Disposer d’une rétrospective éclairée sur une année vécue à vitesse grand V, les doigts dans la prise d’un Niagara de faits, est la principale valeur ajoutée de la bible que publie annuellement la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement. Avec sa Review of maritime transport à la couverture rappelant les affiches des années 30, la Cnuced livre une mine d’indicateurs sur le commerce maritime des marchandises de l’année écoulée : volumes transportés et manutentionnés, par trade, par régions, par décennies, état de la flotte mondiale, performances portuaires, empreinte environnementale des navires, évolutions juridiques et réglementaires, tendances en matière de technologie et d'innovation…
En cela, il est une invitation à la « sécession » pour un arrêt sur image sur la traversée en proie à des convulsions plurielles, contraires et exacerbées que fut 2021 avec ses pénuries généralisées (navires et conteneurs), la volatilité de la demande, les pics spectaculaires des taux de fret, les poussées inflationnistes, les incroyables bouchons dans les ports, le déluge de navires à leurs larges, les retards élastiques des livraisons, etc.
En 2020, le commerce maritime mondial a rencontré un iceberg qui s’est éparpillé façon puzzle en 2021. Au sommaire des 142 pages avec annexes, quelques chapitres de l’histoire immédiate motivent un peu plus l’intérêt que d’autres : les taux de fret (qui restent un incomparable baromètre de l’état de santé des parties prenantes, des compagnies mais aussi des transitaires, et des chargeurs), les escales et les temps d’attente des navires (qui renseignent sur les stratégies d’évitement des compagnies et témoignent de la fragilité des infrastructures portuaires), les émissions de gaz à effet de serre (qui donnent une idée de la hauteur de la marche pour atteindre la décarbonation) et le changement d’équipage (qui a révélé le désintérêt dont les 1,9 million de marins aux services prolongés en mer par les restrictions sanitaires ont fait l’objet, future bombe à retardement pour la pénurie de compétences).
Un secteur promis à haute pression
L’an dernier, la Cnuced prévoyait un passage en territoire négatif, pronostiquant une baisse de 4,1 % tandis que 2019 s’était déjà matérialisé par un ralentissement de la dynamique avec des volumes plafonnant (+ 0,5 %), à 11,08 milliards de tonnes. « L'impact de la pandémie sur les volumes du commerce maritime en 2020 a été moins grave que prévu, mais ses retombées seront de grande ampleur et pourraient transformer le transport maritime », doit reconnaître aujourd’hui l’organisation des Nations Unies, qui s’est trompée. « Les flux se sont contractés de 3,8 % en 2020 (10,7 milliards de tonnes, NDLR) mais au troisième trimestre, ils étaient rétablis, tant pour le commerce conteneurisé que pour les marchandises en vrac sec. En revanche, il n'y a pas encore eu de reprise complète pour les navires-citernes ».
Pour les économistes des Nations unies, le transport maritime « s’est comporté mieux que prévu » grâce à l’asymétrie de l’année. « La pandémie s'est déroulée par phases et à des vitesses différentes, avec des trajectoires divergentes selon les régions et les marchés. Le rebond des flux commerciaux a également été le résultat d'importants plans de relance, d'une augmentation des dépenses de consommation en biens, notamment aux États-Unis, et du réapprovisionnement de stocks asséchés par la pandémie ». Contrairement à la crise financière mondiale de 2009, le ralentissement n'a en effet pas été synchronisé dans le monde entier.
« Les perspectives à moyen terme restent positives, ajoutent-ils, bien que soumises à une montée des risques et des incertitudes » générés par les goulets d'étranglement logistiques, la flambée des coûts et une reprise à plusieurs rythmes, donc « intrinsèquement fragile ». Le commerce maritime devrait augmenter de 4,3 % en 2021 mais la croissance annuelle du commerce maritime entre 2022 et 2026 devrait ralentir à 2,4 %, contre une moyenne de 2,9 % au cours des deux dernières décennies.
Croissance du commerce international, 2019-2020 (source : Cnuced)
Surveillance du comportement du marché
« L'augmentation des coûts du transport maritime par conteneurs a été un défi, indique le rapport, surtout pour les petits chargeurs, qui peuvent être moins à même d'absorber les dépenses supplémentaires et sont désavantagés lorsqu'ils négocient les tarifs et réservent de l'espace sur les navires ».
Les prix mondiaux à l'importation devraient augmenter en moyenne de 11 % en raison de l’évolution des taux de fret, mais les petits États insulaires en développement (PEID) , « qui dépendent principalement du transport maritime pour leurs importations, pourraient subir des hausses allant jusqu'à 24 % », indique l’organisation dont la principale mission est d'aider les pays en développement à s'intégrer dans l'économie mondiale.
Certains biens seront aussi plus touchés que d'autres par la flambée des taux de fret dans le conteneur, notamment ceux fabriqués par le biais de chaînes d'approvisionnement intégrées (cf.Radioscopie des taux de fret en 2020 et 2021
Multiples impacts des taux de fret
« Si les taux de fret des conteneurs restent à leurs niveaux élevés actuels, les prix mondiaux à la consommation devraient être supérieurs de 1,5 % en 2023 [simulations pour 198 économies, NDLR] à ce qu'ils auraient été autrement. Toutefois, la hausse devrait être de 7,5 % dans les PEID et de 2,2 % dans les pays moins avancés ».
Mais cela a bien d’autres impacts, alertent-ils : « ces hausses pourraient éroder les avantages concurrentiels des petites économies qui produisent un grand nombre de ces biens. Dans le même temps, ces pays auront plus de mal à importer les machines et les matériaux industriels de haute technologie dont ils ont besoin pour diversifier leur économie et atteindre les objectifs de développement durable (ODD). »
Mais même dans les grandes économies, la persistance de taux de fret élevés pour les conteneurs et les perturbations du transport maritime à court et moyen terme seraient de nature à compromettre la reprise : aux États-Unis et dans la zone euro, par exemple, une augmentation de 10 % des taux de fret des conteneurs pourrait entraîner une contraction cumulée de la production industrielle d'environ 1 %, soutient la Cnuced qui appelle à la « surveillance du marché » et à la transparence « lorsqu'il s'agit de fixer les taux, les frais et les surtaxes » tout en préconisant des « interventions publiques » pour limiter les « effets cycliques des perturbations ».
Relocalisation et externalisation
Quant aux changements potentiels des modèles, les économistes de la Cnuced n’envoient pas de signaux dissonants par rapport aux voix dominantes, apportant son écot aux débats sur la mondialisation, réactivés par la volonté de s’affranchir d’une dépendance à l'égard des fournisseurs éloignés. Ils entrevoient un mélange de relocalisation, de diversification, de reproduction et de régionalisation.
Si la Chine reste « the place to make », ils évoquent des schémas plus hybrides entre le « juste à temps » (lorsque les entreprises conservent des stocks importants pour minimiser l'épuisement) sur lequel est réglé depuis longtemps le transport maritime, et le « juste au cas » (intrants mobilisés juste avant son utilisation dans le processus de fabrication). Un récent débat organisé par nos confrères de L’Opinion avec Christine Cabau-Woehrel (groupe CMA CGM), Franck Mathais (JouéClub) et Thomas Grjebine (CEPII) esquissait des pistes en ce sens.
Retour à la modération
« Ces ajustements pourraient entraîner une demande de services de transport maritime plus flexibles, avec des implications pour les types et les tailles de navires, les ports d'escale et les distances parcourues. » L’opération est déjà à l’ouvrage dont témoigne le retour en grâce très récent pour des navires de petite taille, particulièrement de 7 000 EVP, tant dans les commandes qu’à l’achat. L’engouement manifeste pour le « toujours plus grand » dans la dernière décennie – des navires capables de transporter 10 000 à 23 000 boîtes – a pénalisé les porte-conteneurs de la catégorie inférieure, sur les segments entre 500 et 9 000 EVP. Mais en quelques mois, à la faveur d’une pandémie, le marché s’est retourné.
Parmi les autres effets induits par la pandémie, l’incontestable accélération de la numérisation et du e-commerce qui ont profondément modifié les habitudes d'achat et les dépenses des consommateurs. « Ces faits stimulent la demande pour des sites de distribution et d'entreposage dotées de fonctionnalités numériques et offrant des services à valeur ajoutée. Cela pourrait générer de nouveaux débouchés pour le transport maritime et les ports. »
Estimation de croissance du trafic de marchandises entre 2021 et 2026 selon la Cnuced et Clarksons
Trois « méga tendances structurelles »
In fine, ce que tend à montrer le rapport, c’est l’effet de déflagration de la crise sanitaire, miroir grossissant de « méga tendances préexistantes » d’ordre géopolitique (les nations sont économiquement et socialement interdépendantes), technologique (nouveau moyen de renforcer l'efficacité mais aussi pour maintenir la continuité des activités en cas de perturbation) et environnementale (pression croissante en faveur de la décarbonation).
À son habitude, la Cnuced, dont les travaux de recherche doivent éclairer les politiques publiques, liste dix priorités d’actions.
Le défi reste toutefois l’adaptation urgente aux changements climatiques et « cette nécessité aura inévitablement un coût », rappelle-t-elle. Elle fait aussi de la vaccination en général mais aussi celle des marins un facteur clé de la reprise. « Le Fonds monétaire international estime que 50 Md$ sont nécessaires pour mettre fin à la pandémie et déployer les vaccins dans les pays en développement. Cette mesure aurait des effets bénéfiques non seulement sur la santé, mais aussi sur l'économie, car elle équivaudrait à un plan de relance économique à grande échelle susceptible d'accélérer la reprise économique et de générer, d'ici à 2025, quelque 9 000 Md$ de production mondiale supplémentaire ».
Menaces sur la reprise mondiale
Mais pour la Cnuced, la principale menace reste la persistance de taux de fret élevés, qui pourraient augmenter le coût des importations mondiales de 11 % et les prix à la consommation de 1,5 % d'ici 2023. Dans son dernier rapport, publié fin septembre, l'Organisation de coopération et de développement économiques a frappé plus fort, indiquant que la hausse vertigineuse des taux de fret conteneurisés était à l'origine d'une grande partie de l'inflation dans les pays du G20.
Adeline Descamps
Quelques indicateurs clefs du transport maritime en 2020 (source CNUCED)
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