Une brume épaisse enveloppe le marché du conteneur, baigné de sentiments négatifs. Les signes de faiblesse du marché s’accumulent dans un contexte d’inflation, de ralentissement économique et de tensions géopolitiques. La croissance de l'industrie manufacturière est en train de ralentir dans le monde entier, alors que la guerre d’usure entre l’Ukraine et la Russie a relayé le long confinement de la Chine. L'inflation, galopante, est à son niveau le plus élevé depuis des années. La récession aux États-Unis est une nouvelle menace pour l'économie mondiale et les détaillants américains signalent la première baisse franche des nouvelles commandes en deux ans. Les banques centrales du monde entier relèvent les taux d'intérêt avec une nouvelle urgence, dans l'espoir de refroidir les prix sans donner un coup de frein à leur économie.
Les indicateurs de l'activité industrielle publiés au Japon, en Grande-Bretagne, dans la zone euro et aux États-Unis ont tous fléchi en juin. L'indice PMI [indicateur des directeurs d’achat, NDLR] composite de S&P Global, qui suit les secteurs de l'industrie manufacturière et des services, a chuté à 51,2 points en juin, contre 53,6 en mai, soit le rythme de croissance le plus faible depuis cinq mois. La composante manufacturière est tombée à son plus bas niveau en près de deux ans, à 52,4 contre 57 en mai, a relevé Reuters.
Les prix élevés dans la zone euro (niveau record de 8,1 % en mai) ont tiré vers le bas la demande de produits manufacturés en juin. Selon les économistes, l’UE est menacée de stagflation qui se caractérise quand une inflation élevée persistante se conjugue avec un chômage élevé.
Surstockage
En Asie, le risque est réel pour les économies axées sur les exportations comme la Corée du Sud où elles ont chuté de 13 % pour les dix premiers jours de juin par rapport à la même période il y a un an. En Chine, l’indice manufacturier est tombé en dessous des 50 points, le seuil critique qui départage la croissance de la contraction. Un territoire que la première usine du monde fréquente rarement. L’indicateur reflétant l’état des nouvelles commandes à l'exportation emprunte la même trajectoire.
Aux États-Unis, où la demande inédite a fait tourner pendant près de deux ans, à une cadence élevée, les rotations de navires entre les ports chinois et américains, les stocks de détail ont sérieusement augmenté. Les deux plus grands importateurs américains Walmart et Target ont même évoqué un « sur-stockage », le second envisageant de réduire ses commandes pour améliorer les délais de rotation de ses achalandages. C’est un fait nouveau car pendant près de deux ans, telle une machine infernale, les réserves se consommaient aussi vite qu’elles se reconstituaient.
Baisse des commandes
« Les signes d'excédents de stocks et de ralentissement des commandes par les principaux détaillants se sont multipliés, suggérant une baisse de la demande » a commenté Freightos. Une enquête menée auprès de petits et moyens importateurs par la place de marché américaine confirme un point d’inflexion. Deux tiers d'entre eux ont déclaré avoir déjà constaté une baisse de la demande. Plus de la moitié avaient anticipé les commandes pour la saison de pointe qui s’annonce pour ne pas se retrouver dans la même situation qu’il y a un an quand les retards des navires et l’engorgement portuaire faisaient planer une sérieuse menace sur leur approvisionnement.
D’autres signes attestent du coup de canif dans la croissance. Les principales portes d’entrée pour les importateurs conteneurisés – Los Angeles et à Long Beach –, viennent à bout de leur épique embolie de navires au large et de conteneurs empilés. Plus d’une centaine de navires s’amoncelaient le long de la côte ouest il y a encore quelques mois. Ils sont moins d’une vingtaine. Les transit-time sur le trade transpacifique seraient en outre réduits de 25 %.
Pas de déferlante post-confinement
Excédents de stocks d’un côté et absence de rush post-confinement comme beaucoup s’y attendaient est un autre signal. Jusqu’à présent, chaque « verrouillage »s’est accompagné d’un phénomène de demande refoulée, exacerbant en cascade la congestion des ports dans le monde entier. Cette fois, les marchandises recommencent à circuler mais la faiblesse de la demande mondiale de produits manufacturés semble avoir opéré pour limiter le rebond.
La surchauffe de l’après-Shanghai n’a donc pas eu lieu. Et bien qu’à un niveau élevé, les taux de fret sur les grands trades Est-Ouest continuent de refluer, reflètant la baisse de 2,4 % du volume de conteneurs au niveau mondial au cours des quatre premiers mois de l'année.
Reflux des taux de fret et repli des flux
Sur le plus grand marché mondial, à savoir le marché intra-asiatique, derrière l’augmentation de 1,6 % des flux transportés se cache en réalité un ralentissement par rapport à la croissance de 9,1 % enregistrée à la même période de 2021.
Selon l’une des dernières évaluations publiées par Drewry le 23 juin, le tarif moyen pour transporter un conteneur entre Shanghai-Los Angeles s'établit à 7 952 $/FEU, soit une baisse de 7 % en glissement annuel. Avec 10 403 $/FEU entre Shanghai et New York, les taux de fret accusent un repli similaire.
Les taux spot transpacifiques restent cependant encore 5,7 fois supérieure au taux de la même période de 2019 et 4,3 fois plus élevé entre Shanghai et New York. En revanche, ces routes exceptées, l’indice global de Drewry est bel et bien en baisse de 10 % par rapport à 2019.
Bascule entre le contractuel et le spot
Fait marquant, une bascule vient de s’opérer. Les courbes entre le spot et le contractuel se sont croisées et elles prennent des chemins opposés. Dans sa dernière note, Xeneta, dont l’indicateur compile en temps réel plusieurs sources dont celles des grands chargeurs, indique que les taux spot (7 768 $/FEU, unité d'équivalent quarante pieds) sont désormais inférieurs de 2,7 % aux taux contractuels à long terme (7 981 $/FEU) sur le trade transpacifique.
Après une hausse record de 30,1% en mai, ces derniers sont désormais 169,8 % plus élevés que l'année dernière à la même époque. L'écart initial de plus de 2 000 $ entre les deux avait atteint un sommet de 4 000 $ en septembre 2021.
Sur la route Asie-Europe, la même tendance se profile, fait valoir pour sa part Drewry. « Sur le marché à long terme, le taux moyen au départ de l’Asie a continué d'augmenter, de 600 $/FEU depuis janvier et se rapproche rapidement du marché au comptant. Sur les six principaux trafics en provenance d’Asie, quatre d'entre eux affichent des taux moyens à long terme supérieurs à ceux du marché spot ».
La chute des taux au comptant pourrait inciter les chargeurs à revoir les astérisques et les clauses générales en petits caractères de leurs contrats. « Ils vont examiner leurs contrats à long terme pour voir comment, le cas échéant, ils peuvent tirer parti de la situation », confirme Drewry. Les taux à long terme baisseront beaucoup plus lentement que ceux du marché à court terme », précise le consultant britannique. Selon les contrats, les chargeurs en feront toutefois l'expérience de différentes manières :« ceux qui ont des contrats de trois mois auront la possibilité de négocier des taux plus bas sur une base régulière, ce qui leur permettra de profiter plus rapidement d'un marché en baisse. En revanche, pour ceux dont la durée est de 12 mois, ils devront attendre beaucoup plus longtemps avant de voir leurs taux refluer à moins qu'ils ne puissent renégocier leur contrat actuel. »
Les tarifs d’affrètement toujours au plus haut
Paradoxalement, malgré la tendance générale à la baisse des taux de fret et les incertitudes croissantes concernant l'évolution de la demande de fret et la résorption de la congestion (dont on connaît l’effet dopant sur la demande de navires), les taux d'affrètement restent bien supérieurs aux seuils de rentabilité, même pour les navires les plus anciens, les plus inefficaces et les plus coûteux.
« Le marché de l'affrètement ne se laisse pas décourager par le sentiment de faiblesse qui règne. Les tarifs continuent d'évoluer à des niveaux historiques avec, à nouveau, des gains supplémentaires réalisés par certaines tailles », confirme Alphaliner.
Si peu de contrats se signent en raison d'une pénurie continue de navires, ils se fixent toujours à des prix exorbitants tel un porte-conteneur de 2 743 EVP négocié près de 150 000 $/j pour une rotation entre l'Asie et l'Australie.
Très demandés, les panamax classiques (4 000-5 299 EVP) restent hors de prix : une unité de 4 600 EVP a été signalée à 160 000 $ selon un accord avec l’opérateur hongkongais BAL Container Line, qui fait partie des nouveaux entrants « opportunistes » sur le marché.
Retour de la surcapacité
Il est tout aussi impressionnant de relever les prix dans le segment populaire des 2 700-2 999 EVP. À titre d'exemple, selon Alphaliner, le X-Press Mekong, d'une capacité de 2 743 EVP, aurait été loué par le chinois Sinotrans pour un service entre l’Asie et l'Australie, à près de 150 000 $/j. Même les tonnages inférieurs à 1 000 EVP imposent. La demande insatisfaite par l’offre, la plupart des navires de 700 à 850 EVP se touchent entre 20 000 et 30 000 $/j en fonction de la durée de l'affrètement et des routes.
« Les perspectives du marché de l’affrètement à plus long terme restent toutefois assombries par le carnet de commandes colossal, avec 2,3 MEVP à livrer en 2023 et 2,8 MEVP en 2024. Son impact, qui risque de déclencher un retour de la surcapacité, ne devrait toutefois pas se faire sentir avant une bonne partie de l'année prochaine, ce qui laisse un peu plus de temps pour profiter », ajoute le spécialiste de la ligne régulière.
À l’occasion de la présentation de leurs résultats trimestriels, les principaux opérateurs de la ligne régulière semblaient tous s’attendre à un glissement des taux de fret et comptaient sur la croissance des contrats long terme pour compenser. Il n’est pas certain que cela soit suffisant pour neutraliser l’ensemble des facteurs négatifs.
Adeline Descamps