Décarbonation du transport maritime (OMI) : ni avancées majeures ni recul irréversible mais un point de convergence

Pour la première fois, les trois éléments fondant la stratégie de l'OMI en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre étaient sur la table du Comité de protection du milieu marin (MEPC), qui s'est clôturé le 4 octobre. Un consensus se dégage en faveur d'une norme mondiale sur les combustibles marins et une tarification du carbone.

Comme pour chaque réunion du Comité de protection du milieu marin (MEPC), commission la plus technique de l’Organisation maritime internationale (OMI) où s’arbitre la transition verte du transport maritime, le menu était roboratif et les convives ont à peine touché au plat principal.

La 82e session, qui s'est clôturée le 4 octobre à Londres, siège de l'OMI, après quatre jours de débat en hémicycle, précédés d’une semaine en groupe de travail (ISWG-GHG 17 du 23 au 27 septembre 2024), n’a pas fait défaut. Il n’y avait pas moins de 10 points à l’ordre du jour (cf. plus bas). Mais les échanges se sont concentrés sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) des navires, plus particulièrement sur l’examen d’une série de propositions des « mesures à moyen terme » pour reprendre le champ sémantique créatif de l’OMI. 

Le temps est littéralement compté pour finaliser les nouvelles exigences dans la mesure où elles devront être soumises à l’adoption du MEPC d’octobre 2025. Sans quoi l’industrie du transport maritime international ne sera pas en mesure d'atteindre les objectifs auxquels elle a accepté de souscrire en juillet 2023 lors du MEPC 80. L’accord, alors qualifié d’historique, a acté le principe des émissions nettes nulles pour toute la flotte mondiale d'ici 2050. Dans ce cadre, les États membres doivent se mettre d’accord sur les actions à mettre en œuvre collectivement pour réduire les émissions de carbone jusqu'à 40 % d'ici à 2030 et 70 % d'ici à 2040, avant l’ultime étape en 2050.

Trois mesures capitales dans la salle des négociations

Un consensus se dégage en faveur de deux mesures phares, l’une d’ordre technique, l’autre économique. La première s’apparente à une norme mondiale sur les combustibles marins fondée sur des objectifs (introduction progressive et obligatoire de combustibles ayant une moindre intensité de GES). La seconde s’assimile à un mécanisme de tarification des émissions carbone.

Pour la première fois, les trois éléments fondant la stratégie de l'OMI en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre étaient sur la table. Le MEPC82 avait en effet à l’ordre du jour la révision des « mesures de court terme », selon le code lexical de l’OMI, et notamment celle du très controversé indicateur d'intensité carbone (CII), entré en vigueur au 1er janvier 2023, qui fait l’unanimité contre lui. Quelque 78 soumissions ont été déposées en amont de la réunion pour en corriger le tir. Les nouvelles lignes directrices doivent être adoptées d'ici 2026.

Pour rappel, afin de réduire l'intensité carbone des navires de 40 % d'ici 2030 par rapport à la référence de 2008, ont été validés deux instruments : l’EEXI (Energy Efficiency Index for Ships In Service) qui fixe un cadre de performance de chaque type de navire d’une jauge brute égale ou supérieure à 400 et le CII (Carbon Intensity Index) qui concerne les navires d’une jauge brute égale ou supérieure à 5000 et porte sur leur efficacité énergétique.

Basée sur le port en lourd du navire (c’est-à-dire sa capacité) et les distances de navigation annuelles, la formule de calcul du CII divise. Les organisations professionnelles estiment que ces critères ne permettent pas de refléter la véritable intensité carbone (émissions par tonne-mille de cargaison) du navire. Avec cette approche, pas de différence entre les navires bien remplis et ceux qui naviguent à moitié vides. MSC, le leader mondial du transport de conteneurs, avait poussé loin la caricature en affirmant que le navire avait plus intérêt à faire des ronds lentement plutôt que d’attendre au mouillage.

Les préalables de chacun

À l’OMI, chaque réunion est précédée d’une avalanche de soumissions, les parties prenantes posant en amont leurs lignes rouges. Cette session n’a pas dérogé à la règle.

La plupart des grandes organisations professionnelles représentant l’industrie du transport maritime ont fait du bruit pour presser les États membres à accélérer le pas. En l’absence de certitude réglementaire, il est difficile d’enclencher les investissements qui seront requis, font-elles valoir. La Chambre internationale de la marine marchande (ICS) et le World Shipping Council sont revenus à la charge avec des propositions affinées, leur copie ayant été écartée lors de la précédente session.

Les pays en développement, plus vulnérables par définition, ont fait part de leurs inquiétudes quant à l'impact sur les prix des denrées alimentaires et leur PIB, en particulier ceux qui dépendent fortement des importations.

Tout aussi inquiets, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l'Égypte, le Togo et le Bangladesh ont demandé une analyse plus approfondie des impacts, redoutant l’augmentation des coûts de fret.

Les États insulaires (les Caraïbes, la Jamaïque, la Barbade) ont plaidé en faveur d’un mécanisme où les émetteurs « contribuent proportionnellement ».

Où en est-on des négociations « arc-en-ciel » ?

Les participants à la réunion ne manquent pas d’humour. La note contenant les propositions relatives à la norme sur les carburants et au mécanisme de tarification, que l'OMI a classées par couleurs dans un souci de clarté, a rapidement été baptisée « feuille arc-en-ciel ».

De ce patchwork d'options émane d’abord une crainte : qu'elles soient adoptées en l’état pour s’épargner des polémiques radicales ou gagner du temps. Le calendrier étant serré, les familiers de l'instance savent qu'il faut être sévèrement acculé avant d'avancer.

Les délégués les plus optimistes qui s’attendaient à ce qu’un accord soit trouvé sur un cadre ou une structure seront déçus. Ceux qui espéraient aboutir, au moins, sur la mesure technique (une norme universelle sur les carburants), à défaut de parvenir sur celle qui relève d’un arbitrage politique (une mesure de marché) devront attendre. En revanche, en dépit de toutes les différences, le nombre d’options sur les propositions de mécanismes de tarification s’est réduit et ces dernières se sont clarifiées. Ce qui suggère un aplanissement des différences entre les blocs de pays.

La taxe sur les gaz à effet de serre grignote en effet du terrain. « Nous nous réjouissons que le concept d'une contribution universelle des navires aux émissions de gaz à effet de serre, par tonne de CO2 émise, reste fermement sur la table de l'OMI, a réagi l'ICS qui dit représenter 80 % du transport maritime. Il est soutenu par une nette majorité des États membres de l'OMI, qui contrôlent également la majeure partie du tonnage des navires dans le monde. Il existe également un large consensus sur la nécessité de réduire l'écart de coût avec le fuel conventionnel afin d'encourager l'adoption rapide de carburants et de technologies à émissions de gaz à effet de serre nulles ou proches de zéro », ajoute l’ICS, soulignant au passage la bonne coopération entre les blocs UE/Japon (taxe de 100 $ par tonne de CO2éq.), Bahamas/Libéria/ICS (non énoncée), et les États des Caraïbes et du Pacifique (150 $ par tonne de CO2éq.) tandis que le World Shipping Council défend une mesure économique à 65 $ par tonne de CO2éq à partir de 2030.

Des ONG hésitant entre déception et satisfaction

« Il ne s'est rien passé d'épique qui m'ait fait bondir », résume Kåre Press-Kristensen, fondateur de l'ONG Green Global Future, dans une formulation à double entente. Les ONG environnementales hésitent entre la déception face à l'absence d'avancées majeures et la satisfaction que les négociations n'ont pas reculé.

À propos d’une norme mondiale de carburant, « l'état des discussions peut marquer le début de la fin des combustibles fossiles dans le secteur du transport maritime, reconnaît Constance Dijkstra, responsable de la politique de l'OMI au sein de l'ONG très critique Transport & Environment. Mais le risque est grand que les règles de l'OMI finissent par faire plus de mal que de bien en favorisant les biocarburants qui détruisent la biodiversité », ajoute-t-elle.

À ce stade, les ONG attendent des prochaines étapes des règles claires « pour décider quels sont les carburants auxquels nous donnons une chance et quels sont ceux que l'industrie du transport maritime devrait simplement cesser d'utiliser ».

En ce qui concerne la taxe sur les gaz à effet de serre, « il est positif de voir qu'une taxe universelle sur les émissions de gaz à effet de serre de l'ensemble du cycle de vie des navires a recueilli un soutien important au cours de cette session », se réjouit Bastien Bonnet-Catalloube, expert en décarbonisation de l'aviation et du transport maritime au sein de l’association Carbon Market Watch. « Les pays doivent se hâter de trouver un compromis ambitieux et d'adopter une taxe élevée afin de garantir l'application du principe du pollueur-payeur, de combler l'écart de coût entre les carburants polluants et les carburants verts et d'obtenir des recettes suffisantes pour assurer une transition juste et équitable », explique-t-il.

À qui doit profiter la taxe carbone ?

L'un des points les plus controversés dont les États membres devaient débattre était de savoir comment et à qui allouer les revenus d'un prix du carbone sachant que ceux qui subissent aujourd’hui les dérèglements climatiques (pays en développement) ne sont pas ceux qui en sont à l’origine (pays de l’hémisphère nord, industrialisés). À ce niveau, le principe selon lequel « personne ne doit être laissé pour compte » est acquis.

Un groupe d'États des îles du Pacifique et des Caraïbes ont présenté une proposition détaillée, y compris la façon dont les ressources pourraient être distribuées, sur la base d’une taxe de 150 $. Une soumission portée par les Bahamas, le Liberia et la Chambre internationale de la marine marchande (ICS) soutient que « si l'OMI fixe un prix de 100 $ par tonne de CO2 évitée (y compris les émissions en amont) pendant les cinq premières années de mise en œuvre, une redevance de 60 $ par tonne de fuel conventionnel pourrait être suffisante pour atteindre les objectifs de la mesure ».

Sérieux signal d'alarme ?

Le Forum maritime mondial estime pour sa part que « le transport maritime n'est pas en mesure d'atteindre l'objectif de 5 % de carburants non polluants d'ici 2030 ». C’est ce qui ressort d’un nouveau rapport (Progress Towards Shipping's 2030 Breakthrough, qui peut se traduire littéralement par « Progrès vers la percée du transport maritime en 2030 »), de l'Institut de l'énergie de l'University College de Londres (UCL) et de la coalition Getting to Zero. Lors du MEPC 80, il a été acté que les carburants à émissions nulles ou quasi nulles représentent 5 à 10 % de l'ensemble des carburants utilisés d'ici à 2030.

Selon le document, la production de carburant zéro émission (dénommé SZEF) pourrait couvrir moins de la moitié du carburant nécessaire pour atteindre l'objectif de 2030, tandis que le carnet de commandes actuel de navires compatibles avec ces nouveaux combustibles ne représenterait que 25 % de la demande de SZEF.

« L'adoption à grande échelle de ces carburants d'ici 2030 reste possible, mais elle nécessitera des mesures importantes et immédiates de la part des décideurs politiques, des fournisseurs de carburants et de l'industrie du transport maritime au cours des 12 prochains mois. Sans ces mesures, la transition sera beaucoup plus longue, plus coûteuse et aura un impact environnemental moins positif ». Le rapport identifie cinq « leviers de changement de système » portant sur l’offre (partiellement en bonne voie), la demande (en panne), le financement (en retard), le politique (en progrès si les négociations à venir sur la tarification des GES aboutissent) et la société civile.

Selon DNV, la capacité cumulée de production de carburants neutres en carbone en cours ou annoncées pour 2030 est comprise entre 44 et 63 millions de tonnes d'équivalent pétrole (Mtep). La demande maritime en 2030 devrait se situer entre 7 et 48 Mtep. En fonction de la demande réelle, le transport maritime aurait besoin de 10 à 100 % des carburants neutres en carbone disponibles pour atteindre les objectifs de l'OMI. Or, « même si la production est élevée, d'autres industries, telles que l'aviation et le transport routier, seront en concurrence pour ces carburants ».

Les discussions les plus difficiles, à venir

Il reste donc encore beaucoup à faire sur un plan technique avant d’entrer dans la salle des négociations politiques. Et les discussions les plus difficiles sont à venir.

Le secrétaire général de l'OMI, Arsenio Dominguez, se montre confiant quant à la conclusion d'un accord d'ici octobre 2025, échéance pour l’adoption des mesures dites de moyen terme. Il croit à l’avancée pas à pas, fussent-ils comptés. Et « si la tâche paraît immense », l’OMI a montré par le passé, signifie-t-il, qu’elle était en mesure de « faire ».

À l'OMI, qui prospère dans la galaxie des agences de l’ONU, obtenir le consensus des 176 États membres aux intérêts qui font le grand écart n’est pas négociable, la volonté de compromis primant parfois sur l’accord obtenu.

Adeline Descamps

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Tarification du carbone : les propositions s'affinent dans la perspective de la prochaine réunion à l'OMI

Un agenda chargé

Réduction des émissions de GES des navires ; efficacité énergétique des navires, gestion des eaux de ballast ; lutte contre les déchets marins ; nouvelles zones de contrôle des émissions ; zones maritimes particulièrement sensibles ; prévention de la pollution atmosphérique ; réduction du bruit sous-marin ; prévention et lutte contre la pollution ; recyclage des navires... L'ordre du jour du MEPC 82, qui s'est tenu du 30 septembre au 4 octobre à Londres au siège de l'OMI, était dense.

En termes de zone ECA (zones d'émissions controlées), les États membres étaient invités à adopter des amendements à l'annexe VI de la convention MARPOL en vue de la désignation des nouvelles zones de contrôle des émissions pour les oxydes d'azote (NOx), les oxydes de soufre (Sox) et les particules (PM) : eaux arctiques canadiennes et mer de Norvège. Elles ont été validées tandis que le Portugal a présenté les éléments présidant à l'instauration d'une autre zone dans l'Atlantique Nord.

Pour les  deux régions, l'exigence relative à la teneur en soufre du carburant de 0,10 % prendra effet le 1er mars 2027. Quant aux nouvelles règles sur les NOx, elles s'appliqueront aux navires construits le 1er janvier 2025 ou après cette date mais entreront en vigueur le 1er mars 2026 pour l'arctique canadien. Pour la mer de Norvège, elles concernent les navires ayant fait l'objet d'un contrat le 1er mars 2026 ou après cette date ou, à défaut, aux navires ayant fait l'objet d'un carénage le 1er septembre 2026 ou après cette date ou livrés le 1er mars 2030 ou après cette date.

Sur le sujet dudit black carbone, « l'OMI semble enfin prête à réglementer les émissions de carbone noir, ce qui réduira considérablement l'impact du secteur du transport maritime sur les mers et les glaciers de l'Arctique. Les États membres doivent maintenant se mettre d'accord sur les carburants appropriés à utiliser dans l'Arctique, afin que des règles solides puissent être mises en place », a déclaré Sian Prior, de la Clean Arctic Alliance.

Quant aux scrubbers, la réglementation des rejets d'eau a été reportée à 2025. « Heureusement, certains gouvernements et ports ont récemment pris des mesures pour interdire le rejet  dans leurs eaux côtières et portuaires, notamment la Suède et le Danemark », a réagi Eelco Leemans, conseiller technique de la Clean Arctic Alliance, qui milite aussi pour interdire totalement l'utilisation de ces dispositifs d'épuration des  gaz de cheminées dans l'Arctique.

En qui concerne le recyclage des navires, alors que la convention de Hong Kong entrera en vigueur en juin 2025, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l'homme a proposé de confier la responsabilité du recyclage aux États qui contrôlent les compagnies maritimes. Le Comité devait examiner le projet d'orientations sur la mise en œuvre de la Convention de Hong Kong et celle de Bâle sur les déchets.

 

 

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