Hydrogène, ammoniac, méthanol, biocarburants, GNL… Alors que le transport maritime est sommé d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, les études sur les carburants alternatifs les plus pertinents se multiplient. Shell et Deloitte ont sondé 82 cadres supérieurs du secteur du transport maritime de 22 pays. Ils font part des nombreuses difficultés techniques auxquels ils doivent faire face.
« Avec cette étude, l'industrie a donné son point de vue. Maintenant, nous devons tous nous mettre au travail pour passer de l'impasse à la décarbonation », indique en introduction du document Grahaeme Henderson, vice-président Shipping & Maritime chez Shell. Entre janvier et juin 2020, alors que l’épidémie fait rage dans le monde, le cabinet Deloitte et Shell ont conduit 73 entretiens et organisé 10 heures « d'ateliers de collaboration » (30 participants) avec des cadres supérieurs dans tous les segments de l'industrie du transport maritime, transporteurs, croisiéristes, constructeurs, ports, investisseurs, majoritairement en Europe (52 entretiens pour 13 en Amérique du Nord et du Sud et 17 en Asie et Pacifique). Ils ont donné lieu à ce rapport d’une cinquantaine de pages intitulé Decarbonizing Shipping : All Hands on Deck.
Obstacles et solutions
« En dépit du Covid, ces entretiens approfondis avec les responsables du transport maritime montrent qu’ils ont toujours les yeux rivés sur l'horizon et qu'ils considèrent la décarbonation comme une priorité absolue. Nous avons ainsi pu mieux comprendre les points de vue de nos clients et du transport maritime en général. L'étude a permis d'identifier les obstacles auxquels le secteur est confronté, les solutions qui permettront de progresser et la manière dont nous pouvons travailler pour contribuer à accélérer le changement », précise Grahaeme Henderson. Exploitant une grande flotte de pétroliers, la compagnie pétrolière anglo-néerlandaise a aussi un intérêt, commercial certes en tant que fournisseur de carburants, mais aussi car elle s’est engagée « à des émissions nettes nulles d'ici 2050 ou plus tôt. Nous continuons à travailler avec nos clients sur les carburants de substitution tels que les biocarburants, le GNL et l'hydrogène », ajoute Huibert Vigeveno, responsable du transport maritime chez Shell
« Un véritable sentiment d'urgence »
Les entretiens avec les principaux concernés mettent tout d’abord en évidence la difficulté – « l’incertitude » et « l’impasse », selon certains – pour répondre aux exigences de l’OMI en matière de réduction des gaz à effet de serre. Pour atteindre les objectifs de l'Accord de Paris, l’organisation internationale de régulation du transport maritime a fixé des paliers au secteur : réduire au moins de moitié les émissions des GES d'ici 2050, tout en diminuant l'intensité des émissions de CO2 de 40 % d'ici à 2030 par rapport à 2008. Ce qui signifie, et toute l’industrie en convient, qu’il faudrait faire entrer des navires « zéro émission » dans la flotte mondiale dès 2030.
« La situation n'est pas entièrement sombre »
90 % des personnes interrogées dans le cadre de cette recherche ont néanmoins souligné la décarbonation comme une priorité absolue, tout en notant que son importance s'est considérablement accrue au cours des 18 derniers mois. « Ce sentiment reflète le fait que les coalitions et les projets pilotes se multiplient autour de la problématique », indique Shell. Tous considèrent par ailleurs que la crise économique engendrée par le Covid offre une belle opportunité pour accélérer les progrès, compte tenu des niveaux d'investissements consentis dans les plans de relance massifs lancés par les États. Aussi, tous sont à peu près d’accord pour coopérer et voient des signes encourageants dans le développement des coalitions et le lancement de projets pilotes visant à explorer de nouveaux moyens de réduire les émissions du transport maritime.
« Trop d'alternatives et pas une seule solution viable »
L’incertitude est générée par le fait qu’il n’existe, à ce jour, aucun carburant alternatif probant pour atteindre l'ambition de l'OMI pour 2050. Si les navires électriques peuvent être une option pour les routes intérieures et les routes maritimes à courte distance, ils ne satisfont pas aux besoins du transport en haute mer, qui représente à lui seul 85 % des émissions polluantes, indique l’étude.
L'industrie explore actuellement plusieurs carburants alternatifs – dont l'hydrogène, l'ammoniac, le méthanol et les biocarburants – mais les responsables du transport maritime les estiment tous avec trop de limites commerciales et techniques. La question des coûts – nettement plus élevés que pour ceux du HFO, principal combustible du transport maritime avant que l’OMI ne le condamne, bon marché, à forte densité énergétique et disposant d’infrastructures de soutage établies –, est particulièrement problématique. Mais ils mettent aussi en évidence pour ces carburants de demain une faible densité, des problématiques de stockage et de sécurité accrues, des infrastructures limitées et restent inquiets quant à un avitaillement de qualité et en quantité. Sans une incitation commerciale ou réglementaire plus forte, les opérateurs sont donc sceptiques quant à leur capacité à trouver un carburant qui soit une alternative viable au fuel.
Sur ce point, ils reconnaissent le rôle essentiel du GNL « au cours de la prochaine décennie » mais en tant que transition – « la seule alternative que nous ayons aujourd'hui » –, pour atteindre l'objectif fixé par l'OMI pour 2030. Mais ils sont réservés sur sa pertinence pour assurer l'ambition de 2050 et craignent qu’ils détournent l'industrie des investissements dans les carburants à zéro émission. Le GNL est très efficace pour traiter les émissions polluantes sur le soufre (NOx, SOx, dioxyde de soufre et oxydes d’azote) mais très partiel pour le CO2.
Extrait de l’étude
« La plupart des technologies évoquées devront d'abord trouver leur chemin dans l’industrie avant d'être adoptées dans le maritime »
Bien qu'aucun des deux ne soit viable aujourd'hui, l'hydrogène et l'ammoniac captent tout l’intérêt et apparaissent comme les plus prometteurs par rapport aux objectifs fixés. Mais les personnes interrogées bloquent sur de nombreux points, mentionnant des « ravitaillements plus fréquents », « un encombrement compromettant les espaces de chargement » et des modes opératoires contraignants et coûteux « pour maintenir son état liquide à la pression atmosphérique ». Le défi du stockage pourrait être compensé par les avancées de la technologie de la pile à combustible, mais celle-ci reste encore trop immature et lointaine : « il faudra probablement au moins cinq à dix ans avant qu'elle ne devienne une réalité ».
Cependant, « l'ampleur des investissements que nous voyons dans l'hydrogène vert au niveau mondial signifie qu'il deviendra très rentable plus vite qu'on ne le pense ». Inversement, les dirigeants « voient peu de preuves que d'autres industries considèrent l'ammoniac comme un futur carburant ». De ce fait, si le transport maritime devait choisir l'ammoniac comme alternative dominante, indiquent-ils, « il est probable que les coûts d'infrastructure seraient entièrement supportés par ce secteur ». C’est là un point crucial pour les professionnels sondés : « La plupart des technologies évoquées devront d'abord trouver leur chemin dans l’industrie avant d'être adoptées dans le transport maritime. Il est plus facile de les développer à terre. »
« Dispersion des efforts et des investissements »
« Si l'hydrogène devient la grande affaire sur terre, l'ammoniac pourrait être une bonne option pour le transport maritime, car c'est un bon moyen de transporter l'hydrogène », conviennent la majorité des personnes interrogées. Mais elles soulèvent les problèmes de sécurité, un exploitant de vraquiers basé en Asie expliquant qu’il « tente depuis vingt ans de mettre fin au transport d'ammoniac car il est toxique et difficile à manipuler. » In fine, l’étendue trop large des options envisagées se traduit par une dispersion des efforts et des investissements, estiment-ils.
« La décarbonation sera complexe et coûteuse »
Le sentiment d’« impasse », elle, est liée à l’équation du transport maritime, industrie à forte intensité de capital, caractérisée par des marges étroites et une forte dépendance aux énergies fossiles. L'absence d'un cadre réglementaire sur un plan mondial et la demande limitée des clients freinent les investissements industriels. Des caractéristiques qui, selon le rapport, rendent la décarbonation « complexe et coûteuse ». Le coût est estimé à 1,65 trillion de dollars d'ici 2050. « Par conséquent, elle nécessitera des incitations réglementaires et commerciales et une offre plus fournie de combustibles à faibles émissions ou à émissions nulles. »
Douze solutions
Une douzaine de solutions ont émergé des ateliers. Les cinq premières visent à « débloquer » les progrès dans les deux à trois prochaines années. Parmi celles-ci : créer les conditions d’une demande à grande échelle et d’une concurrence équitable au niveau mondial tout en réduisant l'incertitude concernant les réglementations et les calendriers. « Les nouvelles lignes directrices de l'OMI prévues pour 2023 devraient être alignées sur celles des principales instances réglementaires locales et régionales (UE, Chine et États-Unis) ». Ils sollicitent en outre des incitations réglementaires à court terme.
Sur le plan de la R&D, la mobilisation de capitaux et l’intensification des projets pilotes sur des itinéraires et des types de navires spécifiques leur paraissent indispensables. Ils insistent aussi sur les engagements coordonnés de l'industrie pour accroître la portée des initiatives existantes – telles que la coalition « Getting to zero » —en consolidant les objectifs et en renforçant la coordination des différents travaux menés. « Un organisme doté d'un mandat spécifique, constitué à partir des cotisations de l'industrie, pourrait accélérer le passage des idées à l'action et contribuer à sortir de l'impasse. »
Étape 1 de la feuille de route
Ces cinq solutions constituent la première phase d’une feuille de route. Réduction des risques liés aux investissements initiaux, nouveaux mécanismes de financement, élargissement des incitations pour attirer les investissements nécessaires à la mise à échelle des carburants verts, des infrastructures de production et de soutage doivent écrire la deuxième page du plan.
« On pourrait construire et envoyer des fusées sur la lune mais pas rendre les navires verts ? », se refuse à croire le PDG d’un propriétaire et exploitant de flotte, interrogé dans le cadre de cette étude.
Adeline Descamps
Les points consensuels sur les conditions de la décarbonation
95 % des cadres du secteur des transports maritimes interrogés considèrent la décarbonation comme importante ou comme une des trois premières priorités.
Près de 80 % ont indiqué que son importance s'était considérablement accrue au cours des 18 derniers mois.
85 % considèrent la demande du marché et des clients comme un facteur majeur de changement.
80 % estiment indispensable un alignement technologique pour la rendre possible.
65 % des personnes interrogées insistent sur les infrastructures, élément capital pour que le changement puisse se faire à la vitesse et à l'échelle voulues.