Les assureurs tirent la sonnette d’alarme sur la prolifération de navires à la propriété et aux conditions d’exploitation opaques, dont le bataillon s’étoffe toujours plus, a fortiori depuis que le pétrole a dépassé les 60 $, une sanction du G7. Le mécanisme, consistant à fixer un prix-plafond pour assécher les rentes pétrolières de la Russie sans pour autant mettre le monde à sec de pétrole, exclue d’emblée les opérateurs occidentaux du transport maritime de pétrole russe.
Depuis le mois de juillet, le plafond fixé à 60 $ pour le brut et à 100 $ pour les produits pétroliers a été percé. Or, le pétrole russe continue non seulement d’être exporté mais les volumes et les recettes à l’exportation du pays sont toujours plus importants.
Si les transporteurs occidentaux ont été contraints de déserter le marché, une flotte dite fantôme, opérée par des sociétés liées à des intérêts russes mais basées dans de nouvelles juridictions comme les Émirats arabes unis et l'Inde, a pris le relais. Ces sociétés opèrent bien souvent dans le cadre de pavillons de qualité médiocre et classifiées par des sociétés non-membres de l'IACS, l’association internationale des sociétés de classification.
Selon les données mentionnées par Reuters, au moins 40 intermédiaires, y compris des entreprises opportunistes sans lien avec les secteur maritime, ont traité la moitié des exportations russes de brut et de produits raffinés entre mars et juin.
En témoigne la hausse colossale des prix des actifs pétroliers de seconde main, souvent des VLCC âgés dont la vente à la ferraille a été retardée pour opérer dans l'ombre, hors de portée des sanctions occidentales.
Boom des STS en mer
Parallèlement, la pratique consistant à transborder du pétrole en mer de navire à navire (STS) tout en dissimulant les origines de la cargaison s’est renforcée.
La technique est largement documentée : elle consiste à désactiver les transpondeurs (AIS) pendant quelques jours pour brouiller les positions, le temps de charger le pétrole sur d'autres navires, qui assureront l’expédition à destination des acheteurs. Selon l'OMI, entre 300 et 600 navires sous-réglementés rempliraient ainsi cet office.
« C’est une nouvelle menace pour le secteur de l'assurance, ainsi que pour la sécurité de la navigation et l'environnement marin », a tranché l’IUMI, dont les membres étaient réunis du 17 au 20 septembre à Édimbourg pour leur conférence annuelle.
Sur le modèle du brut iranien
Si le phénomène a pris de l’ampleur avec l’invasion de l’Ukraine, il n'est pas nouveau. Il y a toujours eu une flotte obscure qui opère sous le radar avec des normes très basses pour qui doit se soustraire aux sanctions ou se livrer à des activités illicites. Elle n'est peut-être plus aussi sombre toutefois, agissant à la vue de tous pour des clients assumant de façon décomplexée l'achat de pétrole sous embargo.
La pratique était jusqu'à présent exclusive au pétrole iranien et vénézuélien, dont les navires sont interdits d’accès aux ports internationaux depuis 2018.
Le rétablissement des sanctions, en vertu d'un décret américain visant les secteurs pétrolier, bancaire et des transports de l'Iran, a fait suite à la dénonciation par l’administration Trump de l’accord négocié entre l’Iran et le bloc occidental sur la non-prolifération nucléaire contre la levée de l'embargo international.
Malgré les sanctions américaines, les revenus provenant des exportations de pétrole constituent toujours la plus grande source de revenus du régime des Mollahs. Plusieurs fournisseurs de données basées sur le suivi des navires témoignent de l’ampleur du phénomène clandestin.
Risques de déversement et de collision
« Nombre d'entre eux présentent des signes d'entretien inadéquats, n'ont pas été inspectés et fonctionnent avec leurs transpondeurs AIS éteints, ce qui accroît le risque de déversement d'hydrocarbures ou d'abordages. Ils présentent en outre un grave défaut d'assurance, représentant un risque financier pour les autres en cas de sinistre », indique le comité juridique de l'IUMI, qui estime qu'environ 20 % de la flotte mondiale de pétroliers échapperaient aux sanctions. Ce qui signifie que la Russie parviendrait à contourner les réglementations en matière d'assurance
Les risques résident surtout dans la chaîne de responsabilité et l’identification des acteurs : quel impact sur les assureurs légitimes ? Vers qui se tourner pour l'indemnisation en cas de pollution ? Qui pour mandater une société de sauvetage et de remorquage ? Qui pour la couverture des dommages humains et matériels etc. Un casse-tête juridique en cas de sinistre.
Appât du gain versus risque excessif
Les risques sont d'autant plus grands que les navires en mode « dark STS » sont généralement âgés, avec des coques fragilisées par la corrosion.
Huit incidents impliquant des pétroliers sanctionnés ont été signalés en 2022, selon l'IUMI. L’exemple du Pablo, construit en 1997 et ayant un historique d'activités prohibées, a marqué le secteur de l'assurance (cf. plus bas). L'aframax a pris feu au large de la Malaisie en mai, responsable du décès de trois membres d'équipage alors que le navire a été déclaré en perte totale.
« Comme ce navire faisait partie de la flotte sombre, les sauveteurs n'ont pas pu monter à bord. Heureusement, aucun autre navire n'était impliqué, mais s'il s'était agi d'une collision ou d'un transfert de navire à navire, l'histoire aurait été complètement différente. En l'état actuel des choses, l'épave calcinée reste à l'ancre et les propriétaires sont impossibles à contacter, ce qui laisse les autorités avec un sérieux mal de tête », explique Ilias Tsakiris, président du Comité des coques à l'IUMI
« Il y aura toujours des personnes pour considérer qu'un gain important l'emporte sur un risque excessif », avait résumé Bjorn Hojgaard, PDG du propriétaire de navires Anglo-Eastern, dans un entretien à la presse étrangère.
Surprime pour risques de guerre
En août, en réaction au retrait de la Russie de l’accord céréalier, les compagnies d'assurance ont notifié aux affréteurs de navires opérant dans les ports russes de la mer Noire une augmentation des primes de risque de guerre.
En l'absence d'un engagement de la Russie à respecter un couloir de sécurité, les eaux russes et ukrainiennes de la mer Noire se sont retrouvées dans une zone à haut risque de guerre. De ce fait, les navires s'apparentent à des cibles flottantes exposées à tout vent.
La prime de risque de guerre est passée d'environ 1 % du coût de la cargaison à quelque 1,20-1,25 %, selon quelques négociants acceptant de témoigner. Cette augmentation signifie que chaque voyage peut coûter 200 000 $ de plus à un suezmax (capacité de 120 000 à 200 000 t, 1 million de barils) si le pétrole russe est à destination de l'Inde, un des grands clients du brut de l'Oural.
Elle s’ajoute aux autres frais qui ont explosé pour les exportations maritimes russes. Au plus fort de la crise de l'offre, les entreprises russes payaient jusqu'à 20 M$ par pétrolier en frais d'assurance, de transport et de fret, soit plus d'un tiers de la valeur de chaque cargaison.
1 753 interruptions de transpondeurs
Sur les seuls trois mois de l’année, le nombre de navires sombres opérant dans le détroit de Kertch, passage essentiel mer d'Azov, qui relie la Russie à la mer Noire et aux grandes routes maritimes intercontinentales, a été estimé à 586, selon une enquête de Lloyd's List Intelligence, soit 1 753 interruptions AIS délibérées (sans motif légitime, hors problèmes techniques).
La pratique est dans le collimateur de Bruxelles bien que les opérations de transfert de navire à navire aient un bilan de sécurité honorable, avec près de cinquante ans d'activité, quand elle est exercée à raison.
Chute des transferts en août
D’après les données publiées par la société d'analyse Vortexa, les transferts de pétrole brut russe ont baissé de 85 % en août par rapport à leur pic du premier trimestre. La décision de Moscou de prolonger la réduction de ses exportations de 300 000 b /j jusqu'à la fin de l'année n’y est pas étrangère.
Les transferts de navire à navire de l'Oural russe ont atteint en moyenne 60 000 barils par jour (b/j) en août, en hausse de 10 000 b/j d'un mois sur l'autre, mais 375 000 b/j de moins que la moyenne du premier trimestre 2023.
« La Chine et l'Inde, en tant qu’acheteurs, sont maintenant connus du marché, il n'y a donc plus besoin d'un intermédiaire pour mettre une étape entre le vendeur et l'acheteur comme cela aurait pu être le cas initialement après les restrictions de l'UE et du G7 sur le commerce du pétrole russe », décrypte Armen Azizian, analyste chez Vortexa.
Obtenir un consensus à l'OMI
Selon les règles de l'OMI, les États du pavillon pourraient sanctionner les navires qui désactivent l'AIS sans raison légitime. Mais un consensus serait difficile à obtenir. Les navires impliqués dans des STS opaques au cours du premier trimestre 2023 étaient sous l'administration de 41 États du pavillon.
Adeline Descamps
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Des dangers illustrés par l'explosion du Pablo
Outre la reconfiguration des échanges commerciaux, l'émergence d'une armada de pétroliers transportant du pétrole sanctionné est une autre conséquences des sanctions contre l'agresseur risque.
Ces navires sont généralement plus anciens que la moyenne de la flotte mondiale, et ils peuvent ne pas être correctement inspectés ou entretenus, ce qui accroît le risque d'atteinte à l'environnement
L'explosion en mai 2023 à bord du Pablo, pétrolier âgé de 26 ans et d'une capacité de 95 800 tpl, avec 700 000 barils de brut à bord alors qu'il se trouvait dans la mer de Chine méridionale, au large de la Malaisie, témoigne des dangers du phénomène.
Le pétrolier a été supprimé de trois registres différents entre juin 2021 et octobre 2022, n'a pas fait l'objet d'une inspection complète depuis 2017. La propriété est peu identifiable. Le navire appartient à une société basée aux Seychelles, navigue sous le pavillon du Cameroun, considéré comme un registre aux risquex élevés (liste grise) par le MoU de Paris (l'organisme de 27 pays qui inspecte les navires étrangers). Il ne présente aucune trace d'assurance.
En mars 2023, S&P Global Market Intelligence a identifié une flotte fantôme de 443 navires et près de 2 000 navires, présentant un risque élevé ou moyen d'enfreindre les sanctions.
S'il est difficile de contrôler les eaux internationales, il incombe aux autorités nationales de surveiller leurs propres eaux nationales, y compris les transferts de navire à navire (STS), souvent effectués dans le but de légitimer les activités illicites.
L'UE a durci ses règles cette année. Un navire identifié comme ayant effectué des STS de cargaisons russes peut se voir interdire l'accès à un port européen sans avoir à se soumettre à une enquête. De même, les transmissions trompeuses du système d'identification automatique (AIS) suffisent à elles seules à justifier une interdiction de port.
A.D.
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