« Dans presque tous les marchés, ce qui monte doit aussi redescendre », indique avec le sens du proverbe africain un analyste de la Baltic Exchange, la bourse du fret maritime mondial qui publie plusieurs indices références dans le domaine du transport maritime.
Le « marché », perché au plus haut pendant deux ans, n’avait sans doute pas anticipé un retournement de façon aussi abrupte. Depuis le début du troisième trimestre, il est en chute libre. L’inflation et la récession ont eu raison de l’appétence à consommer avec avidité de ces derniers mois. L’industrie du transport maritime fait face à une hémorragie des taux de fret au comptant, à un changement de cap des taux contractuels tandis que les routes maritimes sont de plus en plus déprimantes.
Retour vers le passé
Les taux de fret entre l'Asie de l'Est et de la Chine vers les États-Unis ont poursuivi leur décrue la semaine dernière et se rapprocheraient désormais des niveaux observés en juin 2020, c'est-à-dire lorsque les prix ont commencé à augmenter pendant la pandémie. Selon l'indice du transitaire numérique Freightos, les tarifs vers la côte ouest sont 85 % moins élevés que l'année dernière à la même époque et de 66 % inférieurs à leur niveau d’octobre 2021 pour la côte Est.
« Les tarifs sont seulement 5 % plus élevés qu'en octobre 2018, lorsque les importateurs cherchaient à anticiper l’entrée en vigueur des tarifs douaniers sur les marchandises chinoises en janvier 2019 », renvoie Judah Levine, responsable de la recherche chez Freightos, qui fait allusion à la guerre tarifaire entre l’administration américaine de Donald Trump, parti en guerre contre Pékin.
Xeneta, qui établit son indice en croisant les taux de fret contractuels relevés auprès des principaux chargeurs mondiaux, fait état du même constat. Dans son dernier relevé, arrêté au 5 octobre, les tarifs, qui atteignaient 9 000 $/FEU en mai sur la route transpacifique, se sont effondrés à 3 000 $, avec une chute de 500 $ pour le seul 1er octobre (les nouveaux taux mensuels ayant remplacé les prix de septembre).
« Le marché se retourne plus vite que prévu », reconnait Peter Sand, analyste en chef de Xeneta. « Les chargeurs peuvent désormais transporter trois conteneurs de 40 pieds pour le prix qu'ils payaient pour un seul il y a seulement quelques mois. »
Jusqu’où…
Pour la 32e semaine consécutive, le Drewry World Container Index, publié jeudi dernier, faisait état d’une baisse. Le transport d’un conteneur de 40 pieds a plongé sous les 4 000 $ (3 688,75 $) pour la première fois depuis décembre 2020 reflétant le repli de la plupart des indices de conteneurs, qu'ils soient spot, à long terme ou affrétés. L’indice, qui tient lieu de référence mondiale, s’établissait à 10 377 $ observé en septembre 2021. Aussi spectaculaire que soit la chute, les tarifs restent à des niveaux encore bien rentables si on les compare à octobre 2019. Les taux spot s’affichaient alors à 1 300 $ pour le transport d’une boîte de 40 pieds.
Il y a un an, une quantité d’analyses ont été commises pour déterminer jusqu’où les taux de fret pouvaient grimper tandis qu’ils semblaient inoxydables. Aujourd’hui, les mêmes se demandent jusqu’à quelle profondeur ils vont forer dans les semaines à venir face à une demande de plus en plus refroidie par l’inflation galopante en dépit de la levée par les États des boucliers tarifaires.
Le contraste est saisissant aussi chez les détaillants, notamment américains. Il y a un an – à cette période stratégique qu’est l’entre-deux entre la fin de l’été et le début de l’automne au cours de laquelle ils constituent des stocks avant la saison des achats des fêtes –, ils s’inquiétaient de l’état de leurs stocks asséchés à la fois par une forte demande de consommation et par la congestion. Des milliards de dollars flottaient alors sur l’eau, bloqués sur des navires en attente au large. Cette fois, face à l’érosion accélérée des conditions économiques mondiales, ils doivent redoubler d'efforts pour réduire leurs stocks qui débordent.
Dernière illustration en date, Nike a indiqué que ses stocks américains avaient augmenté de 65 % par rapport à l'année précédente. La marque s’est résignée à procéder à des démarques pour liquider ce qui peut l’être.
Suppressions de services
Aux prises avec une demande de plus en plus faible, la capacité de transport de conteneurs offerte par les exploitants de navires dans le Pacifique était en baisse de 13 % en septembre, soit l'équivalent de 21 navires de 8 000 EVP, par rapport à l'année précédente, selon les fournisseurs de données sur le transport maritime Xeneta et Sea-Intelligence.
Pour autant, « les transporteurs semblent impuissants dans leurs efforts pour protéger les taux, car nous constatons que les nombreux départs à vide ne parviennent pas à enrayer la courbe descendante précipitée », précise Peter Sand.
Selon leurs données, pour les 15 premiers jours d’octobre (à partir du 3), quelque 40 traversées auront été supprimées depuis l'Asie vers la côte ouest des États-Unis et 21 vers la côte Est. Remarqué, le leader mondial de la ligne régulière, MSC, a supprimé un service entier de six navires entre la Chine et la côte ouest-américaine qu’il opère avec Maersk dans le cadre de 2M. « En raison d'une baisse significative de la demande », a justifié le transporteur italo-suisse dans son avis à la clientèle. « Cette suspension permettra de retirer près de 12 000 EVP par semaine du trafic transpacifique, et cette mesure contribuera à améliorer les temps de transit ».
Demande en repli de 20 %
Dans une récente mise à jour du marché, Linerlytica, un autre fournisseur de données en temps réel, estime également que les blank sailing sont bien insuffisants face à la chute de la demande. Selon lui, les transporteurs ont retiré 7 % de la capacité totale sur la route transpacifique alors même que la demande s’est repliée de 20 % par rapport au même mois de l'année dernière.
La route entre l'Asie et l'Europe n’est pas épargnée. « Au cours de la première semaine d'octobre, un tiers de la capacité programmé a été annulé et pour la deuxième semaine, ce sera environ la moitié », assure encore Peter Sand, qui estime que les transporteurs ont été pris au dépourvu, ayant en quelque sorte sous-estimé les faibles volumes de cette « haute saison inexistante. »
Les précédentes années (avant la pandémie car cette dernière a pulvérisé la saisonnalité du transport maritime), les quinze jours précédant les vacances de la Fête nationale en Chine représentaient l’une des périodes les plus chargées de l'année pour les fabricants chinois en termes de livraison de commandes. D’avis général, elle aurait duré cette année… deux jours !
Atténuation de la congestion
Autre manifestation du réajustement à une économie mondiale en perte de vitesse, la congestion s’estompe alors que les goulets d'étranglement priveraient actuellement le marché d'environ 7 % de la capacité effective.
L'indicateur de ponctualité océanique Flexport (OTI) indique de nettes améliorations. Depuis la Chine vers la côte ouest des États-Unis, le délai d'expédition est désormais de 83 jours, à comparer aux 112 jours enregistrés au plus fort des retards de janvier à la mi-février. Avant la pandémie, le délai de référence était de 45 jours.
Bien que le transit-time entre la Chine et l’Europe se soit amélioré, il faut toujours compter 93 jours, alors qu'il était de 55 jours avant la pandémie. Au plus fort de l'année, il atteignait cependant 122 jours.
Récession mondiale imminente ?
Gros temps en perspective pour les transporteurs, dont les réactions sont guettées par de nombreux observateurs, maintenant que leurs profits très élevés les ont jetés sous les projecteurs. Depuis quelques mois, « quiconque se penche sur le secteur se demande comment les acteurs de la ligne régulière vont endiguer la baisse inévitable des taux de fret dès que la capacité ou les fondamentaux de la demande auront changé », plantent les analystes de la Baltic Exchange, qui sont sur le point d’être fixés.
Ils sont en effet nombreux à esquisser des scénarios de gestion de crise dans une économie que certains n’hésitent pas à qualifier « de guerre » compte tenu du coût des énergies qui contraignent certaines industries à lever le pied.
Il est en effet très difficile de trouver des perspectives économiques positives en ce moment. La Banque mondiale vient de publier un rapport intitulé « Une récession mondiale est-elle imminente ? » qui établit trois scénarios, dont un qualifié d’« apocalyptique ». Les trois font état d’une « marge très étroite pour gérer les facteurs d'offre et de demande, équilibrer la stabilité des prix et contenir la dette ». Dans les projections établies par l’institution financière en milieu d’année, le taux de croissance était estimé à 3,2 % pour 2023, mais supérieur à l'inflation, évalué à 2,7 %. Les indicateurs les plus récents (août) situent la croissance à 2,3 % mais l'inflation bien au-dessus, à 4,6 %.
L'Organisation mondiale du commerce (OMC) a de son côté revu à la baisse les prévisions de croissance concernant le commerce mondial pour 2023, à seulement 1 %, en forte baisse par rapport à sa précédente estimation de 3,4 %. Le gendarme du commerce mondial considère désormais que la demande d'importation devrait être plus faible que prévu initialement, les facteurs négatifs s’accumulant et se cumulant. Les prix élevés de l'énergie résultant de la guerre en Ukraine devraient avoir un impact sur les dépenses européennes et augmenter les coûts de fabrication, tandis que la Chine est toujours aux prises avec des épisodes épidémiques qui perturbent la production, tout en faisant face à une demande étrangère plus faible.
Paradoxalement, pour l'année en cours, elle a revu légèrement à la hausse ses prévisions concernant le volume des échanges mondiaux de marchandises, qui passent de 3 à 3,5 %.
Carnet de commandes inquiétant
C’est le carnet de commandes impliquant une offre largement supérieure à la demande qui inquiète surtout les analystes. Les armateurs ont consacré une grande partie de leurs bénéfices à l'achat de nouveaux porte-conteneurs. Quelque 2,6 MEVP de capacité nouvelle sont attendus l'année prochaine.
« En passant des commandes excessives pendant les années de prospérité, les transporteurs se sont lancé un énorme défi pour remanier et faire disparaître la capacité comme par magie », relève le consultant Drewry, qui s’attend à un niveau de démolition record l’année prochaine et à des demandes de reports de livraison. « Les transporteurs ne resteront pas inactifs. Pour maintenir une activité rentable, ils chercheront à se débarrasser le plus rapidement possible des navires les plus anciens et les plus polluants du marché. Ce levier de réduction de la capacité sera actionné en même temps que d'autres, à savoir le report des livraisons de navires neufs et la réduction de la vitesse. »
À supposer que les transporteurs agissent exactement comme il s’y attend, la société de conseil ne croit pas que cela soit suffisant pour combler le gouffre entre l'offre et la demande sera béant. L’augmentation nette de la capacité effective estimée à 11,3 % devra composer avec une demande évaluée à 1,9 %. Drewry vient par ailleurs de revoir à la baisse ses projections de croissance de la demande de transport de conteneurs à 1,5 % pour 2022 et à 1,9 % pour 2023.
Deux bonnes nouvelles pour les chargeurs
Pour les chargeurs, la baisse des taux de fret est une bonne nouvelle. Car les coûts de transport ont représenté une part conséquente de leurs coûts globaux l’an dernier, excédant parfois la valeur des marchandises. Aussi, les combustibles de soute ayant chuté au cours des dernières semaines en écho à celle du baril de Brent (autour de 80 $, soit une chute de 40 $ depuis le milieu de l’année), les surcharges devraient perdre de l’aplomb.
Selon le fournisseur de données Integr8 Fuels Europe, les prix du fuel à basse teneur en soufre (VLSFO) sont désormais revenus aux niveaux du début de l'année (450 $, - 40 %) après avoir habité les extrêmes dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, allant jusqu’à 1 000 $.
En revanche, les entreprises et détaillants n’échapperont pas non plus à la morosité économique mondiale.
Adeline Descamps