Comment la filière maritime et portuaire française compte se décarboner

Assignés à trois niveaux – européen, international et national –, à apporter leur écot à l'agenda climatique, les acteurs de la filière maritime et portuaire ont rendu dernièrement leur contribution. Leviers, freins, limites, actions, axes d’évolution des politiques publiques, tout y est ou presque.

Le mercredi 24 mai, le gouvernement a présenté la proposition de feuille de route sur la décarbonation que les organisations professionnelles du transport routier lui ont remis. Elle avait été précédée de plusieurs semaines par celle de la filière maritime française, fruit d’un travail collectif (armateurs, énergéticiens, ports, chantiers navals et nautiques, équipementiers, architectes et bureaux d’étude, etc.), piloté par la Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (DGAMPA) et le Cluster maritime français (CMF).

Charge désormais au gouvernement, par ses arbitrages, de mettre le liant nécessaire pour que la décarbonation s’exprime tout au long de la chaîne d’approvisionnement, sans ruptures entre la mer et la terre.

Après des décennies avec l’abondance et le PIB comme seules boussoles, « le monde » aurait presqu’oublié que l’économie avait aussi une dimension physique, toute production nécessitant des matériaux et de l’énergie. Alors que seule la perspective de la fin des énergies fossiles motivait jusqu’à présent des décisions de restrictions, une autre urgence s’est invitée à l’agenda international : les limites écologiques des activités émettrices de CO2. Avec le bouleversement climatique, une « économie de la panique et de la rareté » a pris le pas.

Dans ce contexte, réduire les consommations et répartir les efforts de sobriété entre les secteurs sont devenus l’alpha et l’omega des politiques publiques.

Pourquoi les filières professionnelles présentent tour à tour leur feuille de route climatique ?

Dans le cadre de la révision de la stratégie nationale bas carbone (SNBC, cf. plus bas), chaque filière est tenue de recenser les leviers de décarbonation qu'elle privilégie, les freins à lever, les actions qu’elle entend mettre en œuvre et de formuler des axes d’évolution des politiques publiques.

Ces travaux, conduits en application de la Loi climat et résilience*, sont censés nourrir les futurs choix énergétiques du pays et les orientations d'une planification économique (répartition des objectifs de baisse des émissions entre secteurs, plans de financement, arbitrages intersectoriels pour les ressources rares, etc.). Il ne s’agit donc à ce stade que d’une première étape.

Les propositions du secteur maritime et portuaire tiennent en une cinquantaine de pages, les scénarios étudiés sont au nombre d’une dizaine, le plan d’actions est décliné en sept axes et 34 mesures.

L’ensemble des leviers, freins et avantages compris, ont été identifiés pour un ensemble d’options, sachant que pour tendre vers les objectifs assignés et par l’OMI et par l’Union européenne, les réglementations se superposant, un grand principe ne fait plus débat : le carburant miracle est une vue de l'esprit. Point d’électrification massive possible comme dans l’automobile. Point de série non plus à l’échelle industrielle dans la construction de navires, ce qui « rend difficile l’intégration de technologies de rupture » notamment parce que chaque navire nécessite « des études spécifiques pour en améliorer le design et l’efficacité énergétique globale », indique le document remis par les acteurs de la filière.

Quelle est responsabilité du transport maritime dans le réchauffement climatique ?

Moyen de transport à faible émission de gaz à effet de serre à la tonne transportée par kilomètre (facteur 20 par rapport au routier et 100 par rapport à l’aérien), la navigation maritime et fluviale contribue à hauteur d’environ 3 % aux émissions mondiales.

Il est convenu que, sans action, compte tenu de la croissance de la flotte, elles pourraient être de 90 à 130 % supérieures à celles de 2008 à l’horizon 2050.

Selon les données du Centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (Citepa), la part des émissions maritimes et fluviales contribuent sur le plan national à 0,6 % de l'empreinte carbone de l'hexagone, et à un peu moins de 2 % en intégrant les émissions liées au transport international contre à 3 et 4 % au niveau européen ou mondial.

La méthode de calcul se fonde sur le volume de carburants marins souté par des navires sous pavillon Français dans les ports français et ne comprend pas les rejets générés par la construction, le recyclage ou le démantèlement du navire.

Le transport maritime est-il vraiment plus difficile à décarboner ?

Dans le maritime, la difficulté à opérer la transition énergétique n’est pas sans fondements. Aucune technologie en rupture radicale avec les énergies fossiles n’est disponible sur étagères ou du moins, elles sont à des niveaux de maturité assez faibles et ne permettant pas à ce stade d’avoir des certitudes sur leur réelle efficacité. Certaines solutions sont au stade de concepts, d’autres au niveau de prototypes. Tout est à construire, les infrastructures d’avitaillement comprises.

Si tant est que les armateurs se décident sur un choix de carburant – le méthanol (qui tient la corde), l'ammoniac (à condition de lever toutes les hypothèques sécuritaires), l'hydrogène (le long cours exclu), le vent (atout français), ils n’ont aucune garantie à ce jour sur « leurs performances, les risques liés à leur opérabilité, leur sécurité de fonctionnement, leur disponibilité, leur prix...», résumait à l’occasion d’une colloque sur l’hydrogène Stéphane Caradec, directeur général de LD Ports & Logistics, filiale de Louis Dreyfus Armateurs en charge des projets logistiques complexes.

Les technologies sont en outre encore contraintes par des verrous technologiques, réglementaires et surtout financiers : certaines énergies décarbonées, comme le méthanol, seront coûteuses à produire avec des stocks limités.

D’autres, à l’image des biocarburants, rendus attrayants par leur disponibilité à court terme et leur prêt-à-l'emploi, entreront en concurrence avec d’autres secteurs (l’aérien) ou poseront des questions éthiques (débat « nourriture ou combustible ») alors que les premières génération de carburants sont produits à partir de biomasse issue de ressources à usage alimentaire (huiles végétales, plantes sucrières, céréales ...).

Quand les solutions sont matures, elles relèvent plus de « l’efficacité opérationnelle » : optimisation de la traînée des navires, du rendement propulsif, de la consommation des équipements à bord du navire, limitation de la vitesse, etc.

S’il n’existe pas de carburant miracle, il n’y a pas non plus de solution unique. Le point ne fait plus débat : le mix énergétique sera la règle d’airain pour l’ensemble de la flotte mondiale. À chaque exploitant de cocher ses cases en fonction des types de navires et des modes d'exploitation (la ligne régulière et le tramping ne trouveront pas sur leur itinéraire le même déploiement de « stations-services »), etc.

Pourquoi juillet 2023 sera déterminant pour la trajectoire de décarbonation ?

2023 sera une année-majuscule à l'Organisation maritime internationale (OMI) pour déterminer une trajectoire compatible avec l'objectif de limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C, comme le préconise l'Accord de Paris. Il exigerait de la part de tous les émetteurs de gaz à effet de serre une réduction de 48 % des émissions de CO2 d'ici 2030 par rapport aux niveaux de 2019.

L’OMI est actuellement hors cadre alors que la stratégie adoptée en 2018 projette de réduire de 50 % les émissions en valeur absolue du secteur en 2050, et l’intensité carbone de la flotte mondiale de 40 % en 2030 par rapport à 2008.

Dans l’hémicycle de l'Organisation, le pavillon français a toujours défendu une ligne assez claire sur le sujet : le tour de vis.

Alors qu’une version révisée de la stratégie de l’OMI est attendue cette année à l'occasion d'un Comité de protection du milieu marin (MEPC), les États membres de l’Union Européenne plaident en effet pour un resserrement des contraintes. A contrario, les BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), l'Arabie saoudite, l'Argentine, l'Indonésie, Turquie et les Émirats arabes unis, qui accueillent pourtant les négociations climatiques de la COP28 en fin d'année, défendent une « élimination progressive des émissions de CO2 vers la fin du siècle ». Au nom d'un principe de réalité.

Lors du précédent MEPC 79 en décembre 2022, la fixation de nouvelles exigences est donc restée à quai.

Dans ce contexte, la politique climatique européenne, mieux-disant, est venue court-circuiter l'OMI dans ses prérogatives en matière de réglementation maritime.

S’il y a désormais des réglementations à trois niveaux, international, européen et national, les dispositions juridiques comportent des angles morts. Á ce jour, les contraintes ne concernent pas les navires de commerce de jauge brute inférieure à 5000 UMS (transport intérieur) et ceux dont la jauge est inférieure à 400 UMS ainsi que les yachts et les chalutiers.

Quels enjeux sous-tendent la transition énergétique du pavillon français ?

Dans un contexte post-crise sanitaire, d’instabilité géopolitique et de tensions sur les besoins énergétiques, la transition des modes d’énergie offre l’opportunité, selon les acteurs de la filière, de « relocaliser la production énergétique sur le territoire » et de « renforcer l’attractivité des ports par une offre d’avitaillement en énergies bas carbone et renouvelables », alors que quatre navires sur cinq remplissent leurs soutes dans un pays étranger. Le pavillon français se trouve donc aussi tributaire des choix opérés par ces pays (par exemple, réserver les énergies à d’autres usages).

Or, « avec près 85 % des importations en volume qui arrivent par la mer au niveau européen, l’approvisionnement est fortement dépendant de la capacité des entreprises maritimes nationales à assurer le transport de marchandises, de biens et de personnes. Cela est en particulier valable pour les approvisionnements stratégiques de la métropole et de l'outre-mer tels que les besoins énergétiques, alimentaires, en matières premières et en biens manufacturés », font-ils valoir.

Cette souveraineté passe par un accès à des énergies décarbonées dans des conditions économiques viables, défendent-ils. « Si les ports français ne sont pas en mesure de fournir des carburants durables, le recours aux énergies fossiles, fortement taxées et donc coûteuses dans un avenir proche, seront à envisager, avec un risque de perte de compétitivité par rapport aux pays ayant sécurisé leurs approvisionnements ».

Enfin, autre grand enjeu, le report modal avec sa capacité à influencer le cours des émissions si un couplage énergétique avec le rail puis le camion sur les derniers kilomètres est efficace.

Quelles sont les marges de manœuvre de la filière ?

La feuille de route décrit de façon détaillée et technique douze principaux leviers : sur le plan de l’efficacité énergétique (technologique, opérationnelle et écoconception), des énergies moins carbonées (notamment les biocarburants, les e-carburants mais aussi la propulsion par le vent) et de la sobriété énergétique, principalement par le ralentissement des navires.

Chaque option est assortie d’une analyse « forces et faiblesses », la liste des freins est souvent plus longue que celles des avantages.

Pratique utilisée en cas de surcapacité, dans les temps morts du shipping, la limitation de vitesse a déjà démontré toute son efficacité sur la consommation. Mais elle implique aussi des volumes transportés en baisse et donc, potentiellement, un besoin accru en navires supplémentaires pour assurer les échanges maritimes. Pour autant, pour se conformer aux nouvelles normes en vigueur depuis le 1er janvier 2023, elle est largement plébiscitée.

Aussi, une rupture dans les commandes de nouveaux navires est observée. Les armateurs optent de plus en plus pour des navires compatibles avec des carburants alternatifs (21 % des commandes de navires neufs d’après DNV) : GNL, biocarburants, e-carburants, batteries, complétés par des dispositifs de capture et de stockage de CO2 (CCS, relativement mature à terre mais au stade démonstrateur en conditions marines) et de propulsion vélique.

Le vent a un atout sans égal : sa gratuité, son caractère immédiatement disponible, son abondance et sa compatibilité avec les modes de propulsion. Sans compter que la France est plutôt avant-gardiste dans ce domaine avec l'émergence d'une nouvelle génération d'armateurs et d'équipementiers (Grain de Sail, Towt, Neoline, Beyond the Sea, Vela, Michelin, Zéphyr & Borée, Ayro, SeaWings etc.) .

Mais toutes les lignes maritimes ne sont pas éligibles tandis que la fiabilité des équipements véliques de nouvelle génération doit encore être éprouvée. Aussi, la présence de voiles n'est pas sans impacts sur le pont de chargement, la stabilité et la visibilité depuis passerelle

Quel est le scénario de décarbonation idéal et pour quels résultats ?

La filière, qui s’est appuyée sur l’outil de modélisation développé par l’Institut MEET2050, a comparé une dizaine de scénarios de décarbonation et retenu un de référence. Il combine des mesures technologiques et opérationnelles, le recours à la limitation de la vitesse, à des carburants moins carbonés et au vélique. Dans ce schéma, les biocarburants assurent une transition entre l’énergie fossile et les e-carburants qui émergent à partir de 2030 pour représenter un peu moins de 70 % des volumes en 2050.

Le GNL fossile est substitué progressivement par du bio-GNL puis du e-GNL, avec un développement plus tardif du méthanol compte tenu de l’absence d’infrastructures et de navires compatibles à ce stade.

L’électrification des navires reste limitée à moins de 10 %, compte tenu des contraintes inhérentes pour les navires les plus gros.

Quel est le besoin estimé en énergies ?

La disponibilité des énergies pour la décarbonation reste le nerf de la guerre. Le document met en évidence un besoin significatif de biocarburants (autour de 15 TWh en 2035) puis de e-carburants (30 TWh en 2050).

Avec l’électrification et l’hybridation électrique de certains navires, l’électrification des quais (pour limiter les émissions lors des escales) et la production de carburants décarbonés, les besoins en électricité amont sont estimés à 5 TWh en 2030 et à 90 TWh en 2050, soit l’équivalent de 50 parcs éoliens de la taille de Saint-Nazaire.

Á combien est estimé le coût de la transition énergétique pour l'industrie maritime et portuaire française ?

Elle coûte, entre 75 et 110 Md€ sur la période 2023-2050, les solutions décarbonées étant trois à quatre fois plus chères que leurs équivalents fossiles tant en dépenses d’investissement que d’exploitation.

En quoi consiste le plan d'actions ?

Il est impossible de lister les 34 actions réparties dans sept axes transversaux, qui relèvent à la fois du développement des navires zéro émissions, de la production, stockage, transport et distribution d’énergies décarbonées, de la décarbonation des ports...

Le budget total a été estimé par les acteurs à 7,2 Md€ sur cinq ans, intégrant le soutien public, les investissements industriels directs, R&D, coûts d'exploitation, etc.

La réalisation du navire zéro émission et des premiers prototypes (2 Md€ sur 5 ans) et le développement d’une filière de production de e-carburants marins pèsent lourd dans le budget.

Une usine de e-méthanol ou de e-méthane nécessite par exemple un investissement de 2 Md€ pour une production de 1 TWh/an. Or, la quantité de e-carburants est estimée en 2030 à 3,4 TWh et elle correspond à la production de près de 600 000 t de méthanol ou 250 000 t de e-méthane.

Une unité de biocarburants liquides peut coûter 1,5 Md€ pour une production de 200 000 t par an tandis que le besoin est évalué à 8,6 TWh en 2030 avec un pic du besoin de 16 TWh en 2037.

La dernière action énumérée porte sur les modalités de financement. Si le monde est asphyxié par les gaz à effet de serre, l’oxygène pour redonner de l’air reste l'argent.

Alors que le transport maritime s'apprête à entrer dans le marché carbone européen, et sera probablement soumis au niveau mondial à une taxe carbone, les organisations professionnelles seront, à n'en pas douter, vigilantes sur la redistribution des recettes générées par ce nouvel « impôt ».

Adeline Descamps

*portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

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