Selon Leth Agencies, 327 navires étaient en attente à l’ancre le 28 mars. Plus de 300 000 conteneurs seraient ainsi bloqués sur l’une des principales artères maritimes du commerce international. Si les compagnies dont les navires se sont trouvés pris au piège dans le canal ont d’abord « attendu de voir s’il y avait des progrès », c’est désormais le grand chambardement pour réorganiser tous les services. Déroutement, ports refuges, changement de cap...
Plus personne n’ignore désormais que le Canal de Suez est un objet de navigation unique et fondamental pour le commerce international. Les médias généralistes n’auront jamais autant évoqué que ces derniers jours l’ouvrage qui doit beaucoup au génie français. Tous les lycéens pourront désormais, sans trembler, renseigner sur le volume mondial de conteneurs qui transitent quotidiennement par le canal de Suez (26 % en 2020), sa longueur (192 km), son pourcentage dans le total des échanges mondiaux de marchandises (quand bien même les chiffres divergent) et sa location stratégique entre mer Rouge et Méditerranée.
En attendant, ce qui était une « gêne » est devenu un « gros problème », surtout pour les porte-conteneurs. Jusqu’à ces dernières heures – la situation semble avoir évolué à la faveur d’une nuit de dragage – le signal GPS du porte-conteneurs de 200 000 t échoué ne manifestait que des modifications mineures de sa position alors qu’une dizaine de remorqueurs étaient à l’ouvrage. Si bien que les sociétés de sauvetage maritime, auxquelles a été confiée l’opération de renflouement – la néerlandaise Smit Salvage et la japonaise Nippon Salvage –, s’en remettaient à la nature.
La marée haute doit faciliter le renflouement, rendu complexe précisément pour des questions de tirant d’eau. Chargé à plein, l’Ever Given présentait au moment de l'échouement un tirant d'eau de 15,70 m. Or, le Canal de Suez n’a pas la même profondeur sur toute la largeur. Sous la quille, la lame d'eau est faible.
Plus d’amplitude pour se mouvoir
Face aux tentatives avortées, Smit Salvage indiquait encore ce week-end que deux remorqueurs supplémentaires de 220 et 240 t de capacité - l'ALP Guard, immatriculé aux Pays-Bas, et le Carlo Magna, sous pavillon italien – devaient arriver le 28 mars et sans exclure le déchargement de tout ou partie des conteneurs.
À l’aube, Ossama Rabie, président de l'Autorité du canal de Suez (SCA) a indiqué dans un communiqué que « le positionnement du navire a été rétabli à 80 % dans la bonne direction », et que « l'arrière du navire s'est éloigné de 102 m de la rive alors qu'il était à 4 m seulement. » Ce qui lui donnerait davantage d’amplitude pour manoeuvrer.
Reaction trop rapide ?
Selon Leth Agencies, 327 navires étaient en attente à l’ancre le 28 mars, 134 en direction Sud, côté Port Saïd, 151 en direction Nord (côté Suez) et 42 dans de Grand Lac Amer. Plus de 300 000 conteneurs seraient de ce fait en attente, a indiqué Otto Schacht, vice-président exécutif de la logistique maritime chez Kuehne + Nagel, dans un post sur LinkedIn.
Si les transporteurs ont d’abord « attendu de voir s’il y avait des progrès », les « chances réduites de voir un règlement rapide de l'incident » les ont finalement poussés à réorganiser tous les services. Dès le samedi 27 mars, dans une note à la clientèle, MSC s’est montré alarmiste. « Il ne fait aucun doute que le blocage actuel du canal de Suez va entraîner l'une des plus grandes perturbations du commerce mondial de ces dernières années », indiquait Caroline Becquart, vice-présidente de MSC et responsable du réseau de services Asie et 2M. La responsable du réseau ne cache pas que l’incident va accroître les tensions sur les capacités et dégrader les transit-time déjà mis à mal ces derniers mois du fait de l’engorgement dans les ports et de la pénurie de conteneurs.
Le « sauve-qui peut » côté conteneurs : déroutement, déchargement de la marchandise dans un port refuge
L’époque est décidément formidable et, grâce ou à cause du Covid, l’année 2020 se présente sans fin avec des mouvements pendulaires étonnants. Certains navires ont d’ores et déjà repris le chemin de Bonne-Espérance qu’ils avaient emprunté il y a un an, quasiment jour pour jour, certes, pas pour les mêmes raisons. La demande de transport commençait alors à s’épuiser. Les blank sailing s’accumulaient. Le pétrole, qui venait de s’effondrer, était en train de rebattre les cartes. Si le contournement de l’Afrique allonge le trajet de quelque 9 000 km et d’une dizaine de jours (selon la vitesse du navire), il a pour vertu d’éviter les droits de passage du canal de Suez qui, selon les tonnages, sont estimés entre 300 000 et 800 000 $. Dans une période morne avec un pétrole quasiment bradé, l’équation devenait vite rentable.
Tensions à prévoir sur les conteneurs et les transit-time
« Le contournement du Cap de Bonne Espérance est une option sur certains itinéraires, tandis que dans d'autres cas, il s'agit plutôt de travailler en étroite collaboration avec nos clients pour voir quelles autres solutions nous pouvons mette en œuvre, indique MSC, qui s’est résolu à reprendre la route historique. Même lorsque le canal sera rouvert, l’accumulation de navires en attente va générer du trafic dans les ports et nous pourrions connaître de nouveaux problèmes de congestion. »
Au 28 mars, MSC avait dérouté les MSC Stella (service India-Med), qui déchargera sa cargaison à King Abdullah et retournera en Inde et le Seamax Darien, qui déposera ses conteneurs dans les ports de Méditerranée en attente de futures instructions tandis que 11 navires ont emprunté la route par Bonne Espérance (MSC Sindy, Maersk Algol, Maersk Skarstind, BREMEN, MSC Bilbao, Northern Javelin, Varna Bay, Conti Cortesia, MSC Amsterdam, Maersk Merete). La compagnie italo-suisse a actuellement quatre navires à l’ancre au Grand Lac Amer (MSC Roma, Maersk Esmeraldas, Maersk Saigon, GUNDE Maersk), six en direction Sud, côté Port Saïd (Seamax Greenwich, Maersk Hanoi, Seamax Norwalk, Georg Maersk, MSC Giulia, Adrian Maersk) et neuf en direction Nord, côté Suez (MSC Erica, Conti Everest, MSC Rifaya, MSC Benedetta, MSC Oscar, Le Havre, Ebba Maersk, Munkebo Maersk, Mary Maersk).
Navires de CMA CGM à l’ancre dans la zone bloquée
Changement de cap radical
CMA CGM a de son côté annulé le transit pour onze navires et dérouté les CMA CGM Leo et Attila par le Cap. « Nous étudions actuellement des routes maritimes alternatives, des services ferroviaires ainsi que des solutions de fret aérien », indique l’armateur français, qui peut s’appuyer en effet sur les services de sa filiale logistique Ceva et sur sa récente division Air Cargo, dotée de quatre A33-200F qui dessert Chicago, New York et Atlanta depuis Liège.
Des solutions aériennes en complément de la navigation par le sud de l’Afrique, c’est aussi ce qu’envisage Maersk, qui a, en attente dans la zone, neuf porte-conteneurs ainsi que deux navires exploités dans le cadre de l’alliance 2M.
Dès le 27 mars, l’un des douze mégamax de HMM, le HMM Rotterdam, a fait volte-face alors qu'il traversait le détroit de Gibraltar pour se diriger vers le sud de l'Afrique et éviter la file d'attente aux deux extrémités du canal. Un autre navire de la compagnie sud-coréenne, le Hyundai Prestige, l’avait précédé dans ce changement de cap radical. Selon les données AIS, le porte-conteneurs OOCL Berlin avait également effectué un virage à 180 degrés, alors qu'il était en Méditerranée se dirigeant vers l'est.
Effet cascade sur les ports
Les importateurs et exportateurs craignent, quant à eux, l'effet de congestion en cascade, inéluctable, sur les ports de chargement et de déchargement, ce qui ne va pas apaiser les tensions à propos des frais de surestaries. L’événement survient en outre à un moment critique pour les chaînes d'approvisionnement mondiales.
« Les constructeurs automobiles et les fabricants d'ordinateurs sont confrontés à une pénurie mondiale de puces. Les constructeurs automobiles ont fermé des usines après qu'une vague de froid au Texas, au début du mois dernier, a affecté la production de plastique », s’inquiétait il y a quelques jours l’assureur Allianz, dont la branche Allianz Global Corporate & Specialty (concentré sur les grands risques) représente plus ou moins 10 % du volume des primes maritimes.
Adeline Descamps