Euronav/Frontline : fin d’une bataille épique de 18 mois

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Deux hommes. Deux visions. Deux générations. Les représentants de deux des plus grands armateurs de pétroliers trouvent un accord qui clôt une saga aux nombreux coups de théâtre. John Fredriksen, actionnaire du norvégien Frontline, lâche l'affaire Euronav, échangeant ses actions contre des navires pour devenir un géant dans le transport maritime de brut. Alexandre Saverys, actionnaire de l'armateur belge, a désormais les mains libres pour opérer la stratégie verte d'Euronav.

De pokers menteurs aux coups de corne, des grincements de dents aux crocs plus acérés, les deux principaux protagonistes de ce huis clos pétrolier auront maintenu en haleine le petit monde du transport maritime de pétrole pendant près de dix-huit mois.

Dans le rôle-titre, le tycoon du secteur, John Fredriksen, sème la zizanie chez Euronav depuis que le principal actionnaire de l'armateur de pétroliers norvégien Frontline, a fait main basse sur une partie du capital de son principal concurrent, le belge Euronav, réveillant l’esprit de bataille d’Alexandre Saverys.

L’hériter d’une famille anversoise d’armateurs, qui a contribué à créer il y a près de trois décennies Euronav mais qui avait réduit sa participation sous les 5 % en 2020, va revenir dans le jeu à la faveur du raid opéré par le magnat, qui a jeté son dévolu, à la même période, sur un autre acteur du marché, International Seaways, emportant sur le marché libre 16,6 % des titres de la société cotée à New York.

Sortie de la voie sans issue

La semaine dernière a apporté un énième temps fort à cette saga aux nombreux rebondissements lorsque les directions de Frontline et d’Euronav ont, sous la pression médiatique, reconnu avoir trouvé un accord de nature à « sortir de l’impasse », selon leurs propres termes, où  l'échec de leur fusion les avait précipités en raison des différends stratégiques entre les deux principaux actionnaires.

Elles ont confirmé ce 9 octobre le principe de la transaction. La sortie de l'ornière prend la forme d'un échange de navires contre des actions et comprend trois accords dont chacun dépend de l'approbation et de la mise en œuvre des deux autres.

Ainsi, la société Compagnie Maritime Belge (CMB), contrôlée par les Saverys, acquerra la participation de 26,12 % et la totalité des 58 millions d’actions détenues par Frontline dans Euronav pour 18,43 $ par action, valorisant l'entreprise à 1,5 Md€.

CMB de retour à la barre

À la suite de l'acquisition des actions Frontline, la CMB détiendra 49,05 % du capital de l'entreprise, soit 53 % des droits de vote, tandis qu'Euronav conservera les 8,23 % comme auparavant (en actions en réserve, treasury share).

Conformément à la réglementation belge quand le seuil des 30 % est atteint, l’opération ouvrira la voie à une OPA obligatoire au même prix sur le reste des actions d'Euronav.

Pour les actionnaires, l'offre représente une prime de 12,5 % sur le prix de l'action en septembre. Ils auront, quoi qu'il en soit, le choix entre vendre à un prix reflétant la valeur intrinsèque ou rester investis dans la société, dont le nouvel actionnaire majoritaire porte une tout autre stratégie, dont il ne s'est jamais caché et qu'il a rappelé dans un communiqué en date du 9 octobre.

« Nous avons une stratégie claire, qui s'articule autour de trois axes : la diversification, la décarbonation et l’optimisation de la flotte existante », indique le communiqué de la CMB, qui identifie trois types de navires « à l’épreuve du temps » c’est-à-dire « efficaces » et « à faibles émissions de carbone », alimentés à l'hydrogène et/ou à l'ammoniac.

« Il ne s'agit pas d'abandonner complètement le secteur des pétroliers, nuance toutefois l'entreprise pour la première fois, mais de diminuer progressivement la part des revenus issus pétrole brut ». Les Saverys souhaitent qu'Euronav joue « un rôle de premier plan dans la décarbonation du secteur maritime et soit un armateur de référence en matière de navires verts ».

Frontline sort du jeu, emportant 24 VLCC

De son côté, Frontline met la main sur 24 VLCC de sa rivale belge, dont 22 construits en Corée et neuf équipés de scrubbers, pour 2,35 Md$, soit 98 M$ l’unité que la société financera par la vente des actions et par des dettes à long terme.

Étant donné que les nouveaux VLCC se revendent actuellement pour environ 100 M$, soit un prix proche de la valeur nette de l'actif, il semblerait que Frontline puisse mettre la main sur les actifs les plus jeunes de la flotte d'Euronav bien que la CMB précise avoir cédé les pétroliers « les moins efficaces » et « les plus anciens ».

Frontline se hisse aux premières places mondiales en capacité

Avec sa flotte désormais fixée à 89 navires, Frontline devient ainsi le plus grand armateur indépendant de très grands pétroliers au monde coté en bourse, sa capacité passant de 12,5 à 19,7 millions de tpl avec une flotte de 46 VLCC. .

Enfin, la procédure en arbitrage déclenchée par Euronav pour contester le retrait unilatéral de Frontline sera close à l’issue de la vente des actions, sans aucune contrepartie.

L'épilogue subit de ce dossier est pour le moins inattendu au vu de ses longs développements.

Bataille rangée au capital

Depuis son entrée au capital d’Euronav en octobre 2021 à hauteur de 9,8 %, John Fredriksen n’a eu de cesse de resserrer son emprise, embarqué dans une quête au capital, jusqu’à détenir 26,12 % des titres de l'armateur belge (19,91 % via Framatown Finance, la société qui gère ses participations, et 6,21 % par l’intermédiaire de Frontline dont il est actionnaire à hauteur de 35,5 %).

Projet de fusion avorté

Entre deux mouvements de capitaux, les directions de Frontline et d'Euronav vont tout mettre en œuvre en vue de leur fusion dont on sait que John Fredriksen est le maître d’œuvre. L'opération devait donner naissance à un géant dans le transport maritime de pétrole.

Sous réserve qu’elle soit autorisée par les autorités de la concurrence, ce qui était loin d’être garantie, la transaction aurait permis l’émergence d’une compagnie forte d’une flotte de 146 navires-citernes pour une flotte mondiale. Au regard de leurs poids dans les VLCC et les suezmax, les deux opérateurs auraient ainsi pu contrôler 10 % du marché mondial sur ces deux segments. La famille Saverys tentera de saborder le processus mais sans y parvenir.

Mais énième coup de théâtre, en janvier 2023, Frontline annonce jeter l’éponge, de façon unilatérale et sans autres explications qu’un rétropédalage en bonne et due forme, les mêmes arguments étant exploités, tantôt pour justifier la pertinence de la fusion tantôt pour atténuer les conséquences de l’échec.

Deux visions/générations radicalement opposées

Vu de l’extérieur, la bataille qui se joue au sommet s’apparente à une banale prise de contrôle. Pourtant, dans cette guerre d’usure d’actionnaires, ce sont deux visions qui s’opposent.

Les deux dirigeants ne partagent à vrai dire rien, ni la vision qu'ils portaient pour le devenir de l'entreprise qu'ils convoitaient, ni l'approche des affaires. Le magnat du transport maritime, impliqué dans de nombreuses grandes opérations au cours des vingt dernières années, et pas toujours fructueuses (OSG, General Maritime, DHT, Gener8 Maritime), était intéressé par Euronav que pour consolider son ancrage dans le transport de brut.

Le trublion, qui fête ses 80 ans, est connu pour ses raids sans affect et les transactions avec création de valeur et économies d’échelle.

Alexandre Saverys, dont la famille est investie dans d’autres sociétés (Bocimar dans le vrac sec, Delphis dans le conteneur, Bochem dans les produits chimiques, Windcat Workboats, opérateur de Crew Transfer Vessels, CMB Tech, qui planche sur des navires à émissions nulles...), voudrait précisément détourner Euronav du transport pétrolier pour la positionner sur les carburants verts.

Une assemblée générale « extra-ordinaire »

L’assemblée générale extraordinaire qui s’est tenue en mars dernier restera comme le nœud dramatique de la série. Ce jour-là, les actionnaires ne devaient pas seulement se prononcer sur la composition du conseil de surveillance, suite à la demande de résiliation formulée dans équivoque par la CMB, mais décider indirectement du futur maître des lieux et donc de la stratégie qui sera mise en œuvre.

Le bras de fer entre les deux camps aura finalement abouti au remplacement du conseil d'administration, à l’arrivée au conseil de surveillance de deux représentants, l'un de la famille Saverys et l'autre de John Fredriksen, et à la démission du PDG d'Euronav, Hugo de Stoop, dans l’entreprise depuis 20 ans où il a exercé plusieurs responsabilités avant d’en devenir le PDG en 2019.

Et maintenant ?

Bien que l'accord ait été approuvé par le conseil d'administration, il doit encore passer le cap de l'administration car la taille de la flotte échangée est suffisamment importante pour tomber sous le coup de la réglementation sur les fusions.

À chaque acte de la pièce, la même question revenait inlassablement : que va faire désormais John Fredriksen ? Elle se pose à nouveau, l'homme d'affaires n'étant pas connu pour son lâcher prise. Faire avec Frontline et International Seaways ce qu'il n'est pas parvenu à faire avec Euronav ? 

Le conseil d'administration de cette dernière, qui a fusionné en 2021 avec Diamond S Shipping pour créer la deuxième plus grande compagnie pétrolière cotée aux États-Unis (par la flotte), avait vivement réagi à l'arrivée du magnat en actionnant la procédure de stratégie dissuasive, dite de « pilule empoisonnée ».

Adeline Descamps

 

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