À peine arraché, déjà violé. L’accord, qui prévoit la mise en place de « couloirs sécurisés » pour permettre la circulation des vraquiers en mer Noire au départ des ports d’Odessa, Pivdeny et Chornomorsk contre un allégement des entraves au transport de grains et d'engrais russes, n’aura pas tenu 24 heures. Ou du moins, la perspective de faire sortir les céréales du pays sous blocus maritime, qui a nécessité des semaines de négociations avec les Nations unies et la médiation de la Turquie, est compromise par l’attaque le samedi 24 juillet du port d’Odessa, que la Russie a d’abord nié avant de reconnaître des frappes mais dirigées contre « des infrastructures militaires ». Plusieurs missiles Kalibr (multi-rôles) se sont abattus le 23 juillet sur la ville d’Odessa, dont le port est pourtant concerné par l’accord signé par Kiev et Moscou.
Explosion des activités illicites
Ces derniers rebondissements interviennent alors que le vol de céréales par la Russie en Ukraine est de plus en plus probant. La société Windward, qui utilise l’intelligence artificielle pour fournir des données sur le transport maritime et les opérations portuaires, s’est penché sur le phénomène. Sa technologie a mis en évidence l’existence de cinq navires naviguant sous pavillon russe, à l'exception d'un, immatriculé au Belize (Amérique centrale), qui se sont livrés « à des activités obscures » et à des opérations de navire à navire (STS) dans le détroit de Kerch en juin dans le cadre « de ce qui semble être un effort coordonné pour blanchir des céréales volées à l'Ukraine ».
Le procédé est désormais connu. Il a été largement éprouvé pour permettre le transport de brut (notamment iranien et vénézuélien) sous embargo tout en évitant les sanctions. L'une des pratiques consiste à dissimuler l'emplacement des navires, leurs opérations en mer et leurs activités en désactivant temporairement les système d'identification automatique (AIS) du navire. La perte de signal est en principe le fait d’un manque de réception, du mauvais temps ou de considérations légitimes de sécurité, etc.
Hausse de 160 % des activités illicites
La société, qui a comparé la période juillet 2020-juin 2021 à celle de juillet 2021-juin 2022, a constaté une augmentation de 160 % d’activités dites illicites menées en mer Noire par des vraquiers battant pavillon russe ou syrien. Parmi les événements survenus entre juillet 2021 et juin 2022, 73 % ont eu lieu après le début de la guerre. La fréquentation de la zone du Bosphore par des vraquiers a doublé depuis février 2022, passant d’une moyenne mensuelle de 4,75 transits entre juillet 2021 et février 2022 à une dizaine depuis la déclaration de guerre.
L’entreprise a passé en revue tous les navires – marchandises générales et vraquiers –, quel que soit leur pavillon, du 1er mars au 15 juillet 2022. Pas moins de 170 événements ont été recensés impliquant une mise en veille intentionnelle dans la mer d'Azov, et qui ont refait surface ensuite en sortant par le détroit du Bosphore. Dans 85 % de ces cas, la destination était la Syrie. Au cours de la même période l'année dernière, à titre de comparaison, une seule pratique de ce style avait été repérée.
Carte des flux
La carte des flux que l’entreprise a esquissée permet de visualiser les routes empruntées par les navires que l’entreprise n’hésite pas à qualifier de « contrebande », étant entendu comme un acte visant à dissimuler l'origine, le transport et la destination des céréales volées.
L'analyse des itinéraires indiquerait que les céréales passent par les détroits de Kerch et du Bosphore pour être acheminées vers la Syrie et la Turquie principalement.
Sur les cinq navires repérés en juin, le cas du vraquier naviguant sous le pavillon du Belize intrigue particulièrement. Depuis juin, il appartient à une société basée en Turquie. Le 21 mai, le navire a fait escale à Misurata, en Libye, et y est resté neuf jours. Après cette escale, le navire a modifié son tirant d'eau déclaré de 10,1 à 6,2, ce qui pourrait suggérer un déchargement de cargaison. Après cette escale, le navire a interrompu son transpondeur à plusieurs reprises pendant plus de six heures dans la zone du détroit de Kerch.
Le 13 juin, le tirant d'eau de 6,2 a été à nouveau mis à jour à 9,9. Entre temps, le vraquier a fait escale à Metalurji, en Turquie, où il a réactualisé son tirant d'eau à 6,2, ce qui suggère un autre déchargement de la cargaison. Le 19 juillet, il se trouvait en Libye après un énième passage par le détroit de Kerch et plusieurs échanges potentiels de navire à navire. « L'analyse montre que pendant ces temps, où il a collecté des céréales ukrainiennes, il a distribué la cargaison principalement en Turquie et en Libye », indique Windward.
Révision de l’OFAC ?
Faut-il à déjà revoir les lignes directrices de l'OFAC (Office of Foreign Assets Control) sur le transport maritime frauduleux introduites il y a à peine deux ans ?
« Non seulement, les fraudeurs ont continué d'évoluer et de chercher de nouveaux moyens de dissimuler leurs activités illicites, mais la portée des pratiques trompeuses a largement dépassé l'équation initiale "pétroliers bruts + pétrole de contrebande pour éviter les sanctions. Nous assistons aujourd'hui à des rencontres coordonnées impliquant plusieurs navires avec une intention manifeste d'échapper aux restrictions et aux sanctions par la contrebande. Les pratiques concernent désormais tous les navires et tous les types de marchandises », alerte le prestataire de services.
Adeline Descamps