoints consentant au divorce…
Étonnante annonce
Coup de théâtre. Rolf Habben Jansen et Vincent Clerc, les CEO respectifs de l’armateur allemand et de son homologue danois, ont officialisé ce 17 janvier un accord de collaboration opérationnelle à long terme (durée non précisée) appelée « Gemini Cooperation », qui sera promulguée en février 2025.
« Faire équipe avec Maersk améliorera notre qualité de service. En outre, nous gagnerons en efficacité dans nos opérations et profiterons de nos efforts conjoints pour accélérer la décarbonation du secteur », a commenté Rolf Habben Jansen, dans un communiqué de presse. « Hapag-Lloyd est le partenaire maritime idéal dans le cadre de notre stratégie de logistique intégrée. Nous sommes ainsi en mesure d’offrir à nos clients un réseau maritime flexible et un niveau de fiabilité rehaussé », indique de son côté Vincent Clerc, PDG de Maersk, qui se fixe l’objectif d'une fiabilité horaire supérieure à 90 % une fois le réseau entièrement opérationnel. Voilà pour les propos convenus.
Contenu de la coopération
Côté opérationnel, la coopération germano-danoise portera sur une flotte d'environ 290 navires d'une capacité combinée de 3,4 MEVP, fournie à 60 % par Maersk et le solde par Hapag-Lloyd. Le premier va donc fournir la moitié quasiment de sa capacité actuellement en service (4,15 MEVP avec 677 navires). Pour le second, seulement 610 000 EVP de ses 1,97 MEVP à l’eau (269 navires) ne seront pas mis à disposition du VSA (si tant qu'il ait juridiquement cette forme).
Cela tranche. Le Danois et l’Allemand opèrent actuellement 61 % et 57 % de leur flotte en dehors de leurs alliances respectives.
Le partenariat entre deux les grands nord-européens couvrira sept trades : Asie/côte ouest et est-américaine ; Asie/Moyen-Orient ; Asie/Méditerranée ; Asie/Europe du Nord ; Moyen-Orient - Inde/Europe et les lignes transatlantiques. Soit 26 services de lignes principales et 32 lignes secondaires pour faire la navette entre les hubs et les ports desservis, 14 en Europe, 4 au Moyen-Orient, 13 en Asie et une dans le golfe du Mexique,
« Au cours de l'année 2024, Maersk et Hapag-Lloyd planifieront la transition de leurs alliances actuelles à la nouvelle coopération opérationnelle. Parallèlement, le service aux clients se poursuivra conformément aux accords existants », précise le communiqué de presse conjoint.
Maersk a un problème : son défaut de capacité
Dans un scénario post-2M à partir de 2025, où il ne pourra plus bénéficier des ressources de son partenaire leader mondial, Maersk a un problème s’il veut maintenir sa desserte actuelle. D’autant que l'ex-leader mondial (place qu'il a perdu début 2022) est le seul à ne pas avoir cédé à la commande débridée de navires neufs. L'armateur n’a réceptionné que 28 000 EVP en 2023, attend un peu plus en 2024 (144 000 EVP) et 2025 (132 000 EVP), correspondant en grande partie à la livraison de sa flotte au méthanol (24 unités), nonobstant une consultation en cours en vue d’une nouvelle commande jusqu'à 15 navires de 3 500 EVP.
Ses 440 000 EVP en commande (35 porte-conteneurs) porteront sa capacité à 4,6 MEVP. Il est toutefois assez « gros » pour alimenter son propre réseau est-ouest. Il sera surtout le premier transporteur à commercialiser des boucles « vertes », ce qui faisait dire à nombre d’analystes qu’il ne serait pas disposé à partager cette capacité « spéciale » avec des concurrents.
Hapag-Lloyd a un problème : maintenir sa place dans le top 5 ?
« Nous assisterons à une fusion à un moment donné, peut-être en 2025. La modification des règles de concurrence de l'UE pour le transport maritime de ligne favorisera cette évolution », estime Lars Jensen, un des spécialistes du secteur, en faisant référence à la décision de Bruxelles de mettre fin à l’exemption aux règles de la concurrence dont bénéficiait le secteur. Selon le consultant, la position des transporteurs de taille moyenne est difficilement tenable dans un contexte où la pérennité des alliances ne serait plus garantie.
Pour Hapag-Lloyd, camper dans le cercle codé-serré des cinq leaders mondiaux n’est plus garanti. Avec 6,9 % de parts de marché, le numéro cinq mondial de la ligne régulière est tenu en respect par le quatuor de tête. Le transporteur allemand se trouve dans une position délicate avec une flotte de 1,96 MEVP d’autant que sa rentabilité gérée au cordeau l’oblige à une politique de commandes conservatrice (12 navires, 252 000 EVP, parmi lesquels des 23 500 EVP). S'il ne réagit pas, ONE ou Evergreen pourraient se loger au numéro 5.
L’offre qu'Hapag-Lloyd a déposée pour acquérir ou prendre une participation dans HMM a pu se lire comme une volonté de préserver son droit d’entrée.
Fragilisation de THE Alliance
« Permettez-moi d'être très transparent : il ne s'agit pas d'une décision à l'encontre de THE Alliance, qui reste un partenariat de longue date, fiable et fructueux. Il s'agit d'une nouvelle étape pour construire quelque chose de nouveau qui offrira une qualité opérationnelle supérieure à la clientèle avec un réseau robuste et résilient », explique Rolf Habben Jansen dans une information à ses clients.
Le départ d’Hapag-Lloyd en 2025 n'en fragilise pas moins le réseau, laissant sur le carreau ONE, HMM et Yang Ming. Lancée en 2017, THE Alliance aligne 260 navires totalisant 3,3 MEVP, couvre 82 ports et assure 31 services. Soit la plus petite présence mondiale.
Elle a accueilli HMM en 2020 au moment où la compagnie sud-coréenne recevait ses monstres d’acier de plus de 23 000 EVP, si bien que sa part de marché mondiale est passée subitement de 25 à 30 %. Hapag-Lloyd et ONE restent les partenaires les plus solides du mouvement
Conséquences sur les autres alliances
En l'état actuel des coopérations, les trois principales alliances, qui fédèrent neuf des dix plus grands transporteurs mondiaux, dominent à 82 %, par la capacité déployée, les échanges Est-Ouest entre l'Asie, l'Europe et l'Amérique du Nord contre 30 % entre 1996 et 2011.
Mais selon Alphaliner, les compagnies exploitent en réalité la majorité de leurs capacités en dehors de leurs accords de partages de navires. Au cours des cinq dernières années, cette part aurait oscillé entre 38 et 41 % de la flotte totale. En revanche, 94 % de la capacité sur le trafic Asie - Europe Nord/Méditerranée est bel et bien assurée dans le cadre de services d'alliances.
Avec la scission du partenariat 2M, quasiment tous les analystes ont gagé sur le fait qu’au-delà de 2025, « MSC et Maersk, redeviendront des transporteurs indépendants, tandis que deux méga-alliances subsisteront ».
Pour Alphaliner, la désolidarisation devrait même être une opération quasiment blanche pour les chargeurs, « la plupart des rotations étant déjà exploitées par un seul transporteur, plutôt qu'avec une flotte mixte ».
MSC a absorbé 654 000 EVP en 2023, soit beaucoup plus que l'ensemble des membres de Ocean Alliance et de THE Alliance réunis. La compagnie attend 327 000 EVP en 2024 et 347 000 EVP en 2025. Autant dire qu’il a suffisamment de tonnages pour vivre en autarcie.
Ocean Alliance, toute puissante
Lancé en avril 2017 pour une période initiale de cinq ans puis prolongé de cinq années supplémentaires en janvier 2019, Ocean Alliance, auquel appartient CMA CGM, est déjà le plus grand groupement de transporteurs au monde en termes de capacité déployée – 330 navires, dont 111 fournis par CMA CGM, capacité de 3,8 MEVP –, face aux 3,1 MEVP de chacune des deux autres alliances. Sa part de marché est estimée à 34 % sur le trafic Asie-Europe et à 35 % sur les routes Asie-Amérique du Nord.
Ces parts sont appelées à croître car ses membres ont un carnet de commandes consolidé de près de 2,38 MEVP, dont une partie livrable cette année, même si toutes les unités ne seront pas exploitées dans ce cadre.
Trop puissante ?
Cette montée en puissance pourrait inciter les régulateurs à réévaluer et à redéfinir la taille des méga alliances, soutiennent certains.
La décision européenne est dans toutes les têtes. Jusqu'à présent, les autorités européennes n'ont pour autant jamais indiqué publiquement la part de marché maximale autorisée pour les alliances de transporteurs.
Après avoir longtemps opposé une fin de non-recevoir aux nombreuses plaintes de chargeurs et de transitaires dénonçant le pouvoir de marché pris par de méga-alliances dans la ligne conteneurisée, Bruxelles a annoncé en octobre qu'elle ne donnerait pas suite aux exemptions contenues dans le Consortia Block Exemption Regulation (CBER).
Le régime, entré en vigueur en 2009 et qui devait être renouvelé le 25 avril 2024, permet actuellement aux transporteurs maritimes, réunis en consortia, de déroger aux règles antitrust qui prévalent au sein de l'Union européenne. Avec ce régime, les compagnies peuvent coopérer sur le plan opérationnel (partage de capacités, coordination des itinéraires et des horaires...), excepté sur l’entente tarifaire et la gestion des capacités.
« Tant que les groupements de transporteurs [même avec une part de marché supérieure à 30 %] ne restreignent pas indûment la concurrence et reçoivent une approbation réglementaire formelle, ils continueront à fonctionner normalement. L'expansion prévue d’Ocean Alliance pourrait toutefois servir de test pour déterminer l'ampleur que les méga alliances seront autorisées à prendre », soutient Alphaliner qui ne croit pas l’effet post-big bang de la décision européenne, à savoir un grand refroidissement.
Adeline Descamps
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