Les armateurs sont de fins stratèges en communication. Maersk avait réussi un tour de force l'été dernier en calibrant le passage de son porte-conteneurs sous un pont stratégique emprunté par les cyclistes du Tour de France alors que le fleuron scandinave savait pertinemment qu’il volerait à ce moment précis un bout de l’attention du monde.
CMA CGM a réussi ce 8 mai à concilier le primat de l'image et de la communication en exploitant la fenêtre hautement médiatique offerte par l’arrivée à Marseille de la flamme olympique à bord du Belem en provenance du Pirée pour inaugurer son centre de formation en présence du président Emmanuel Macron, accompagné de son épouse et de plusieurs de ses ministres, arrachés quelques heures aux festivités du Vieux-Port.
Rodolphe Saadé, PDG du groupe CMA CGM et le président Emmanuel Macron, à l'occasion de l'inauguration de Tangram.
Partenaire logistique des Jeux olumpiques et para olympiques 2024 via Ceva, le groupe français de transport et logistique s’était déjà rendu visible en postant en rade de Marseille son Greenland aux 15 000 EVP habillés du logo des JO, missionné pour escorter, à l'issue de 12 jours de navigation, le trois-mâts porteur de la flamme à son entrée dans le chenal de navigation.
Tout un symbole que cette arrivée, entre le voilier aux 120 ans élégants, la ville fondée vers 600 avant Jésus-Christ par les Grecs et le porte-conteneurs, dernier d'une série incarnant une certaine quintessence de la flotte de CMA CGM avec son pavillon tricolore (Rif, loin d'être généralisé), sa propulsion au gaz naturel liquéfié et son avitaillement dans un port français.
L'arrivée d'Emmanuel Macron a été jalonnée d'une longue série de salutations républicaines avec tout ce que la ville compte d'élus et VIP...
Dans les clous de son agenda
CMA CGM est donc dans les clous de son agenda après avoir posé la première pierre en mars 2022 de son tiers-lieu qu’il veut en rupture avec ce qui se fait en matière d’académie d’entreprise. Entre les premières esquisses en 2018 et son inauguration, il se sera donc écoulé cinq ans, témoignant de l’ampleur du chantier.
Aux portes du Parc national des Calanques, au pied du massif de Marseilleveyre, sur un site partagé avec l’ENSM dans le cadre d’une autorisation d’occupation de 50 ans de l’État, l’armateur marseillais a réhabilité une bastide du 19e siècle, autrefois propriété d’Anne Rosine Noilly-Prat (les liqueurs), légèrement enterrée avec un effet d’entresol.
Il a fallu décaisser sur 2,5 à 3 m, selon les emplacements, pour que le sous-sol de la bastide devienne cette pièce névralgique autour de laquelle se sont agencés les différents espaces suivant un plan en U.
« Il y a eu un gros travail sur la topographie, convient un représentant du cabinet d’architecture de Jean-Michel Vilmotte, concepteur des lieux. On a profité d’avoir décaissé le sol pour monter un bâti tout autour en laissant une douve centrale de façon à faire le lien entre les espaces principaux et créer quelque chose de très centrifuge. Pour le bâtiment, sur lequel on a réalisé une légère extension contemporaine, on a travaillé sur un jeu de lames en quinconce pour ne pas barrer le paysage. »
L’histoire « attrape-média » retient que la star-architecte Jean-Michel Vilmotte a couché d’un coup de trait sa vision du bâtiment sur un set de table, au cours d’un déjeuner avec la direction, et n’aurait été ensuite qu’amendée à la marge.
Le commandant Emmanuel Delran devant un écran simplifié du fleet center de CMA CGM.
Les sept planches de la ruse
Baptisé Tangram (littéralement « sept planches de la ruse »), du nom de ce jeu chinois, sans équivalent occidental et intraduisible, le centre de formation interne, qui entend décloisonner les disciplines et croiser les compétences et les générations pour accompagner la transformation des métiers du transport et de la logistique, intègre tous les sujets sur lesquels le groupe a manifesté de l'intérêt ces dernières années. Du moins ceux affichés par Rodolphe Saadé, le PDG du groupe : intelligence artificielle (IA), réalité virtuelle, technologies immersives, données satellitaires, big data, objets connectés....
Haro sur l'intelligence artificielle
En novembre dernier, aux côtés de Xavier Niel, du groupe Iliad, maison-mère de l’opérateur télécom Free, et Éric Schmidt, ex-PDG de Google, Rodolphe Saadé a porté sur les fonts baptismaux un laboratoire commun dédié à la recherche ouverte en IA pour lequel il a investi autour de 100 M€. Il avait déjà participé au tour de table de Mistral AI, jeune pousse française de la spécialité, érigée en contre-offre européenne à OpenAI (inventeur de ChatGPT), dans laquelle Microsoft a englouti 10 Md$ (sic).
Le secteur ultra-traditionnel du transport et de la logistique a déjà recours à l’intelligence artificielle via les technologies digitales qui permettent de suivre à la patte les marchandises, d’automatiser des process, de connecter les navires, de tracker les conteneurs, de robotiser les entrepôts...
Chez CMA CGM, les trois fleet centers (Marseille, Singapour et Miami) y ont recours pour gérer la flotte de navires, explique le commandant Emmanuel Delran, en charge des opérations chez CMA CGM, devant un écran simplifié à Tangram du centre de surveillance des 1 400 navires (dont 641 de sa flotte) qui contiennent au moins un conteneur du groupe.
« En crunchant des données issues de l’intelligence artificielle et du big data [les structurer pour en faire du contenu plus pertinent, NDLR], on fournit une aide à la décision à bord pour que nos navires empruntent les meilleures routes possibles en croisant des informations sur la météo, la force et la direction du vent, la hauteur des vagues, etc. C’est un outil d’aide à la décision mais les arbitrages relèvent toujours du bord », explique l’ancien marin qui a piloté plusieurs des megamax de 23 000 EVP au GNL.
Mais on ne saura pas vraiment à quoi il servira dans les locaux de Tangram si ce n'est en porté à connaissance.
Il s'agit de l'un des trois simulateurs disponibles à Tangram.
Au début d'une longue traversée supra-intelligente
Le groupe quadra (45 ans) manifeste aussi de la curiosité pour le monde virtuel de la réalité augmentée, où les technologies avancent sans que l’on ait encore les supports ni les applications. On a vu son PDG participer à une table ronde sur les applications du metaverse, organisée par l’incubateur maison ZeBox, aux côtés de Laurent Solly, vice-président de Meta Europe et d’Antoine Bordes, directeur général en charge de l’intelligence artificielle au sein du groupe fondé par Mark Zuckerberg.
« C’est un secteur qu’on est en train de défricher. J’apprends tous les jours et cela m’intéresse. Le monde est en train d’évoluer et il est important de changer avec. Nos navires sont connectés. Nos avions le seront car l’idée est d’agglomérer un maximum d’informations pour mieux comprendre et opérer. Le problème avec l’aventure digitale, c’est que cela coûte cher mais on n’a pas le choix, si je dois résumer », expliquait Rodolphe Saadé au cours du débat.
Le patron du numéro trois du transport maritime conteneurisé (s’il n’est pas déjà le numéro deux), qui a intégré la commission de transport (Ceva), le fret aérien (CMA CGM Air Cargo), la logistique urbaine du dernier km (Colis Privé), la logistique intermodale et ferroviaire… – tous appelés à être télé-opérables, plus intelligents, plus connectés, plus autonomes et plus efficients sur un plan énergétique –, sait qu’il est au début d’une longue traversée avec les nouvelles technologies.
Son accélérateur ZeBox, destiné à faciliter la mise sur le marché d'innovations de rupture (20 projets blockchain, la moitié des technologies incubées ont trait à l’intelligence artificielle) a été précisément créé pour défricher plus vite. Les incubés auront un droit d'accès à Tangram.
Angelo-Gabriel Mikael, le directeur général de Tangram (à gauche) aux côtés du représentant de l'architecte Jean-Michel Vilmotte.
5 000 employés de CMA CGM formés par an
« Plus de 5 000 employés de CMA CGM seront accueillis ici chaque année [3 000 dès cette année] mais l’académie sera aussi ouverte aux écosystèmes de CMA CGM, explique Angelo-Gabriel Mikael, le directeur général de Tangram, que ce soit les start-ups de ZeBox, les chercheurs de nos universités partenaires [Hec Paric, Boston consulting group, Imperial College de Londres, NDLR], mais aussi les fournisseurs du groupe. L’idée c’est de pouvoir avoir des plateaux projets sur des cas d’usage spécifiques que l’on aura bien identifiés ».
Pour cela, le lieu de 8 500 m² modulaires et interchangeables comprend notamment un hub d’innovation de 256 m2, un espace événementiel de 200 places, équipé d’un mur 8K d’une longueur de 9,6 m et de cinq caméras ultra haute définition télé-pilotables dont une montée sur un rail mobile motorisé (un vrai plateau de cinéma !), quatre salles immersives et trois simulateurs de navigation...
Organisme CFA
En tant qu’organisme de formation (agréé CFA), Tangram propose trois programmes conçus avec ses partenaires universitaires et certifiants avec la double estampille (université partenaire et Tangram).
La formation Climat, pilotée par Christine Cabau-Woehrel, en charge des actifs et des opérations du groupe, a été montée avec le Boston consulting group, celle sur l’intelligence artificielle avec le Imperial collège Business School et enfin celle sur le leadership, sous la direction de Mathieu Friedberg, directeur général de Ceva Logistics, avec HEC paris.
« Les thématiques ont été réfléchies par le comité exécutif en fonction de nos besoins en compétences que l'on juge urgentes et stratégiques. Chaque session accueillera jusqu’à 120 apprenants », poursuit le directeur de l'école, qui a déjà reçu deux promotions en avril d’une quarantaine de nationalités. « Dans chacune d'entre elles, toutes les entités du groupe sont représentées et surtout toutes les fonctions. »
De 5 000 à 180 000 salariés en quelque années
Le groupe, passé en quelques années de 35 000 à 180 000 collaborateurs avec toutes ses acquisitions, doit désormais infuser la culture maison.
« On reste un groupe familial avec un ADN spécifique que l’on veut préserver tout en embrassant la nouvelle diversité », poursuit le directeur du site, qui y voit un outil « d’intégration et de transmission de [nos] valeurs humaines et familiales ».
« C’est un investissement massif », balaie Angelo-Gabriel Mikael, qui ne veut pas avancer le montant octroyé par l’entreprise à ce tiers lieu d’open innovation classieux. « Les montants financiers n’ont pas beaucoup de sens ici. C'est le message transmis qui a de la valeur : le groupe investit dans son capital humain. En cela, on s’inscrit en contrepied de la tendance actuelle à la baisse en matière de formation d’après notre benchmark des grandes universités d’entreprises et des grands centres de formation ».
Le groupe a néanmoins un turn-over particulièrement élevé à gérer. « Une compétition s’opère actuellement sur les talents », estime-t-il. Tangram doit « permettre de les retenir ». Il en veut pour preuve l’ancienneté moyenne des deux premières promotions, à savoir de 8 ans et demi. « On récompense ainsi les gens qui restent et cet espace sera aussi un argument pour attirer des compétences quand on ira sur les campus de HEC, l’Edhec ou de Kedge BS ».
La maison patricienne accueillera par ailleurs deux chaires de chercheurs, l’une en partenariat avec HEC sur l’analyse des chaînes d’approvisionnement et leur transition environnementale et sociale, et l’autre, initiée en partenariat avec PSE-École d’économie de Paris, sur la compréhension des enjeux de la mondialisation et de ses implications.
Un outil qui coche les cases mais...
Côté du personnel, la CFE-CGC accueille plutôt favorablement ce nouvel outil qui coche plusieurs cases, notamment l’ancrage à Marseille. Mais non sans rappeler quelques règles.
« Il est nécessaire pour la pérennité des activités principales de CMA CGM de disposer d’un lieu de réflexion comme Tangram, pour nous préparer aux défis de demain : climat, géopolitique, impact de l’intelligence artificielle. En cela, Tangram est un beau projet, tant dans sa construction que dans son offre académique », convient Jean Ducrot, délégué syndical central de l’UES Maritime de CMA CGM, soulignant toutefois le rythme important auquel ont été soumis les collaborateurs « pour ouvrir cette école en temps et en heure, construire les partenariats avec les grandes écoles et les contenus pédagogiques des formations ».
Puisque les collaborateurs sont assumés comme étant la clé pour relever les défis de demain, ajoute celui qui est aussi le vice-président maritime CFE-CGC du syndicat national du personnel sédentaires des compagnies de navigation (SNPSCN), « il est temps de joindre les actes à la parole, et pas seulement à travers des infrastructures comme Tangram. C’est le socle social au sein de la CMA CGM qui doit être réévalué et harmonisé au sein des différentes entités françaises du groupe ».
Le syndicat attend beaucoup des négociations en cours sur plusieurs sujets. « Ce n’est qu’à travers un socle social fort que la direction pourra stabiliser et motiver ses équipes, afin relever les futurs défis. C’est à la direction de créer les conditions nécessaires au dépassement de soi ».
Adeline Descamps
CMA CGM s'intéresse aussi à la réalité augmentée
Le futur centre de formation et d'innovation de CMA CGM sera livré en 2023