À peine arraché, déjà violé. L’accord signé entre Kiev et Moscou, qui prévoit la mise en place de « couloirs maritimes sécurisés » pour permettre les exportations de céréales en mer Noire au départ des ports d’Odessa, Yuzhnyi et Chornomorsk – trois ports distants de quelques kilomètres – contre un allégement des entraves aux expéditions de grains et d’engrais russes, a connu des débuts pour le moins contrariés. Le 23 juillet, plusieurs missiles de croisière multi-rôles se sont abattus sur la ville d’Odessa, dont deux ont frappé la station de pompage du port, pourtant concernée par l’initiative multilatérale qui avait été paraphée la veille à Istanbul.
Après des semaines de négociations tenues sous l’égide de l’ONU, avec la Turquie en médiation, Kiev et Moscou ont fini par apposer leurs signatures en bas d’un texte censé encadrer l’exportation de céréales, de denrées alimentaires et d’engrais, y compris l’ammoniac. L’instant, qualifié par certains d’« historique », a été mis en scène au palais de Dolmabahçe à Istanbul sous l’égide du président turc Recep Tayyip Erdogan et du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, et en présence des deux belligérants.
Il était très attendu par la communauté internationale. De nombreux pays en voie de développement d’Afrique et du Moyen Orient dépendent pour une très grande part de l’approvisionnement en blé de la mer Noire. La situation aurait déjà précipité 47 millions de personnes dans une situation de famine aiguë. La hausse insoutenable pour ces pays des prix des denrées alimentaires contribue en outre à alimenter un climat politique instable. Dans le cadre de cette initiative, la Russie a signé en outre un protocole d’accord distinct avec l’ONU pour faciliter l’exportation d’engrais russes, d’une valeur de 7,6 Md$ par an.
Opérations débloquées
Lors d’une conférence de presse tenue à Kiev, le ministre ukrainien des infrastructures, Oleksandr Kubrakov, a assuré auprès des médias que les opérations de déminage en cours pourraient permettre la réouverture du port de Chornomorsk, quatrième plus grand port du pays à quelque 30 km d’Odessa, au cours de la dernière semaine de juillet. Puis depuis tous les ports ukrainiens quinze jours plus tard.
Si la frappe du 23 juillet a démontré la fragilité d’un accord, les étapes d’un processus difficile pour s’assurer que les navires puissent opérer en toute sécurité sont enclenchées. La mer Noire est en effet parsemée de mines marines à la dérive et n’est pas à l’abri d’une nouvelle attaque russe. L’accord ne constitue pas en soi une cessation des hostilités dans le nord-ouest de la mer Noire et ne garantit pas davantage que des zones à l’extérieur des ports concernés, concernée par le stockage des céréales ou les lignes d’approvisionnement, fassent l’objet de frappes.
Absence de visibilité
Les analystes en sécurité, comme Dryad, reconnu pour la connaissance du risque maritime, sont extrêmement prudents. En matière de cessez-le-feu accordés puis… repris, Vladimir Poutine a une réputation qui le précède, « donnant d’une main et prenant de l’autre », résume Corey Ranslem, PDG de Dryad Global, qui pointe une éventuelle exploitation de l’accord par Moscou « Dans un tel scénario, la Russie peut se présenter comme opérant de bonne foi dans le cadre des paramètres de l’accord, tout en multipliant simultanément les attaques contre les ports non répertoriés dans toute l’Ukraine ».
Le terrain est mouvant car la situation évolue rapidement. Et il y a encore peu de visibilité sur les mécanismes techniques opérationnels qui ont été convenus, confie au JMM un courtier en attente d’informations pour apporter les garanties et couvertures nécessaires à ses clients.
Les arbitrages entre flux entrants et sortants questionnent notamment. Plus de 20 Mt de céréales sont bloquées depuis l’invasion du pays par la Russie dans les principaux ports selon le syndicat des négociants en céréales du pays (UGA). Un faible volume a pu être réacheminé par route, par voie fluviale et par chemin de fer, depuis les ports voisins, notamment de Constanta en Roumanie, qui a connu ces dernières semaines un incroyable trafic de vraquiers.
Selon les statistiques, qui jouent les grands écarts, il y aurait 80 navires bloqués donc beaucoup chargés, y compris avec des céréales. Le Lloyd’s List Intelligence mentionne pour sa part 26 navires à quai dans les ports ukrainiens concernés par l’accord. Parmi eux, seize vraquiers et six navires de marchandises générales opèrent sous pavillon étranger. Nul ne sait si les départs seront prioritaires sur les arrivées, ce qui serait fort logique.
Or, le conflit sur terre ne peut être séparé de ce qui se passe en mer. « Pour faire sortir davantage de céréales, il faut pouvoir les acheminer vers les ports par la route et le rail et assurer la sécurité des équipages, deux éléments qui restent incertains », souligne Cameron Watson, analyste chez Dryad Global. La plupart des ponts du pays ont été détruits et les lignes ferroviaires sont endommagées. Or une bonne partie de la grande plaine céréalière se situe au nord-est de l’Ukraine. Il faut enjamber le Dniepr mais les jonctions entre les deux rives n’existent plus. La pénurie de marins, actuellement mobilisés par le service militaire dans le conflit, est par ailleurs évoquée.
Escortes et coordination
La « Black sea grain Initiative » prévoit que des navires ukrainiens (pilotines) escortent les vraquiers à l’entrée et à la sortie des eaux portuaires. Les parties prenantes se sont engagées à ne pas attaquer ou mettre en danger les navires marchands durant les opérations prévues. Il revient à Kiev et à Moscou de créer un environnement sécure autour des trois ports concernés. Ankara inspectera les navires pour apaiser les craintes russes de contrebande d’armes. L’accord restera en vigueur pendant 120 jours à compter de la date de signature et sera tacitement prorogé, sauf dénonciation par l’un des contractants.
Un centre de coordination conjoint (Joint Coordination Centre en anglais, JCC) sera établi à Istanbul dont la composition comprend des représentants de l’Ukraine, de la Turquie, de la Russie et de l’ONU.
Les navires marchands devront être préalablement enregistrés auprès de ce centre de commandement, qui s’assurera de leurs chargements et de l’identité des équipages. Le JCC télésurveillera les navires pendant toute la durée de leur passage dans le corridor sécurisé. Son organisation et ses fonctions n’étaient pas encore formalisées dans une documentation fin juillet.
60 Mt exportables
Toutes les activités dans les eaux territoriales ukrainiennes seront sous l’autorité et la responsabilité de l’Ukraine. Si un déminage est nécessaire, seul un dragueur de mines d’un autre pays, agréé par toutes les parties, sera habilité. En cas d’activités suspectes, de non-respect des règles de l’opération ou d’urgence à bord d’un navire en transit, l’assistance nécessaire sera fournie à l’équipage, en fonction de l’endroit et sur demande d’un membre du JCC.
Selon le conseiller économique de Volodymyr Zelensky, Oleg Ustenko, dans une déclaration à la télévision ukrainienne, son pays est en mesure d’exporter 60 Mt de céréales au cours des prochains mois mais pas si le fonctionnement des ports était perturbé.
« Le succès ou l’échec de l’accord peut par ailleurs déterminer les possibilités de nouvelles escalades du conflit. Même s’il y a de bonnes raisons pour que la Russie agisse strictement dans les limites de son accord et veille à ce que les terminaux céréaliers et les navires ne soient pas visés, ce conflit a démontré à plusieurs reprises l’importance de ne jamais supposer que la Russie se comportera dans les limites de la raison », conclut Dryad.