L’année 2023 a été sur courant alternatif et la ligne de crête est étroite pour le jeune établissement portuaire Haropa Port, qui doit stabiliser son (nouveau) modèle économique, trouver ses équilibres, tout en répondant au cahier des charges qui lui a été assigné : devenir un corridor vert décarboné sans perdre les volumes.
Le contexte économique n’a pas de frontières dans le domaine portuaire. Le premier ensemble fluviomaritime créée en France, composé des ports du Havre, de Rouen et de Paris, n’échappe pas à la sanction des marchés : en l’occurrence l’atonie de l’économie mondiale doublée des soubresauts géopolitiques. Dans ce contexte, le directeur général du port, Stéphane Raison, insiste sur la « baisse contenue » et « relativement faible » (-4,5 % par rapport à 2022 ) du trafic global qui ressort à 81,3 Mt.
Conteneur : sous la barre des 3 MEVP
En revanche, le conteneur, indicateur phare du trafic d'un grand port maritime, s'est incliné. Après trois ans de vie partagée, et deux au-dessous de la ligne de flottaison des 3 MEVP, les trois ports de l'axe Seine repassent sous la barre des 3 MEVP avec 2,63 MEVP enregistrés l'an dernier, en retrait de 15 %.
La comparaison avec ses grands voisins du range nord, sur laquelle Haropa a gagné des parts de marché ces dernières années, n'est pas vraiment possible. À ce stade, seul Anvers-Bruges a communiqué sur sa contre-performance dans le conteneur (- 5 % en volume et - 9 % en tonnage).
« Ce recul s’inscrit dans une baisse globale des volumes conteneurisés manutentionnés par les ports du range Nord. Nous avons perdu des transbordements, toujours plus volatils dans des périodes d’irrégularité du trafic [- 31 %, NDLR]. En outre, les grèves du début d’année ont coûté 200 000 EVP et une centaine d’escales », justifie Stéphane Raison.
En dépit d’un volume en baisse, le port a accueilli plus d'escales. « Nous avons enregistré, l’an dernier, encore de nombreux blank sailing. Nous avons cependant récupéré les escales, témoignant de la confiance des armateurs, mais avec des navires moins chargés », précise le dirigeant. Le trafic inland a mieux absorbé le choc bien qu'en repli de 10 %.
En termes de lignes, l’année 2023 a été notamment marquée par le retour du service Sud Asie EX-IO3 (opéré par Hapag Lloyd, ONE, Cosco/OOCL et Yang Ming), de SWX-Eurosal vers l'Amérique latine (Hapag Lloyd, CMA CGM et Cosco) et SPAI-Portugal (feeder) de MSC.
Tarifs en baisse
Signe d’un gain de compétitivité ou de la crainte de voir les services réguliers s’évader, le port de l’axe seine s’offre le luxe de réduire ses tarifs pour les grands navires (plus de 16 000 EVP) en consentant une baisse de 20 % sur les droits de ports.
« Cela fait plusieurs années que les compagnies de ligne jugeaient nos tarifs hors marché. Nous avons travaillé pendant deux ans et demi sur nos équilibres économiques de façon à retrouver de la compétitivité par rapport aux ports européens et à revenir dans la course », justifie Stéphane Raison. « Nous avons aussi augmenté la ristourne aux trafics transbordés pour préserver cette attractivité et harmonisé la politique tarifaire des trois ports en faveur de la filière des vracs liquides », ajoute Kris Danaradjou, directeur général adjoint d'Haropa Port.
Maersk/Hapag-Lloyd : quels impacts pour Haropa ?
Quant au sujet actuellement le plus médiatisé dans la sphère du conteneur – la nouvelle alliance entre Maersk et Hapag-Lloyd à partir de février 2025 –, « il est encore trop tôt pour en déduire quoi que ce soit, évacue Stéphane Raison. Pour l'instant, nous ne sommes ni optimistes ni pessimistes. Nous échangeons avec les armateurs pour évaluer les impacts ».
Dans sa dernière note hebdomadaire, l’analyste Alphaliner, qui a décortiqué le détail de la coopération, en a conclu abruptement qu’Anvers, Le Havre, Gdansk, Göteborg et Aarhus, tous actuellement desservis directement avec des porte-conteneurs de 15 000 à 24 000 EVP des deux armateurs, ne recevront plus d'escales depuis l’Asie. Anvers et Le Havre seraient condamnés à être couverts par transbordement via Tanger Med et/ou Algésiras. À en croire Alphaliner, ce serait donc un manque à gagner de quatre services.
« Les deux opérateurs privilégient plutôt les terminaux sur lesquels ils ont le contrôle. C'est une stratégie unilatérale dans le secteur », rappelle à raison Kris Danaradjou. « Maersk et Hapag-Lloyd n’ont pas de terminaux qu’ils contrôlent directement sur le Havre ». En revanche, ils sont en effet chez eux à Tanger, Algésiras et à Rotterdam.
En attendant, MSC, qui n’a pas besoin de coopérer pour couvrir le monde avec ses 5,6 MEVP de capacités, a « confirmé son milliard d’euros d’investissement au Havre, à commencer par un engagement sur 9 giga-portiques, tous en construction, et dont les quatre premiers pourraient être prêts en juin », rappelle la direction portuaire. Un soulagement perceptible. Le retournement de marché aurait pu être dissuasif pour le leader mondial de la ligne régulière qui a promis de tripler les flux de conteneurs au Havre (à 4,5 MEVP).
Vracs liquides, le retour
La filière des vracs liquides n’avait pas connu cette fortune depuis 2020. Après plusieurs années perturbées par des incidents techniques dans les deux raffineries, celle de TotalEnergies à Gonfreville L'Orcher près du Havre, et celle d'Esso-ExxonMobil à Port-Jérôme-sur-Seine, un retour à une certaine normalité permet d’atteindre les 41,2 Mt. Une gageure car les flux progressent de 5 % alors même que la consommation de produits pétroliers en France s’est infléchie de 2,4 %. Le trafic de GNL (357 000 t) n’est pas encore significatif mais le FSRU Cape Ann (unité flottante de stockage et de regazéification) n'a été mis en service qu'en septembre 2023.
Vracs solides : mauvaise saison pour les céréales
Pour Haropa, les vracs solides se limite à deux gammes de marchandises, le BTP et les céréales. La filière – en recul de 11 % avec un trafic total de 12,7 Mt –, ne peut plus compter sur les trafics générés par les chantiers des Jeux Olympiques.
Les exportations françaises de céréales n’ont pas été exceptionnelles, en recul de 14 %, à 7,3 Mt, après une excellente année en 2022. Mais le rebond spectaculaire du mois de janvier (1,7 Mt) augure de belles perspectives, souligne la direction. Pour rappel, le port de Rouen étant le premier port céréalier européen, Haropa assure la moitié des expéditions nationales de grains.
« Le retrait de la filière résulte également de la forte concurrence de la Russie. La progression des exports d’orge fourragère ne compense que partiellement cette tendance. C’est bien la preuve que la libération des tonnes ne se fait pas de manière uniforme mais est fonction des opérateurs et des ventes à l’étranger », fait valoir Stéphane Raison.
Roulier : 249 000 véhicules manutentionnés
Le trafic roulier recule de 9 % avec un peu plus de 249 000 véhicules. Un résultat en contraste avec le boom des importations de véhicules (électriques) en provenance de Chine. En réalité, explique kris Danaradjou, « ce segment reste très volatil ».
Le décalage apparent avec le marché s’expliquerait par des phénomènes de report d’achat de véhicules neufs, lié notamment à la crise d’approvisionnement en semi-conducteurs en 2021-2022. Pour autant, pour répondre à la demande de l’opérateur CAT Vehicle Logistics (logistique automobile), à l’étroit dans ses m2 à Sandouville (Rouen), la direction portuaire a mobilisé près de 20 ha supplémentaires pour lui aménager de la place, « ce qui augmente la surface de stockage de véhicules le long de l’axe Seine, ce que l’on n’avait pas fait depuis longtemps », se réjouit Stéphane Raison.
Report modal : + 1 point en fluvial
Avec sa part modale à 15 %, Haropa reste loin de ses grands voisins du Nord mais « avec la chatière et le développement des services mulitmodaux et de transport combiné, on devrait atteindre les 20 % aux termes de notre actuel projet stratégique [+ 400 000 EVP d’ici 2030 sur barges ou dans les trains, NDLR]", assure Stéphane Raison, qui a précisément besoin du report modal pour conforter le développement du corridor logistique de l’axe Seine.
En 2023, le report modal a augmenté d’un point pour le fluvial et de 0,2 point pour le ferroviaire au départ du Havre. Cela s’est traduit par l’ouverture de la ligne fluviale Le Havre/Rouen/Longueuil-Sainte Marie/Gennevilliers/Le Havre, opérée par Fluviofeeder Marfret et Le Havre/Bonneuil-sur-Marne pour Hapag Lloyd par Greenmodal.
Les trafics ferroviaires se sont étoffés de plusieurs liaisons assurées par le groupe Combronde, Naviland Cargo tandis que l’offre de Delta Rail à destination de Chalon-sur-Saône a été doublée.
À Gennevilliers, Paris Terminal SA, la filiale du port, a enregistré une hausse des volumes de 1 %, avec un total de 130 895 EVP manutentionnés (dans un contexte de baisse de 15 %).
Deux investissements en cours devraient doper la sortie du tout-route, veulent croire les dirigeants portuaires, plaçant beaucoup d'espoirs dans les développements de MSC pour doper les trafics multimodaux dans les années à venir. À Bruyères-sur-Oise (95), une convention d’occupation temporaire a été signée avec la filiale logistique de l'armateur suisse, Medlog, en vue d’exploiter fin 2024 un terminal intérieur (18 M€ d’investissement) qui connectera Le Havre au nord de la région parisienne.
Le tour de table financier ayant été bouclé (10,3 M€ apportés par SNCF Réseau, État, les régions Centre Val-de-Loire et Normandie), les travaux d’un nouveau terminal rail-route à Orléans vont aussi pouvoir être lancés pour une mise en service planifiée en 2025 avec une capacité de 150 EVP par jour. Il devrait permettre de capter plus de 100 000 EVP de la région d’Orléans, pas couverte à ce jour. Cet investissement s'inscrit aussi dans ceux de MSC qui s'est engagé à développer son trafic avec l’hinterland.
Finances saines
Haropa, qui veut être la tête de pont du port décarboné et réindustrialisé de demain, a les finances apparemment saines. Le chiffre d’affaires est en hausse de 9,8 %, à 416 M€ (225 M€ issus du domanial et 165 M€ des droits de port, deux sources de revenus en augmentation de 10 %). C'est
ce qui lui permet de dégager 210 M€ d’investissements cette année après avoir consenti 126 M€ en 2023 et engrangé un record d’investissements privés de 462 M€.
Dans les années qui viennent, une bonne partie de l’enveloppe sera allouée pour renforcer l’offre multimodale : la « chatière », l’arlésienne havraise de l’accès fluvial à Port 2000 (128 M€ sur plusieurs années), dont les travaux démarrent cette année, ou encore le Port Seine-Métropole Ouest (PSMO) en Île-de-France (122 M€), un nouveau port sur la plaine d’Achères, destiné à accueillir les activités du bâtiment et des travaux publics.
Adeline Descamps
Trois usines d'électro-carburants en développement
« On cherche à modifier l’impact sur l’environnement tout en réindustrialisant », pose Stéphane Raison, trois exemples concrets à l’appui de sa promesse.
Sélectionné à la suite d’un appel à projets lancé par l’autorité portuaire en mars 2022, Engie est à la manœuvre dans dans deux usines visant à développer la production de carburants renouvelables et bas carbone à échelle industrielle, l’une pour l’aviation (KerEAUzen, e-kérosène et hydrogène) en partenariat avec Air France KLM et l’autre pour le maritime avec CMA CGM Salamandre (biométhane). Les deux unités sont appelées à produire plus de 80 000 t de carburants décarbonés. Un engagement financier de l'ordre du milliard d'euros.
Une unité industrielle de production d’hydrogène bas carbone et de carburants de synthèse, développée par le spécialiste Verso Energy, doit par ailleurs voir le jour à Grand-Quevilly dans la Métropole Rouen Normandie. À partir de 2029, elle devrait pouvoir fournir plus de 50 000 t d’hydrogène obtenues par électrolyse de l’eau, pour un investissement de l’ordre de 500 M€. L’usine s’accompagnera d’une unité de production de carburants de synthèse à partir de CO2 capté en vue d’une valorisation ou d’un stockage ultime dans d’anciens champs pétroliers offshore en mer du Nord.
« Nous avons un potentiel d’une trentaine de projets industriels en germe mais nous avions besoin de la labellisation ZAN de nos terrains (« zéro artificialisation nette des sols »).
L'objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN) énoncé dans la loi climat et résilience vise à lutter contre l'étalement urbain incontrôlé et à accélérer la transition écologique. Dans ce cadre, les collectivités territoriales doivent réduire de 50 % leur consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers d'ici 2030 (par rapport à la consommation mesurée entre 2011 et 2020) en réhabilitant par exemple des friches industrielles.
A.D.