Si les « privilèges » réglementaires des conférences – notamment la fixation conjointe des prix – ont été supprimés, ceux liés à la coordination de la capacité ont été renforcés dans le cadre des alliances, dénonce depuis longtemps l’International Transport Forum (ITF), organe rattaché à l’OCDE, dont les travaux sur le transport maritime (cf. The Impact of Alliances in Container Shipping, Performance of Maritime Logistics) passent rarement inaperçus.
« Les consortiums et alliances sont devenus des moyens de partager les informations et les ressources pour tous les grands transporteurs. Et les consortiums [il en existe des centaines, NDLR] se sont transformés en outils pour les alliances. En 2006, environ 12 % de la capacité des porte-conteneurs était exploitée par des consortiums dont les membres faisaient partie d'une alliance. En 2021, cette part était passé à 42 % ».
Pour l’ITF, les politiques publiques sont les premières responsables de la situation d’oligopole dans le transport maritime de conteneurs, en ayant créé un cadre juridique favorable, attendant que le partage de capacités stimulerait la concurrence et ferait baisser les prix du transport maritime.
L’ITF-OCDE fait partie des organisations qui réclament depuis des décennies des changements au niveau européen notamment à propos du règlement dit « d’exemption par catégorie » (block exemption, CBER) auquel l’UE veut mettre un terme comme elle vient de l’annoncer. Il permet aux groupements de compagnies qui ne dépassent pas un seuil de 30 % de part de marché sur un corridor maritime de gérer conjointement la capacité « afin de s'adapter aux fluctuations de l'offre et de la demande ».
Or, selon Olaf Merk, auteur de nombreuses publications sur les ports et le shipping au sein l'ITF, la règle des 30 % n’est pas respectée sur de nombreux corridors.
Concertations déguisées ou mécanisme de rééquilibrage du marché ?
La fixation des prix est une des grandes controverses couramment associées au pouvoir de marché des alliances maritimes dans le conteneur. Une critique qui n'est jamais très loin d'un soupçon d'entente commerciale.
L'OCDE estime, pour sa part, que les prix du transport sont verrouillés, a fortiori avec la tendance de certains transporteurs à placer toujours plus de capacités sous des contrats pluriannuels, signe supplémentaire d'un pouvoir de négociation accru. Et au chapitre de la tarification, elle pointe en outre les nombreuses surcharges imprévisibles et illisibles.
Une d’entre elle a fait l’objet d’investigations poussées de la part de Bruxelles, dans les années 2010. Les General Rate Increases (GRI), annonces publiques précisant l’ampleur de l’augmentation des prix et la date d’entrée en vigueur, ont été un temps dans le viseur du législateur car elles pourraient revenir à des concertations déguisées en « permettant aux compagnies de s’informer mutuellement de leurs intentions futures en matière de prix ».
Selon Alphaliner, sur le trade Asie-Europe, les principaux armateurs ont annoncé au moins quatorze hausses de taux de fret entre 2009 et 2013. Dans la plupart des cas, celles-ci ont été équivalentes pour l’ensemble des compagnies concernées.
Mais, plaide le spécialiste de la ligne régulière, ces GRI peuvent aussi être considérés comme un mécanisme du rééquilibrage du marché, d’autant que les hausses de taux annoncées par les armateurs ont été rejetées par la clientèle, jugées non conformes à l’évolution de l’offre par rapport à la demande.
Une toute-puissance sur les routes à nuancer
Pas si puissantes que cela, les alliances ? Aujourd’hui, les trois plus grandes dominent les échanges conteneurisés Est-Ouest par la capacité déployée. Mais leur omnipotence doit être nuancée, défend Alphaliner.
Ainsi, si les transporteurs de conteneurs contrôlent 82 % des lignes Est/Ouest, les trois alliances – 2M [MSC, Maersk], Ocean Alliance [CMA CGM, Cosco/OOCL, Evergreen], THE Alliance [Hapag-Lloyd, ONE, HMM et Yang Ming] – n’en maîtrisent que 39 %.
En revanche, 94 % de la capacité sur le trafic Asie-Europe Nord/Méditerranée est bel et bien assurée dans ce cadre « communautaire ». Pour des raisons structurelles. « Il s'agit de la plus longue des grandes routes Est-Ouest et elle présente la plus grande barrière à l'entrée pour les nouveaux transporteurs, les services exigeant un minimum de dix navires d'au moins 13 000 EVP pour rester compétitifs », répond l’analyste.
Entre le début du second semestre de 2020 et la fin de l'année 2022, le nombre de services introduits sur la ligne transpacifique a progressé à grande vitesse, mais cette flambée a surtout coïncidé avec une montée en puissance des services offerts par des opérateurs hors alliances, à l’instar de CU Lines, BAL Container Lines et d'autres. Ils ont concentré jusqu’à 31 % de l’offre déployée dans le transpacifique (22,8 % enregistrés avant la pandémie) selon Sea-Intelligence.
Les raisons sont moins évidentes pour l'ITF. « Les régulateurs ont permis aux transporteurs de recourir à des accords de co-exploitation pour gérer conjointement la capacité de leur flotte. Les grands transporteurs ont utilisé cette stratégie pour déplacer les capacités vers les routes transpacifiques afin de répondre à la demande accrue de biens de consommation aux États-Unis ». Autrement dit sans le dire, vers les routes lucratives en plaçant des capacités sur le marché spot autant que possible pour augmenter leurs revenus.
Sur la route transatlantique, plus courte, où moins de navires sont nécessaires pour maintenir les rotations, les services d'alliance ne représentent « que » 47 % de la capacité totale.
Des raccourcis trop vite établis
Il y a souvent confusion d’une part entre capacité conteneurisée et contrôle des échanges mondiaux et d’autre part entre capacité totale de chaque transporteur et la mise à disposition de ressources au service de son alliance.
Par exemple, en mai, les partenaires de 2M contrôlaient 33,7 % de la capacité mondiale conteneurisée avec 8,84 MEVP (4,63 MEVP pour MSC et 4,23 MEVP pour Maersk). Mais les ressources mises à disposition de l’accord de partage ne totalisaient que 2,71 MEVP, à raison de 1,15 MEVP apportés par l’armateur suisse et de 1,66 MEVP par son homologue danois. C’est dire que le premier exploite actuellement les trois-quarts de sa capacité mondiale en dehors de l'alliance 2M qui prendra fin en 2025.
Toutes les compagnies ne s’investissent pas non plus également dans leurs partenariats respectifs. Maersk et Hapag-Lloyd, respectivement numéro deux et cinq du secteur, opèrent pour leur part 61 % et 57 % de leur flotte en dehors de leurs alliances respectives. À l'inverse, les transporteurs asiatiques Yang Ming, HMM et Evergreen ne commercialisent que 20 %, 22 % et 24 % de leurs capacités en autonomie.
Quelles réponses politiques apporter ?
« La concurrence dans le transport maritime de ligne n'est pratiquement pas contrôlée en raison de l'absence d'agences gouvernementales spécialisées, déplore encore l’ITF. La plupart des autorités antitrust n'examinent qu'occasionnellement les conditions de concurrence du secteur du transport maritime de ligne, souvent en réponse à des plaintes officielles ».
La surveillance des acteurs privés n’est pas évidente. Pour contrôler, il faut avoir accès à certaines « matériaux » comme les contrats de service et les accords de coopération entre transporteurs, qui relèvent de la sphère commerciale. Dans certaines juridictions, les transporteurs sont tenus de les déposer auprès d'une autorité (États-Unis) mais pas dans d'autres (Union européenne).
« Ce qui est positif, c'est que la Commission européenne reconnaît que le CBER n'est plus adapté, ce que nous disons depuis longtemps. Ce qui est paradoxal, c'est que le CBER a permis au transport maritime de ligne de devenir un oligopole très concentré et maintenant qu'il est très concentré, la Commission européenne se débarrasse de l'influence qu'elle aurait pu avoir – avec une révision potentielle du CBER –, pour améliorer les conditions de concurrence dans le transport maritime de ligne », réagit Olaf Merk à la décision de Bruxelles de ne pas renouveler le cadre dérogatoire à l'expiration du présent accord en avril 2024.
Surveiller et contrôler
Le spécialiste a toujours défendu l’idée que les dispositions institutionnelles actuelles en matière de concurrence dans le transport maritime de ligne n'ont pas permis de stabiliser les prix, de les faire baisser ou de renforcer la concurrence. « Il existe trois façons de réformer les accords de concurrence : en limitant les possibilités de gestion conjointe des capacités ; en introduisant une forme de réglementation des prix ou en combinant les deux. L’idéal serait de limiter les possibilités de gestion conjointe des capacités afin d'introduire une concurrence plus réelle entre les transporteurs », indiquait-il en tant qu'auteur du rapport sur la performance du transport maritime.
Alliances et conteneurisation
Force est de constater que les politiques publiques ne savent pas quoi faire de cette exception/exemption. Elles croyaient y avoir mis un terme en condamnant les conférences maritimes en 2008.
Lorsqu’éclate la crise financière mondiale en 2008-2009, qui devient une crise économique européenne en 2011, les prix du transport maritime de conteneurs épousent alors les mouvements de balancier de la demande et des capacités offertes. L’abolition par l’Union européenne des conférences la même année avait été avancée comme la cause d’une plus grande précarité des prix du transport.
Alliances et consolidation
« Il faut replacer les alliances dans l’histoire de la conteneurisation. Le géographe Antoine Frémont avait montré que les alliances, telles qu’elles s’étaient organisées dans les années 90, étaient d’abord une façon pour les plus petits acteurs, dont faisaient alors partie Hapag Lloyd, P&O Nedlloyd et les armateurs asiatiques, de faire face la montée en puissance des global carrier, les Maersk, MSC, CMA CGM C’était un moyen de leur opposer une offre collective concurrentielle », retrace Paul Tourret, directeur de l’Isemar.
Pour l’historien-géographe et économiste du secteur maritime, la puissance de marché que ces alliances ont acquise résulte davantage de l'extrême consolidation qu’a connue le secteur que de tout autre considération. Face à la surcapacité, les « alliances ont adopté un mode de survie collective pour traverser les mornes années 2010, y compris pour les grands acteurs européens ».
Comparé au temps présent, l’émergence des trois alliances s’est en effet accompagnée d’un grand mouvement de consolidation avec de nombreux va-et-vient.
« En 1997, environ 70 % des services sur les principaux trafics Est-Ouest étaient assurés par quatre alliances stratégiques. Les partenariats ont évolué au gré des fusions et acquisitions, telles que la fusion entre P&OCL et Nedlloyd, les rachats de P&O Nedlloyd et de SeaLand par Maersk, ainsi que l'entrée et la sortie du marché des compagnies maritimes de ligne », confirment les économistes de Port Economics, Management and Policy, qui ont remonté l’histoire des consortiums jusqu’aux années 1990.
Parmi les manœuvres post-crise financière les plus emblématiques, le transporteur français CMA CGM mettra la main sur Nol/APL, Hapag-Lloyd absorbera UASC, Maersk reprendra l'allemand Hamburg Süd, tandis que Cosco empochera OOCL. Les trois japonaises MOL, NKK et K-Line fusionneront leur activités conteneurs pour créer ONE, actuel numéro six mondial de la ligne régulière.
Un laisser-faire assumé de l'Union européenne ?
Lorsque les trois grandes alliances se sont constituées, la tendance était à l'exploitation de très gros navires sur les routes commerciales entre l'Asie et l'Europe du Nord et les États-Unis par nécessité d'une masse critique à l'échelle de l'exploitation, d’un réseau plus dense et d’un partage des risques associés aux investissements dans les grands porte-conteneurs.
Sans le véto des autorités de la concurrence chinoise, les trois actuels leaders mondiaux seraient membres d’une même alliance, avec la bénédiction des autorités de la concurrence européenne et de la FMC américaine. Le partenariat commercial de 2M a en effet été scellé sur les cendres de P3 qui devait regrouper à l’origine CMA CGM, Maersk (sans Hambürg Sud, qui était encore indépendant) et MSC.
Á défaut, l’armateur français s’associera à China Shipping et UASC (qui sera ensuite absorbé par Hapag-Lloyd) pour créer Ocean Three avant de muter en Ocean Alliance plus tard.
« Le régime d’exemption de concurrence peut paraître comme une forme de laisser-faire de l’Europe. Mais sur le papier, les grandes alliances (Est-Ouest) et les petites (Nord-Sud) ne sont que des accords techniques sous la forme de VSA et en aucun cas des accords tarifaires. Le problème c’est qu’on est passé de trois alliances et quelques géants indépendants dans la décennie 2010 à trois alliances avec les huit armateurs dominants. Les chargeurs n’ont donc plus que trois systèmes de services et une dizaine de tarifs », reprend Paul Tourret.
Pourquoi supprimer le régime dérogatoire aujourd'hui ?
« Il faut solder la période covid dont on sait à quel point elle a apporté de la prospérité aux grands carriers grâce à des taux de fret en surchauffe mais au prix de dysfonctionnements mal venus pour les chargeurs, signifie l'economiste. Pour être honnêtes, les armateurs n’ont pas besoin d’être organisés formellement pour tenir les prix. Ils savent appliquer une discipline collective quand c'est nécessaire, a contrario pour faire plonger les taux quand il s'agit d'affaiblir les plus modestes des opérateurs », soutient Paul Tourret.
Mais la question n'est-elle pas ailleurs : les alliances sont-elles essentielles à la conteneurisation sachant que les plus grands acteurs ont acquis une telle part de marché que la coopération n’est plus nécessaire.
C’est le message sous-jacent adressé par MSC quand le leader mondial de la ligne régulière a officialisé sa rupture avec Maersk. Le transporteur suisse, qui a détrôné Maersk de son statut de leader en janvier 2022, n’a en effet plus vraiment besoin de la flotte d’appoint de Maersk.
Avec ses 126 navires en commande totalisant une capacité de 1,5 MEVP une fois livrés , il alignera plus de 900 porte-conteneurs neufs pour une capacité de près de 7 MEVP. Soit la flotte de CMA CGM et de Cosco réunies sur la base des données actuelles d'Alphaliner.
Qui va être pénalisé par la fin du régime dérogatoire ?
La fin de l’exception va surtout être problématique pour les autres, Hapag Lloyd, ONE, Evergreen et HMM.
Mais quoi qu'il en soit, « la fin des alliances compliquera moins la vie des géants qu'il ne facilitera celle des chargeurs. Pour rappel, les alliances en laissant vivre les acteurs intermédiaires, et les conférences en garantissant des prix raisonnables, sont un moindre mal. Si les chargeurs rejettent ce dispositif, il faut alors qu'ils acceptent les lois "ricardiennes" du marché libre avec des taux en montagnes russes », tranche Paul Tourret.
Adeline Descamps
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