Le Neoliner Origin, premier de vos navires marchands de type roulier mais à voile, pourra embarquer 12 passagers dès août 2025. Soit peu de temps après sa livraison. Sailcoop, le partenaire chargé de la commercialisation, annonce déjà plus de 630 préinscriptions. Le succès n’est pas étonnant pour une ligne opérée entre Saint-Nazaire et Baltimore avec escales à Saint-Pierre-et-Miquelon et Halifax. En revanche, votre positionnement sur le passager questionne. Est-ce si essentiel à votre modèle économique ?
Jean Zanuttini : Étonnant ? Je suis surpris que vous soyez surprise. Depuis le départ, nous avions envisagé d’ouvrir au transport de passagers en limitant notre proposition à 12 passagers pour des questions réglementaires, moyennant six cabines double de 27 m2, avec balcon et un grand confort. Le billet transatlantique sera commercialisé aux alentours de 3 000 € par passager pour les 13 jours de traversée entre Saint-Nazaire et Baltimore, sur la base d’un tarif net de 200 €/jour. Les billets seront mis à la vente un an à l’avance et à la carte avec la possibilité de la rotation sur un mois ou sur des trajets plus courts en fonction des ports d'escales.
Mais cela ne peut-être qu’un complément de recettes marginal et peut entraver l’opérationnel, non ? Que visez-vous exactement ? Quel est le message ?
J.Z. : L'exploitation ne sera pas gênée. Les passagers prendront leurs repas avec les officiers mais les espaces dédiés à l’exploitation ne seront évidemment pas accessibles sauf accompagnés par l’équipage. Cette proposition s’adresse aux voyageurs intéressés par un tour du monde voire, de façon plus marginale, à des expatriés puisque les passagers pourront embarquer avec un conteneur, un van ou un voilier, soit la typologie de fret que nous allons embarquer.
Notre offre de services est pensée pour les entreprises mais nos projets intéressent le grand public car on vend un transport décarboné. Le passager peut ainsi manifester son soutien en optant pour une alternative à l’avion. Dans la mesure où il n’y aura pas d’impact sur le plan opérationnel, ni au niveau des assurances et que cela apporte un complément de revenus, nous avons considéré que la vente de cabines passagers est dans nos clous. En revanche, nous ne sommes pas sur un paquebot. Le rôle de l'équipage n’est pas de faire de l'animation.
Il est vain de vous demander le pourcentage que vous en escomptez ?
J.Z. : Vous imaginez bien. Les rentrées commerciales seront évidemment mineures par rapport aux revenus du fret mais ce « petit plus » est bienvenu, surtout au début d'une opération aussi innovante que celle que nous portons. Les deux postes de recettes sont bien dissociés mais sur des tronçons un peu moins chargés, cela peut compenser la perte de chargement, toute proportion gardée.
Comment allez-vous gérer le fret dangereux dans ce cas ?
J.Z. : Il peut en effet avoir des sujets liés à la dangerosité de la cargaison. On n'embarquera pas de passagers en fonction des quantités. Avoir un conteneur de dangereux est une chose, avoir la pontée remplie de perchlorate d'ammonium est une autre. Mais il y aura peu ou pas de situations susceptibles d’annuler un départ pour un passager.
La livraison du Neoliner Origin est attendue à la fin du premier semestre 2025. Où en est-il techniquement ?
J.Z. : Tous les équipements fabriqués en Loire-Atlantique et en Bretagne sont arrivés en Turquie sur le chantier RMK, où il est en construction. Maintenant, il faut tout installer, câbler et éprouver. Une fois la coque achevée [75 blocs pour ce navire de 136 m de long et 24,2 m de large, NDLR], il sera mis à l’eau, début janvier selon notre calendrier. Il restera plusieurs mois pour les aménagements et la pose du gréement à balestron à la partie inférieure des mâts avant la mise à l'eau [3 000 m2 de type Solid Sail, développé par un consortium dirigé par les Chantiers de l’Atlantique*NDLR]. La partie supérieure – les mâts carbone font 66 m –, seront posés après la mise à l'eau. Les essais à quai sont prévus en avril 2025 puis en mer en juin.
Pour le choix du gréement, vous avez étudié plusieurs technologies et vous étiez parti a priori pour une d’entre elles qui n’était pas celle des Chantiers de l’Atlantique*. Pourquoi avoir opté finalement pour le Solid Sail ?
J.Z. : Nous avons tranché début 2022 en effet. Notre retard nous a servi quelque part car entre-temps, les Chantiers ont bien avancé dans leurs développements. Et il coche de nombreuses cases en termes de performances tout en apportant un certain nombre d'améliorations. Nous avons été convaincus par la possibilité d'avoir des durées de vie très longue de l'ordre de 20 ans pour les voiles Solid Sail. C'est un élément clé par rapport à des voiles en tissu qu’il aurait fallu changer tous les cinq ans. Nous avons été également conquis par les mâts autoportés. Ils n'ont pas de haubans et peuvent avoir une rotation à 360° [système fabriqué chez NOV-BLM, Loire-Atlantique, NDLR], et donc extrêmement souples. On n'a pas besoin de changer de cap pour envoyer les voiles. Il suffit de les mettre dans l'axe du vent. Il n'y a pas d'allure vraiment problématique comme on peut avoir sur un gréement classique où le vent arrière peut parfois être compliqué. Le gréement va chercher le vent très en altitude, naturellement plus puissant.
Aussi, la fonction de rabattage permet de réduire le tirant d'air à 41,50 m, intéressant pour rentrer dans tous les ports. Pour remonter au vent, deux ailerons de 6 m de long, pivotables et rétractables [conçus par Fouré-Lagadec, Seine-Maritime, NDLR] permettent de réduire le tirant d’eau de 12 m à 5,5 m.
La performance du vélique n’est toujours pas acquise. L’intitulé d’un débat, organisé dans le cadre des Assises de l’économie de la mer, est éloquent : « Quelles sont les réelles performances du transport vélique ? » Qu'est-que cela vous inspire ?
J.Z. : Quelques éléments de réponse rhétoriques. La propulsion par le vent est une des plus anciennes technologies au monde avec 5 000 ans d’expérience. Si cela ne marchait pas, on le saurait ! La technologie ne fait pas débat : les éoliennes tournent, il y a toujours de l'électricité. Une fois cela dit, la question est celle de la performance à en attendre dans notre monde moderne. Étant sur des cycles longs, il est compliqué d'avoir des résultats moyennés, complètement établis. Pour l'instant, notre navire n'est pas en service. Donc on prend des engagements sur la vitesse sous voile des navires. Comme n’importe quel autre navire de commerce, on aura des transit time à respecter [l’armateur s’est engagé sur une vitesse commerciale moyenne de 11 nœuds, NDLR]. Nous avons effectué des tas d'études et de simulations qui nous assurent de la cohérence des informations que nous avançons. Il faut bien entendu éviter d'aller dans la surenchère sur la réduction d'impact. C’est important d'être précis. Et ce n'est pas simple.
Parce que vous manquez de retours sur expérience ?
J.Z. : Pour garantir les économies que nous prévoyons, encore faut-il disposer de comparables. Lesquels ? Un porte-conteneurs qui opère sur le transatlantique émet de l'ordre de 10 grammes de CO2 par tonne-kilomètre, un roulier de 160 m, entre 100 et 160 grammes de CO2. Avec qui se comparer ? Un tas de paramètres entrent en jeu : l'écart de densité, la façon dont le fret est chargé, etc. Être capable de répondre correctement sur le niveau d’économies en fonction du cadre dans lequel il s’applique exige du temps et de la précision à la fois de l’auteur du rapport mais aussi de celui qui le lit.
Sans cela, il faut se contenter d'une lecture plus macro. De notre côté, nous visons une division par cinq de la consommation de carburant par rapport à un navire de même taille opéré classiquement. Mais pour chaque chargeur, on analyse sa situation en fonction de la destination du fret, de son mode de transport aujourd'hui et la façon dont il sera exécuté demain. On peut alors établir un comparable à la fois au niveau coût et des impacts. C'est ainsi que nous sommes arrivés à convaincre nos chargeurs [Renault, Bénéteau, Manitou, La Fournée Dorée, Hennessy, Longchamp, Clarins, Remy Cointreau, Michelin, etc, NDLR]. Ils sont parfaitement conscients que cela reste une ligne pilote et un navire prototype. Pour autant, c'est de la théorie sur laquelle nous avons beaucoup investi pour être le plus rigoureux possible. Les six premiers mois après la mise en service seront du rodage et de la découverte. Ensuite, nous allons procéder, sur un temps long d’un an à une batterie de mesures qui nous permettront d’établir des statistiques probantes sur les rendements.
Si vous avez évolué sur le gréement, vous n’avez pas changé sur une motorisation conventionnelle diesel pour le complément.
J.Z. : La physique reste constante dans ses principes. Notre objectif est d'amener 60 à 70 % de l'énergie par le vent et le solde par une énergie pilotable. Notre choix s'est porté sur un moteur thermique avec une motorisation diesel. C’est en combinant ces économies-là avec la sobriété qu’on peut arriver à diviser par cinq la consommation. Pour la partie auxiliaire, on travaille à l’optimiser de plusieurs façons. Nous avons par exemple installé un système de récupération de chaleur sur les groupes électrogènes qui va distribuer la chaleur sur tout le navire pour que l’on soit aussi capable de chauffer le navire avec la chaleur dégagée, qui est normalement perdue. On a aussi un système d'hydrogénération. On pourra mettre les hélices en générateur pour, sous voile, avec une vitesse suffisante, générer l'électricité et pouvoir fonctionner quasiment en zéro émission pendant ce temps-là. Aussi, à un moment, on aura besoin d'avoir une source d'énergie la plus complémentaire possible, mais qui reste très dense énergétiquement. En remplacement du diesel, d'autres carburants alternatifs pourraient alors jouer leur rôle.
Vers quelle(s) alternative(s) pourriez-vous évoluer ?
J.Z. : Il y a plusieurs options. Pour les navires pilotes, on va tester des mix avec des biocarburants aux caractéristiques proches du diesel fossile comme des MGO30, par exemple, avec 30 % d'éthanol, issus de l'agriculture française, ou des HVO100, à 100 % agrocarburants, complétés par un système de batteries qu’on aimerait pousser au fur et à mesure.
Le financement de votre premier navire, dont le montant est estimé à 60 M€ et que vous assurez en autofinancement et emprunt bancaire, a été compliqué en dépit de l’engagement d’un nombre de chargeurs de renom et de la proposition technique considérée comme sérieuse. L’entrée de CMA CGM et de Corsica Ferries au capital** a été décisive pour débloquer la situation ?
J.Z. : CMA CGM s'est substitué à Sogestran qui a souhaité sortir. C'est un réel apport pour assurer la crédibilité, générer de la confiance et déclencher la décision auprès de l'ensemble des financeurs. L'obtention d'une garantie projet stratégique de Bpifrance est aussi une composante essentielle du prêt bancaire.
L’association Wind Ship, qui représente la filière, se bat avec ténacité pour que les conditions de financement des navires à propulsion par le vent puissent bénéficier d'un cadre réglementaire à la fois avantageux et stable. Nous avons des inquiétudes à propos du dispositif de suramortissement vert, qui est prévu jusqu’à la fin de l’année. L'instabilité politique n’aide pas, c’est un fait. Mais des choses avancent dont témoigne la signature d’un pacte vélique avec l’État en vertu duquel un grand nombre d’acteurs [Armateurs de France, Gican, Cluster Maritime Français, AUTF, Banque Populaire Grand Ouest – Crédit Maritime, CIC, Go Capital, Épopée Gestion, Atlante Gestion, FIMAR] s’engagent à développer la filière et à accélérer l’émergence des technologies.
Il y a un vrai mouvement à l'international même si le défi d'industrialisation demeure. En France, on part avec une avance dans l’expertise et les technologies mais la filière a besoin d’être accompagnée pour accéder au marché plus rapidement et facilement.
Le financement du deuxième navire sera-t-il plus aisé ?
J.Z. : Chaque étape a son lot de difficultés et de défis. On entre dans une phase opérationnelle où il va falloir faire trois démonstrations capitales. La plus importante est technique et opérationnelle, à savoir diviser par cinq la consommation de carburant par rapport à un navire équivalent opéré à 15 nœuds. La seconde est de garantir un service logistique utile et fiable à nos clients. La dernière est d'honorer nos dettes et de bien rémunérer nos investisseurs. Cela reste un projet innovant donc à forte intensité de risques. On espère lancer le projet du deuxième dans les six prochains mois pour que dans l’idéal, il puisse entrer en flotte au cours du deuxième semestre 2027.
Quels sont à ce jour les taux d’occupation du premier ?
J.Z. : Il est quasiment plein dans le sens Saint-Nazaire-Baltimore mais le remplissage n’en est qu’à 30 % pour le retour. On veut aussi garder une part de souplesse en proposant une partie sur le spot [20 %, NDLR] en complément des contrats long terme [principalement d’un an, NDLR].
Quels sont les éléments qui vont composer votre structure de prix ?
J.Z. : Nous vendons un transport décarboné, à prix stable car annualisés, et compétitif car non indexé sur les prix du pétrole et décorrélé des compensations carbone (ETS). Les seuls paramètres « flottants » seront ceux de l’inflation générale (indice Insee), les coûts de manutention portuaire et éventuellement, le taux de parité euro-dollar dans la mesure où une part de nos coûts, la plus petite, sera libellée en dollars.
Que viennent chercher les chargeurs selon vous ?
J.Z. : Ils ne viennent pas seulement chez nous pour réduire leur empreinte carbone. On reste un armateur classique avec un transit time à respecter. En l'occurrence, pour les chargeurs de Saint-Pierre-et-Miquelon, par exemple, on réduit la traversée de 20 à 8 jours par rapport à un porte-conteneurs. Nous offrons aussi la possibilité de charger à proximité de leurs sites de livraison, enjeu logistique fort pour eux. Notre métier est précisément d'anticiper l'évolution de leurs besoins pour toujours rester pertinent dans notre offre.
Propos recueillis par Adeline Descamps
* Consortium composé notamment de Multiplast, AvelRobotics, SMM Technologies, CDK Technologies et Lorima.
**Neoline est composé de deux structures : Neoline Developpement et Neoline Armateur. La première, qui gère le navire pour le compte de la seconde, appartient toujours de façon majoritaire à ses fondateurs, réunis dans la holding Neoline associés. Cette dernière est actionnaire, sans être majoritaire, de l’armement aux côtés de CMA CGM, ADEME Investissement (les deux principaux investisseurs), Corsica Ferries, Hardy. Les pourcentages ne sont pas publics.
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