La bataille menée à quelques milles nautiques du littoral normand autour de la desserte maritime par ferries des îles anglo-normandes depuis la France et le Royaume-Uni vient de se solder par un arbitrage qui risque de compliquer l’exploitation pour les deux opérateurs concernés. À l’issue de l’appel d’offres lancé en mars, le Danois DFDS a été choisi à Jersey (104 000 habitants) et l’anglo-normande Condor Ferries, acquise par Brittany Ferries en 2020, à Guernesey (64 000 habitants).
Ces deux décisions viennent clôturer une procédure qui fut plus longue que prévu et dont les modalités ont changé par rapport à ce qui était en usage jusqu'alors. Les deux îles-États, qui dépendent de la Couronne britannique sans faire partie du Royaume-Uni, avaient annoncé en fin d’année dernière que, dans le cadre du renouvellement des contrats de desserte qui parviennent à échéance le 27 mars 2025, elles allaient lancer deux appels d’offres distincts. « Nous allons ouvrir un appel d’offres à d’autres compagnies maritimes », avait indiqué en début d’année Kristen Morel, le ministre de l’Économie de Jersey, souhaitant à la fois une augmentation de la fréquence entre l’île et Saint-Malo, une desserte avec des navires plus écologiques et l’ouverture d’une ligne de fret.
Des décennies d'exploitation
Condor Ferries est le délégataire, depuis des décennies des liaisons entre les deux îles ainsi que de/vers la France (avec pour base Saint-Malo, le service depuis Cherbourg a été récemment suspendu) et le Royaume-Uni (Portsmouth et Poole). In fine, à compter de mars 2025, la filiale de Brittany Ferries devra se contenter de garantir les services de fret et de passagers vers Guernesey au départ des ports de Poole et de Saint-Malo. Elle était, pour cette partie du marché, en lice avec Irish Ferries et DFDS. Jusqu’à présent, sur le marché français, la compagnie danoise se concentre dans le détroit du Pas-de-Calais, où la concurrence s’est considérablement durcie ces dernières années, avec notamment l’arrivée d’Irish Ferries et la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, le transmanche ne constituant plus une liaison intra-européenne mais internationale.
Arbitrage inattendu de Jersey
La décision de Jersey s’est fait davantage attendre, les deux candidatures de DFDS et de Condor Ferries ayant été rejetées pour des raisons juridique (DFDS) et de défaut d’éléments communiqués (sur l’âge de la flotte et la situation financière pour Condor). Ces ajournements ont alimenté des craintes sur la capacité de cette dernière à remplir le contrat et ont ajouté aux doutes sur ses états financiers alors que la société aurait sollicité à plusieurs reprises un soutien financier, selon un ministre de Jersey.
Les allégations ont fait sortir de sa réserve Jean-Marc Roué, le président Brittany Ferries, qui, dans un courrier adressé au ministre de Jersey Lyndon Farnham, rappellera qu'« au cours de [nos] 52 années d’existence, nous n’avons abandonné une ligne ou la desserte d’un territoire par manque de rentabilité ». Dans son communiqué, il en profite par ailleurs pour rétablir quelques faits : « les bénéfices financiers de nos activités sont totalement réinvestis dans l’entreprise. Le plus grand renouvellement de flotte de notre histoire avec cinq navires de nouvelle génération, dont deux propulsés par une technologie hybride GNL-électricité d'ici avril 2025, en est la parfaite illustration ». L’armateur breton vient de réceptionner le premier d’entre eux, le Saint-Malo, (pavillon français) qui sera baptisé le 31 janvier 2025 pour entrer ensuite en service le 12 février 2025 sur la ligne Saint-Malo/Portsmouth. « Le seul en Europe qui permette de garantir zéro émission d’oxydes de soufre et de particules fines dans les ports que nous desservons. Le Saint-Malo, c’est avant tout un acte majeur de la décarbonation du maritime, c’est un engagement sociétal fort », revendique la compagnie de Roscoff.
DFDS entre en scène dans l'Ouest de la Manche
Quoi qu’il en soit, l’île voisine de Jersey a préféré l’offre de DFDS à celle de Condor pour assurer les services de fret et de passagers depuis la France et le Royaume-Uni vers Saint-Hélier, capitale de l’île, à partir du 28 mars 2025 et ce, pour une durée de 15 ans.
« Un partenariat avec DFDS permettra de nouveaux investissements, notamment de nouveaux navires à grande vitesse, davantage de traversées en période de pointe et un service fiable et résilient pour les insulaires, les visiteurs et les entreprises », a justifié Kirsten Morel. Torben Carlsen. Le directeur général de DFDS avait déclaré, avant même que les appels d’offres soient lancés, qu’il était disposé à construire un navire hybride électrique dédié, estimant que l’électrification est l’avenir du transport maritime à courte distance. À condition de disposer de branchement électrique dans les ports et d’une alimentation électrique suffisante à quai, avait-il nuancé.
« C’est une opportunité pour démontrer notre engagement en matière de sécurité, de fiabilité et d’excellence du service client, tant pour les résidents que pour les visiteurs de Jersey. a souligné de son côté Filip Hermann, vice-président de la BU Channel & Baltics de DFDS, cité dans un communiqué. Un service de ferry fiable est essentiel pour Jersey et son économie et pour garantir l’approvisionnement en biens essentiels ainsi que l’accès aux services médicaux ».
Ainsi, DFDS renforce ses positions en France au-delà de sa présence sur le détroit où il exploite deux lignes entre Douvres, Calais et Dunkerque, en en Manche avec une ligne entre Newhaven et Dieppe.
Émergence d'une nouvelle concurrence
C’est un signal pour Brittany Ferries qui doit déjà batailler en transmanche et avait qualifié sa prise de contrôle de Condor Ferries d’opération défensive à savoir désarçonner toute offre de rachat par l’un de ses concurrents (tels DFDS, P&O, Irish Ferries). C’est un énième coup dur pour Condor Ferries, qui a connu ces dernières années bien des difficultés financières. Créée en 1964, Condor Ferries, qui a changé plusieurs fois de main depuis 2002, opère quatre navires sous pavillon des Bahamas. En mars 2023, elle manifestait des signes de meilleure santé en annonçant l’arrivée d’un second fréteur roulier.
En choisissant Brittany ferries, les autorités de Guernesey avaient indiqué qu’au cas où Jersey choisirait DFDS, il conviendrait alors de revoir l’organisation des dessertes depuis Poole et Saint-Malo, les deux ports de base de la desserte des îles anglo-normandes. Les liaisons entre les deux îles ne sera pas non plus simple. À ce stade, on ne sait rien des navires qui y seront positionnés de part et d'autre. Les services, horaires et navires seront précisés dans un délai d'une quinzaine de jours, a précisé DFDS France.
Adeline Descamps
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