Dans un contexte de recomposition et fragmentation des partenariats entre grandes compagnies de la ligne régulière – rupture inévitable entre MSC et Maersk en 2025, rapprochement inattendu entre Maersk et Hapag-Lloyd, décision européenne de mettre un terme au régime d’exception dont bénéficiait la ligne régulière –, Ocean Alliance anticipe son renouvellement. Et ce, bien avant son échéance lointaine (2027).
Les dirigeants de ses membres – Rodolphe Saadé (PDG de CMA CGM), Zhang Wei (DG de Cosco) Kenny Ye (directeur d'exploitation d'OOCL) et K.H. Wu (president d'Evergreen) –, ont signé ce 27 février un mémorandum d'entente (MoU) pour prolonger jusqu’en 2032 leur coopération, lancée en 2017 pour une période initiale de cinq ans avec une option de renouvellement jusqu’en 2027, laquelle a été exercée dès 2019.
En dehors du signal de stabilité envoyé dans un marché en déflagration, le renouvellement met aussi un mouchoir sur les spéculations selon lesquelles il y allait avoir une tectonique des plaques au sein des grands consortiums, avec des transferts entre THE Alliance [ONE, HMM et Yang Ming] et Ocean Alliance après le départ de Hapag-Lloyd ou l'inverse.
Plus grand groupement mondial
Au royaume des trois premiers groupements de transporteurs mondiaux – 2M [MSC, Maersk] ; Ocean Alliance [CMA CGM, Cosco/OOCL, Evergreen] et THE Alliance [Hapag-Lloyd, ONE, HMM et Yang Ming] –, Ocean Alliance est de loin le plus grand en termes de capacité avec une flotte de 353 porte-conteneurs et 4,62 MEVP au service du réseau. Et bien davantage d'ici 2027 au regard du carnet de commandes de ses membres.
Dd'ici 2028, l’alliance, qui a réceptionné 204 000 EVP l’an dernier, doit être livrée d'un tonnage consolidé de l'ordre de 2,5 MEVP, dont 566 000 EVP cette année et 484 000 EVP l’an prochain sur la base des données d’Alphaliner.
CMA CGM, qui a augmenté sa flotte de 5,5 % en 2023, compte près de 1,1 MEVP et 100 navires en commande, Cosco (794 000 EVP, 47 porte-conteneurs) et Evergreen (823 000 EVP, 70 unités).
Si tous ne seront pas forcément mis au service de l’alliance, « il ne fait guère de doute que la petite quarantaine de gros porteurs en construction seront exploités sur trafic Asie-Europe, où ils peuvent assurer trois boucles hebdomadaires », indiquait l'analyste Alphaliner en fin d’année dernière, commentant les différents mouvements
Puissance problématique d'Ocean ?
La puissance du groupement pourrait toutefois devenir problématique voire inciter les régulateurs à encadrer davantage la taille des plus grands d'entre eux. Ou du moins à servir de test sur l'ampleur que les méga-alliances seraient autorisées à prendre, comme l'anticipent plusieurs observateurs du marché.
Les autorités de la concurrence des différents pays n'ont jamais mis un curseur sur une part de marché maximale. Le cadre juridique européen permet, jusqu’à présent, aux groupements de compagnies qui ne dépassent pas un seuil de 30 % de part de marché sur un corridor maritime, de gérer conjointement la capacité. Or, pour ses détracteurs, la règle des 30 % n’est absolument pas respectée sur de nombreux corridors.
Celle d'Ocean Alliance (en termes de capacités), s'élève en l'occurence à 34 % sur le trafic Asie-Europe et à 35 % sur les routes Asie-Amérique du Nord. Depuis son lancement en avril 2017, le groupement a augmenté sa capacité de 49 % quand la flotte mondiale n’a augmenté de 27,5 % au cours de la même période. Entre 2017 et aujourd’hui, la taille moyenne des porte-conteneurs déployés sur ses boucles est passée de près de 9 600 à plus de 13 000 EVP.
Un océan de controverses
Les questions posées par le mercato des alliances sont nombreuses. D'autant qu'ils interviennent concomitamment à la décision européenne de mettre un terme à leur cadre juridique qui leur était favorable, le législateur attendant que le partage de capacités stimule la concurrence et fasse baisser les prix du transport maritime.
Les controverses couramment associées à leur pouvoir de marché – puissance confinant avec une situation d'oligopole, gestion de la capacité au cordeau pour faire monter les taux de fret, fixation des prix réelle ou supposée entre eux –, mettent régulièrement le sujet à l'agenda.
Et la décision européenne, qui ne les rend pas pour autant illégales, n'y changera rien : « tant que les groupements de transporteurs [même avec une part de marché supérieure à 30 %, NDLR] ne restreignent pas indûment la concurrence, ils continueront à fonctionner normalement », balaient les analystes d’Alphaliner
Toutes puissantes, les alliances ?
Il y a souvent confusion entre capacité et contrôle des échanges mondiaux. S’il est admis que les transporteurs de conteneurs contrôlent 82 % des lignes est-ouest, entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord, contre 30 % entre 1996 et 2011, les trois principaux consortiums n’en maîtrisent que 39 %. En revanche, 94 % de la capacité sur le trafic Asie-Europe Nord/Méditerranée est bel et bien assurée dans ce cadre « communautaire ». Sur la route transatlantique, plus courte, où moins de navires sont nécessaires pour maintenir les rotations, les services d’alliance ne représentent « que » 47 % de la capacité totale.
Les partenaires de 2M contrôlent peu ou prou 35 % de la capacité mondiale conteneurisée avec 9,7 MEVP. Mais les ressources mises à disposition de l’accord de partage ne totalisaient que 2,71 MEVP l'an dernier, MSC exploitant les trois quarts de sa capacité mondiale en dehors son partenariat.
Maersk et Hapag-Lloyd, respectivement numéro deux et cinq du secteur, opèrent pour leur part 61 % et 57 % de leur flotte en dehors de leurs accords respectifs. Pour ce qui est des partenaires d’Ocean Alliance, CMA CGM alloue 43 % de ses tonnages au réseau, Cosco/OOCL, 51,2 % et Evergreen, 69,4 %.
Une réponse politique ?
Parmi les analystes, chacun a une idée précise sur la réponse politique à apporter alors que la surveillance des acteurs privés n’est ni évidente et pas forcément souhaitée. Pour contrôler, il faut avoir accès aux contrats de service et accords de coopération. Dans certaines juridictions, les transporteurs sont tenus de les déposer auprès d’une autorité (États-Unis), mais pas dans d’autres (UE).
« Il existe trois façons de réformer les accords de concurrence, préconise Olaf Merk, grand connaisseur du dossier à l’OCDE. en limitant les possibilités de gestion conjointe des capacités, en introduisant une forme de réglementation des prix ou en combinant les deux. L’idéal serait de limiter les possibilités de gestion conjointe des capacités afin d’introduire une concurrence plus réelle entre les transporteurs ».
Sont-elles encore essentielles ?
La question est peut-être ailleurs : sont-elles encore essentielles ? C’est le message sous-jacent adressé par MSC quand le leader mondial de la ligne régulière a officialisé sa rupture avec Maersk.
Le transporteur suisse, qui a détrôné Maersk de son statut de leader en janvier 2022, n’a en effet plus vraiment besoin de la flotte d’appoint de Maersk sachant que la sienne est équivalente à celle CMA CGM et de Cosco réunies, sur la base des données d’Alphaliner.
Pour autant, la crise de la mer Rouge, qui a détourné les navires de leur raccourci historique et qui les a contraint à reprendre le chemin de la longue route historique par la pointe de l’Afrique, a mis en exergue un défaut de capacité.
Alors que les partenaires de 2M, MSC et Maersk, ont réussi à limiter au minimum les départs annulés, les membres d’Ocean Alliance ont rencontré plus de difficultés pour trouver suffisamment de navires, en particulier pour les départs de la Chine vers la Méditerranée, assure encore Alphaliner.
« De nombreux transporteurs ont ouvert des lignes ad hoc pour leur propre compte, ce qui signifie qu'ils n'ont pas partagé cette capacité supplémentaire avec leurs partenaires de l'alliance », indique-t-il.
Avec des « sans » et des « si »
Quoi qu'il en soit, les membres d'Ocean Alliance rempilent. Avec des « sans » et des « si », on mettrait l'océan en bouteille.
Mais sans le veto des autorités de la concurrence chinoise il y a quelques années, les trois actuels leaders mondiaux seraient membres d’une même alliance, avec la bénédiction des autorités de la concurrence européenne et de la FMC américaine. Le partenariat commercial de 2M a en effet été scellé sur les cendres de P3, qui devait regrouper à l’origine CMA CGM, Maersk (sans Hambürg Sud, encore indépendant) et MSC.
À défaut, l’armateur français s’associera à China Shipping et UASC (qui sera ensuite absorbé par Hapag-Lloyd) pour créer Ocean Three, avant de muter en Ocean Alliance plus tard.
Adeline Descamps
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