Non, Rodolphe Saadé n’a pas l’intention d’acquérir d’autres géants de 24 000 EVP. Le PDG de CMA CGM l’a assuré au cours d’un échange tenu lors des Assises de l’économie de la mer début novembre alors que les rumeurs du marché lui prêtaient l’intention de vouloir en acquérir quelques exemplaires de plus. Le numéro trois mondial du transport maritime de conteneurs a fini de réceptionner ses neuf premiers titans des mers en 2021. « Les navires de cette taille vont saturer les infrastructures portuaires », a-t-il plaidé, entonnant un air déjà entendu ces dernières années: pourquoi investir dans des navires plus grands si cela suppose d’engager des sommes astronomiques dans les ports? Pourtant, les quelque 50 navires d’une capacité de 21 000 EVP, toutes compagnies confondues, ont bien été construits au cours des cinq dernières années.
« On étudie en revanche les opportunités pour des navires de plus petite taille de 15 000 EVP et au méthanol », a éludé le dirigeant, mentionnant une commande de douze unités, sans préciser s’il s’agissait de discussions préliminaires ou de négociations avancées.
Depuis ces déclarations, les rumeurs du marché sont devenues plus insistantes. Selon les courtiers, l’armateur français serait bien en pourparlers avec le groupe chinois de construction navale CSSC pour la construction de neuf autres porte-conteneurs de 23 112 EVP, propulsés au GNL, les mêmes que les neuf autres titans déjà réceptionnés en 2021.
Fondamentalement, il n’est pas le seul à avoir de l’intérêt pour les plus grands porte-conteneurs actuellement en service. Le carnet de commandes d’Hapag-Lloyd consolide actuellement près de 380 000 EVP, dont douze navires (sur un total de vingt) de 23 660 EVP.
Cosco a fait coup double avec sa commande de douze navires de 24 000 EVP propulsés au méthanol, passée en octobre auprès de Nacks et Dacks, les coentreprises de Cosco et du japonais Kawasaki Heavy Industries.
La commande sera répartie entre CoscoSL et OOCL, sa filiale, à raison de cinq et sept navires, à 239,85 M$ chacun, soit une valeur totale de 2,88 Md$. Les deux chantiers doivent les livrer entre les troisièmes trimestres de 2026 et 2028. Les constructeurs jumeaux ont déjà en commande douze unités de 23 000 EVP pour le groupe Cosco, commandés en mars et novembre 2020 et à propulsion conventionnelle. Une fois réceptionnés, ils seront tous exploités sur la route Asie-Europe, où ils rejoindront les services de ligne à grande capacité de Ocean Alliance dont sont membres les deux filiales du groupe chinois.
La tête de série des douze premières unités, qui portera le nom d’OOCL Spain, a été mis à flot mi-novembre. Elle devrait commencer son service en mars ou avril 2023. Le numéro quatre mondial de la ligne conteneurisée (avec une capacité de 2,87 MEVP) disposera alors d’une flotte de 46 megamax (entre 18 900 et 21 200 EVP) tandis que chez OOCL, six unités de 21 400 EVP sont déjà en service.
Soif de grandeur
Evergreen est un autre fan de la grande taille. Le chantier naval chinois Jiangnan Changxing, filiale du grand groupe de construction navale asiatique CSSC, est en train de lui livrer au pas cadencé les neuf unités de la série inaugurée avec le Ever Alot, qui détient actuellement le record de capacité. Une autre classe, qui a pour tête de série l’Ever Ace, a été attribuée au constructeur sud-coréen Samsung Heavy Industries (SHI). Les six unités, toutes livrées à ce jour, sont en mesure d’embarquer chacune 23 992 EVP. L’ensemble portera à 28 le nombre d’unités de grande taille du transporteur.
Les colosses sont en partie destinés au service NEU6 opéré par Ocean Alliance. La ligne, actuellement assurée avec des 20 000 EVP, est en train de monter en capacité au fur et à mesure des livraisons de Cosco et d’Evergreen.
Aussi imposants soient-ils, les géants d’Evergreen sont déjà talonnés par certains gros-porteurs de MSC. Début novembre, le chantier privé chinois Yangzijiang a mis à l’eau les premiers des six porte-conteneurs de 24 232 EVP qu’il construira pour BoCom Leasing, Seaspan et MSC, à raison de deux chacun. Quand les MSC Irina et Loreto entreront en service en début d’année 2023, ils seront alors les maîtres du monde par leurs dimensions.
Mais avant cela, le MSC Tessa (24 116 EVP), construit par Hudong Zhonghua (CSSC), détiendra temporairement le titre grâce à une capacité accrue de 112 EVP par rapport aux plus grands porte-conteneurs en exercice, les Ever et consorts.
Limites physiques
Mais même les géants de MSC seront sans doute bientôt dépassés. À moins qu’une taille critique ait été atteinte, ce que soutiennent certains armateurs.
Le 24 000 EVP, nouvel étalon du gigantisme, sera-t-il la limite physique soutenable pour ces navires de 399,90 m de long et 61,30 m de large, capables de placer 24 rangées de conteneurs? Le plafond ne tient pas tant aux défis techniques que représente la construction qu’à la logistique de leur exploitation, assurent les ingénieurs qui ne ferment pas la porte: « Il y a de la marge en largeur ». Après tout, ces navires transitent par Suez et Panama (infrastructures dont la taille n’est pas indéfiniment extensible), naviguent dans un Pacifique fort houleux, qui soumet les piles de conteneurs aux roulis paramétriques, et ne peuvent pas accoster partout (seule une poignée de 20 000 EVP ont fait escale dans des ports américains). Les grandes écoutilles sur leurs ponts rendent en outre leur structure globale plus sensible aux torsions. Leurs avaries supposent des moyens de remorquage hors norme dont témoigne la mésaventure de l’Ever Given…
Pour les porte-conteneurs d’une capacité supérieure à 25 000 EVP, les limites de capacités seront aussi celles du modèle économique. A fortiori dans un contexte de révolution énergétique avec des carburants verts qui s’annoncent prohibitifs.