Jean-Emmanuel Sauvée : « La marine marchande est probablement à un tournant historique »

Le document s’intitule « Porter une ambition nouvelle pour le transport et les services de transport maritime » et les armateurs français l’adressent aux prétendants à la fonction suprême. Parce que le dumping social pourrait s’aggraver, parce que la décarbonation nécessite des investissements colossaux, parce qu’il est urgent de doter le secteur d’outils de financement adaptés… Entretien avec Jean-Emmanuel Sauvé, président d’Armateurs de France. 
 
Comment réagit le président d’une organisation représentant les intérêts des transporteurs maritimes face à la crise russo-ukrainienne qui prend la forme à la fois d’attaques contre les navires marchands sous pavillon international et de traque de navires russes ? 
 
Jean-Emmanuel Sauvée : C’est toujours dans les moments de crise que l’on réalise l’importance stratégique de nos équipages. Pour que la marine marchande se porte bien, il faut des navires, des armateurs et des marins. Et dans ce genre de situation, on pense avant tout à eux. Leurs inquiétudes doivent guider notre conduite même si l’on ne maîtrise pas tout. Ils sont fragilisés de surcroît. Ils viennent de passer deux années compliquées en raison de la crise sanitaire qui a contraint les relèves.  
 
Et cette traque internationale envers des navires liés à des intérêts russes ? 
J.E.S : Ce sont des sujets qui nous dépassent et relèvent de la géopolitique. Notre métier, c’est de transporter des marchandises, quels que soient les événements. Le transport maritime est rompu aux aléas internationaux. Nous composons donc avec la situation et ajustons nos opérations maritimes en conséquence. Oui, les choses sont compliquées. Non, on ne mesure pas tout. Oui, bien évidemment, l’on s’inquiète, car au-delà de notre seul secteur, il faut que notre monde vive en paix pour que nous soyons tous heureux, non ? Et sans cela, nous avons suffisamment d'enjeux. Nous devons décarboner une flotte de commerce à l'échelle mondiale en quelques décennies. Et la France a un rôle à jouer à cet égard en étant à l’avant-garde.  
 
Pourquoi avoir choisi ce moment précisément pour faire part de vos attentes ? Porter à connaissance vos ambitions ? Comment faut-il d’ailleurs décrire le document que vous avez adressé aux candidats à l’élection présidentielle ? 
 
J.E.S : Faire part de nos attentes et de nos ambitions, les deux. Les premiers arbitrages du Fontenoy, tels que présentés par le président de la République à Nice en septembre, montrent que certaines ont été entendues. Mais ce n’est qu’une escale. Il nous faut donc rappeler à ceux qui seront amenés demain à nous gouverner que l’on a des propositions à faire. Une politique ambitieuse pour notre pays passe aussi par une stratégie maritime car le transport de marchandises par la mer est un maillon extrêmement important du commerce mondial.  
 
À la lecture du document, il semble que vous n’ayez pas obtenu gain de cause sur tout ce qui bloquait à l’issue de la vaste consultation entreprise par la ministre de la Mer Annick Girardin pour précisément doter la France de cette stratégie maritime que vous sollicitez. 
 
J.E.S : Si on prend l'exemple du pavillon français, de sa compétitivité, des niveaux de financement dont on a besoin pour renouveler la flotte et la verdir, des dispositifs et orientations ont été actés. Mais à ce stade, il y a encore une certaine lourdeur. Or le temps presse. Aussi, il y a des sujets qui restent encore à travailler.
 
Comme ? 
 
J.E.S : Il faut aller plus loin sur la solidarité économique, les financements, la politique ultramarine, la coopération entre les armateurs et les ports et, plus loin et plus vite sur la transition énergétique. On se réjouit bien sûr du décret sur l'aide sociale maritime et du doublement de la taille des promotions de l’ENSM d’ici à 2027, en passant de 150 à 300 officiers par an. Mais pour qu’ils soient disponibles à date, il faut démarrer dès maintenant. Les systèmes de financement qui ont été actés - la garantie des projets stratégiques, le suramortissement vert [financement jusqu'à 40 % des surcoûts liés à ces technologies, NDLR] – doivent être rapidement opérables pour les armateurs. 
 
Le document soutient que le dumping s'aggrave. Qu'est-ce qui vous permet de le dire et comment dans ce cas y remédier plus efficacement ?  
 
J.E.S : Le dumping prend plusieurs formes, social, environnemental, sécuritaire, et tout est à considérer. Des phénomènes de dumping social s’aggravent sur le plan international, mais aussi au sein de l’Union européenne. Alors que certains pays membres développent, par exemple, des stratégies destinées à attirer les navires étrangers en contrepartie d’une plus grande souplesse réglementaire, une concurrence loyale entre les pavillons est plus que jamais nécessaire. 
Cela passe notamment par la pérennisation et l’octroi à l’ensemble des gens de mer français du régime de protection sociale des marins français (ENIM) et l’alignement des conditions d’imposition des marins français, dès lors qu’ils sont sujets aux mêmes contraintes. 
La compétitivité du pavillon national passe aussi par des principes clés en matière de normes sociales au niveau international s’appliquant à tous les acteurs du secteur et la mise en œuvre d’un dispositif d’harmonisation sociale s’appliquant a minima au niveau européen.
 
Et ce sujet est insuffisamment traité ? 
 
J.E.S : On a le sentiment que l’on n'agit pas assez, incontestablement. Nous ne demandons après tout que des règles simples et communes à tous. La compétition entre armateurs est âpre. Mais si les règles du jeu sont bien établies pour tout le monde, on évitera de se tirer une balle dans le pied [les armateurs soutiennent que le coût pour armer un navire peut varier de 20 à 30 % selon les pays de l’UE, NDLR]. 
 
Vous vous êtes battus pour le net wage [exonération des charges patronales sur les salaires, les armateurs bénéficiant déjà de celle portant sur la part patronale, NDLR] qui avait été accordé pour un an en 2021, puis prolongé pour trois ans supplémentaires. Comment expliquer aujourd'hui que vous n'arriviez pas à obtenir une pérennisation ? 
 
J.E.S : Dès lors qu’il y a quelque part un coût ou un investissement, des arbitrages sont nécessaires pour que des moyens puissent être dégagés, même si la mesure ne devrait pas peser sur les comptes publics [19 M€ selon le PLF rectificatif 4, NDLR] et alors que le retour sur investissement sera très favorable. Nous sommes néanmoins confiants. Le fait que la souveraineté économique d'un pays passe par une marine marchande forte est un acquis. C’était un des objectifs initiaux du Fontenoy du Maritime de faire de la marine marchande, un instrument de souveraineté. La souveraineté, la solidarité économique et l'environnement sont des thèmes évidents pour tous, mais ce sont des processus assez lourds à mettre en œuvre. Donc il faut agir dès maintenant.
 
Qu’entendez-vous par « solidarité économique » et en quoi elle va permettre de renforcer la flotte française ? 
 
J.E.S : Les choix stratégiques de la filière doivent faire l’objet d’une approche entre armateurs, chargeurs, manutentionnaires, ports, logisticiens, prestataires de services maritimes. Elle pourrait prendre la forme d’une structure ad hoc publique-privée, rassemblant au niveau national les principaux acteurs et s’appuyant sur des comités régionaux autour des grands ports maritimes, avec pour feuille de route la construction d' une stratégie commune pour le transport et les services maritimes. C’est dans cet esprit qu’on a signé des accords avec l’AUTF (chargeurs), une charte avec les ports et le Gican (construction navale) qui nous invitent à privilégier des ports et services français.
 
Dans votre document, il y a de nombreuses mesures qui portent sur les ports. Vous demandez plus d’intermodalité, la création de zones franches qui ne disent pas leur nom, plus de continuité numérique… Les armateurs français travaillent tant que cela avec les ports français pour que vous leur accordiez autant d'intérêts ? 
 
J.E.S : Une partie de la flotte française est bien présente dans les ports, soit en escales, soit en opérations. Rien qu’avec les 115 remorqueurs, par exemple. Et l’on voudrait aussi plus de navires français dans les ports français. Quand on prétend porter une ambition maritime au sens large, nous devons avoir aussi une stratégie nationale portuaire.  
 
Mais elle existe. Elle ne vous convient pas ? 
 
J.E.S : La France est la deuxième puissance océanique mondiale grâce à l’Outre-mer. La stratégie nationale portuaire doit s’adapter plus spécifiquement aux enjeux ultramarins, qui diffèrent de ceux de la métropole. Le régime Girardin d’aide fiscale à l’investissement productif en outre-mer, qui s’applique aux compagnies maritimes, pourrait permettre à ses ports de rayonner plus largement dans le Pacifique, la Caraïbe, l’océan Indien, voire l’Atlantique Nord. Des investissements sont aussi urgents pour les mettre aux standards internationaux en termes de tirants d’eau, de zones de stockage, de numérisation, de qualité des escales…
 
Pour aider le pavillon français et la construction nationale, le Fontenoy du maritime avait acté la possibilité d’utiliser conjointement le crédit-bail et la garantie projet stratégique lorsque les projets visent à recourir au pavillon français. Et de combiner le crédit-bail et la garantie interne quand il y a recours à des constructeurs français. Il était question aussi de certificats d’investissement maritimes, qui permettent de drainer des capitaux en dehors du système bancaire. Où en est-on ? 
 
J.E.S : Les propositions retenues sont celles que nous avions portées. Il s’agit désormais de trouver la bonne formule pour disposer de l’arsenal fiscal qui nous permette de monter des projets avec les partenaires bancaires, BPI... Il y a encore des points techniques à régler mais qui peuvent être des obstacles à la mise en œuvre. On les a repérés et on fait en sorte qu’ils puissent être levés au plus vite. 
Il est par ailleurs nécessaire qu’une part des revenus générés par le transport maritime dans l’ETS [système européen des échanges de quotas d’émission, NDLR] soit redirigée vers la filière et accompagnée de la création de guichets de financements spécifiques au niveau européen. Ce qui suppose une bonne coordination avec les autorités françaises en amont. 
 
Vous auriez préféré des règles mondiales pour le marché carbone…
 
J.E.S : Le transport maritime est international, donc les règles prises à une échelle mondiale sont plus efficaces. Quoi qu’il en soit, s’il doit y avoir des taxes environnementales, quelle qu’en soit la forme, nous plaidons pour que les recettes aillent là où c’est nécessaire : alimenter la R&D pour disposer au plus vite de navires verts. En tout cas, même au niveau de l’OMI, la décarbonation ne fait plus débat. On est tous d’accord sur l’objectif final. La marine marchande est probablement à un tournant historique.
 
Et en cas d’alternance politique en France ? 
 
J.E.S : Je n’ai pas d’inquiétude particulière. La mer est un sujet consensuel. Le maritime est neutre, transpartisan, stratégique pour les intérêts du pays et essentiel à son économie. Il peut certes y avoir différents degrés d’ambitions et des écarts dans les moyens alloués. Mais la flotte de commerce est le fer de lance de la politique maritime d’un pays et ses intérêts transcendent des élections. Nous n'avons qu’une politique et elle est maritime.
 
Propos recueillis par Adeline Descamps
 
 

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