Couvrir les turbulences de la mer, c’est le « business as usual » de tout assureur. Mais depuis 2020, le secteur opère dans un contexte de chaos successifs, du Covid avec ses impacts sur l’inflation jusqu’à la guerre en Ukraine avec ses conséquences en mer Noire (risques de guerre), sur les marchés céréaliers (vraquiers pris pour cibles militaires) et sur les flux énergétiques (explosion d’une flotte de navires opérant dans des conditions opaques et clandestines).
Pour l’assurance, la multiplication des crises se matérialise par l'augmentation du coût des sinistres et une prise de risque plus importante à mesure que la valeur des actifs augmente.
« En tant que souscripteurs maritimes, nous avons l'habitude de gérer un éventail de victimes et de pertes à bord de divers navires et dans les ports et autres installations côtières, introduit le Français Frédéric Denèfle, président de l'Union internationale d'assurance maritime (IUMI) en ouverture de la grand-messe annuelle des assureurs qui s'est tenu du 17 au 20 septembre à Édimbourg, en Écosse. « Faire face aux retombées des catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre et les événements météorologiques est notre quotidien. De même, opérer dans un contexte géopolitique chaotique est un problème récurrent auquel nous sommes confrontés, mais cela a été exacerbé récemment avec la guerre en Ukraine », doit-il reconnaître.
Outre la rupture de l’accord céréalier entre les deux actuels belligérants en mer Noire, qui exposent les navires aux salves de tirs de missiles et autres attaques de drones, les préoccupations de l’organisation, qui représente 42 associations d'assurance et de réassurance du marché maritime (comme en France, la Fédération française de l'assurance, FFA), tiennent en trois mots : inflation, incendies et gaz à effet de serre.
Les carburants alternatifs, non sans risques
Le pari zéro, selon les mots des assureurs en référence à la décarbonation de la flotte, n’est pas sans nouveaux risques qui pour être assurés doivent aussi être mieux compris, selon la règle d'airain de la profession.
Si la fédération des assureurs maritimes se félicite des avancées à l’OMI lors du MEPC 80 en juillet – émissions nettes nulles d'ici 2050, réduction de 20 à 30 % d'ici 2030 et de 70 à 80 % d'ici 2040, par rapport à la base de référence de 2008 –, elle considère que la décarbonation accroît le niveau de risques pour la filière.
« Les technologies de réduction des émissions sont inévitablement plus sophistiquées que les méthodes actuelles de propulsion des navires. Cela augmentera la valeur de la flotte mondiale et, par conséquent, le niveau de risque à couvrir », explique Ilias Tsakiris, président du Comité des coques à l'IUMI.
Alors que les biocarburants et le GNL montent en puissance dans les soutes et que l’assistance vélique embarque, les assureurs sont arcboutés sur l'ammoniac, l'hydrogène ou le méthanol, pour leur caractère inflammable, toxique ou leur manipulation délicate.
La mise en œuvre rapide de ces technologies, en particulier dans la phase de transition, quand des mélanges de carburants sont utilisés avec les moteurs actuels, accroît les aléas. « Des réglementations adéquates devront être mises en place pour garantir la sécurité de ceux qui exploitent les nouveaux navires », poursuit le professionnel.
Explosion des... incendies à bord
Non sans lien avec la transition énergétique, le boom des ventes de voitures électriques, fabriquées en Asie, dope le transport maritime mais gonfle aussi les statistiques de la sinistralité, composante incendies/explosions, que les rapports d’accident attribuent à la présence de batteries Lithium-ion à bord. En témoignent les mésaventures des Felicity Ace, Grande California, Grande Costa d'Avorio et le Freemantle Highway durant l’été.
« Ces véhicules présentent un risque différent de celui des voitures classiques, tant en termes d'inflammation potentielle que de lutte contre l'incendie à bord des cargos », soutient l'organisation.
En juillet 2023, il a fallu des jours pour maîtriser l’incendie qui a embrasé le Freemantle Highway , au large des côtes néerlandaises. Sur plus de 3 700 voitures à bord de ce navire, près de 500 étaient des véhicules électriques.
Emballement thermique des batteries lithium-ion
Les assureurs pointent un phénomène d'emballement thermique, une réaction chimique qui provoque un échauffement rapide, un incendie et parfois une explosion.
Dans un rapport spécifiquement dédié à ce nouveau risque, le second après celui d’Allianz qui alerte à ce sujet, l’IUMI est apparue plutôt réticente à stigmatiser les batteries, privilégiant d'autres sources « situées à l'intérieur du véhicule, telles que les pièces plastiques ».
« Les recherches montrent que les incendies de véhicules électriques ne sont pas plus dangereux que ceux causés par des véhicules à moteur à combustion interne, modère Pascal Dubois. Cependant, nous ne devons pas ignorer le risque d'emballement thermique ». Les risques ne sont donc pas nécessairement plus grands, mais ils sont différents, signifie l'assureur.
Epidémie d'incendies à bord des porte-conteneurs
Également à l’origine des incendies à bord, devenus ces deux dernières années une cause de sinistralité majeure, la déclaration erronée ou la non-déclaration de cargaisons dangereuses à bord.
« Malheureusement, de nombreux incidents liés à des incendies se sont produits à bord de grands porte-conteneurs ces dernières années. Un important travail de recherche est en cours pour trouver des solutions viables en matière de lutte et de prévention des incendies. L'IUMI a été l'un des premiers à s'attaquer à ce problème au sein de l'OMI », défend Pascal Dubois, président du comité de prévention des sinistres de l'IUMI.
En 2021, plus de 1 % de la flotte de porte-conteneurs a été victime d'un incendie, et pour moitié des sinistres d'un montant supérieur à 500 000 $.
Les boites par-dessus bord
Le déchaînement climatique rend les mers avides de cargaisons et de navires. La perte de conteneurs en mer est une des grandes plaies du transport, phénomène exacerbé par le rebond économique post-Covid qui a a donné aux porte-conteneurs des allures d'immeubles avec ses tours de boîtes.
Superposition des sanctions
La mise en œuvre par Kiev d’un itinéraire alternatif pour permettre aux vraquiers de sortir les grains du pays et sauver la campagne d’exportation de céréales, dont dépend le commerce extérieur ukrainien, n’est pas sans poser des problèmes.
Si la route a été enregistrée auprès de l'Organisation maritime internationale (OMI) et le Conseil de l’ONU a reconnu son droit international à la libre navigation commerciale, il reste un couloir dangereux, sans protection négociée (lire à ce sujet : Mer Noire : assurer des navires bravant le blocus maritime).
Les sanctions aussi questionnent. Elles sont à la fois plus nombreuses (plus de dix trains de mesures européennes contre la Russie), sont promulguées plus rapidement par des régulateurs devenus plus à l'aise avec le maniement de l’outil embargo, et sont morcelés selon les pays, y compris entre alliés.
Légitimes ou pas, pertinentes ou non, la superposition des sanctions entretient un climat de tensions permanent, crée de la confusion et une difficulté juridique à les appliquer. Les réglementations se sont complexifiées et le manque de clarté ouvre la voie aux mauvaises interprétations.
Mieux comprendre le risque
Dans l’atelier de clôture d'Édimbourg, les nouveaux dangers engendrés par l'aggiornamento collectif ont occupé les temps de parole.
Les délégués auront alors compris que la transition en cours s’accompagnera d’une numérisation poussée de la chaîne d'approvisionnement pour plus d’efficacité dans les opérations avec notamment divers dispositifs d'économie d'énergie à bord qui optimisent les itinéraires en fonction des conditions de navigation.
« Chacune de ces nouvelles technologies engendrera un nouvel ensemble de risques. Avec les innovations et l'évolution du profil de risque, la nécessité d'améliorer l'information devient primordiale, reprend Frédéric Denèfle. Aujourd'hui, nous disposons de données en temps réel, telles que des informations météorologiques, géopolitiques, réglementaires, sur les itinéraires et les moteurs. Nous devons en tirer parti, comme le font déjà certains assureurs ».
Le dirigeant du groupement Garex, spécialisé dans les risques de guerre, incite les souscripteurs à mouliner ces données pour donner du sens à leurs portefeuilles de risques. « La gestion prédictive des risques conduira inévitablement à une meilleure rentabilité de notre secteur ».
Adeline Descamps
Cet article fait partie d'une série sur les nouveaux risques maritimes
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